Hendrik Sturm, l’infatigable marcheur-sculpteur d’espace

La carte n’est pas un objet unique. Elle existe sous de multiples formes : cartes militaires, topographiques, thématiques, artistiques. Elle n’implique pas non plus une pratique homogène. « On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou comme une médiation » écrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux [4].

Même si la liste est loin d’être exhaustive, on comprend qu’on ne peut parler du lecteur de carte comme d’un acteur au singulier tant il peut recouvrir de visages différents. Hendrik Sturm, artiste-promeneur, utilise des cartes topographiques de l’Institut géographique national (IGN) durant ses balades d’une façon bien particulière. Dans l’intervalle du passage de la carte au réel se nichent des énigmes, des curiosités que l’artiste éclaire, informe par ses passages successifs, ses allées et venues entre les informateurs (habitants, scientifiques, etc.), les cartes et documents anciens ou actuels et le terrain. Ici, la carte est au cœur d’une approche de l’espace d’une manière tout à fait paradoxale, où elle semble moins renvoyer à un objet physique qu’à une pratique.

À l’affût des traces

Artiste-promeneur, Hendrik Sturm est fasciné par « le paysage en mouvement » [5], par la manière dont il se révèle au cours de la marche. Nous l’avons suivi au cours d’une promenade dans le bois de Vincennes organisée par le théâtre de l’Aquarium à l’occasion de la pièce Les Arpenteurs, mise en scène par Stéphane Olry. Il nous a fait suivre un itinéraire finement élaboré dont le cheminement était pensé comme un compte-rendu des nombreuses déambulations qu’il avait préalablement pratiquées pendant trois mois dans le parc. « J’accorde une priorité à l’espace » explique-t-il, « j’essaye de tout capter ». Le déroulement de la promenade témoigne d’une sensibilité particulière à l’approche des lieux : une conduite à l’affût des traces, des indices témoignant de la vie passée mais aussi contemporaine du bois. À plusieurs reprises, il invite le groupe à ralentir, à s’arrêter, dans les broussailles ou en dehors du chemin sur ces lieux qui comportent ces traces et nous donne ensuite des clefs pour les déchiffrer, les instruire [6].

« D’un œil les bulgares, de l’autre les sportifs ! »

Hendrik Sturm commence par reconnaître au bois une vocation spatiale fondamentalement polymorphe, induite par les pratiques très hétérogènes du lieu. Lieu de promenade en famille, de drague, de conservation des archives cartographiques au château, repère des sans-logis abrités dans des cabanes de fortune, base du club olympique, déversoir du sable de Paris Plages et carrefour pour tronçonner les arbres tombés pendant la tempête de décembre 1999, ce parc accueille des usages pluriels. Pour Hendrik Sturm, le bois de Vincennes est un emboîtement d’espaces possibles où les SDF bulgares côtoient les médaillés olympiques, un enchâssement d’espaces de vie : « D’un œil les bulgares, de l’autre les sportifs ! » dit-il.

Nous marchons sur un sentier à peine visible sous l’épais tapis de feuilles. La promenade est rythmée par le franchissement de grilles. On entre avec autorisation dans un secteur ouvert aux sportifs et fermé au public. Après avoir suivi un muret, nous pénétrons dans une petite cave. L’artiste nous révèle que les impacts de balles sur le mur à l’intérieur sont le fait des entraînements militaires opérant à la Cartoucherie jusque dans les années 1970, les décennies suivantes ayant laissé place à un ensemble théâtral notamment connu pour les représentations de la metteure en scène Ariane Mnouchkine.

La marche permet ainsi de chercher les indices d’une vie passée ou les marques des pratiques contemporaines. Cette promenade nous rappelle que l’espace est « un palimpseste » pour reprendre la métaphore d’André Corboz [7]. Le paysage est une superposition de strates qui témoignent des usages successifs des lieux. Tout au long de la balade, Hendrik Sturm informe les traces du passé comme celles du présent…

BARDUSEK 1940-1942 WIEN-PARIS

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Cartoucherie a été utilisée par l’occupant comme prison. On peut y lire une inscription probablement écrite par un soldat autrichien. Hendrik Sturm nous explique qu’il mène des recherches pour contacter la famille de cet homme, afin d’en apprendre davantage sur sa présence ici. Sa démarche pourrait rejoindre celle d’un historien qui prospecte très activement pour interpréter les traces découvertes.

Hendrik Sturm fait aussi la lumière sur les traces du présent. Il se questionne par exemple au sujet des petits tas de détritus rassemblés devant une grille. Ayant d’abord pensé à la présence de pique-niqueurs sauvages, il a surpris un jour « le coupable » sur le fait : un renard construisant invariablement de petits amas d’ordures au même endroit et dont il suivait le parcours depuis quelques temps. Dans le film La Galerie de la mer, consacré à une promenade d’Hendrik Sturm pour approcher l’immense tunnel marseillais reliant les mines de Gardanne au port de Marseille, il explique : « Par éthique, je ne crée pas de nouveaux passages, je marche toujours dans les pas de quelqu’un d’autre. De temps en temps j’arrive à le rencontrer, à sentir qui c’était, mais souvent je ne sais pas qui l’a produit. » [8]

Marcher, expérimenter l’écart entre le réel et la carte

Ici, la carte IGN est une porte d’entrée dans le paysage. Étudiée avant le déplacement afin d’anticiper le trajet, Hendrik Sturm la consulte aussi tout au long de la promenade ; pas seulement pour se repérer mais dans l’objectif d’une observation scrupuleuse. Le regard entre la carte et le paysage est à l’affût des imprécisions cartographiques, des incohérences entre le territoire qu’il est en train d’arpenter et le document qu’il a entre les mains. La carte est donc à l’origine du mouvement, elle enclenche la marche. Parfois, il superpose cartes anciennes et cartes actuelles pour comprendre l’évolution des lieux. C’est bien cet intervalle entre la carte et l’espace qu’elle représente que l’artiste explore au cours de ses marches.

Mais il faut bien dire que ce défaut d’inadéquation avec la réalité est inhérent à toute carte. Comme l’ont si bien montré les historiens de la cartographie Christian Jacob et Brian Harley, la carte est avant tout un document parcellaire et inexact par nature, un truchement de la réalité [9]. Loin d’être un double mimétique, la carte IGN manque par exemple les évolutions rapides des paysages malgré ses mises à jour fréquentes, oublie certains lieux de temps à autre (les friches, ces espaces non fonctionnels de la ville, sont souvent matérialisées sous forme de « blancs » sur la carte [10]), et tait les données phénoménologiques du lieu. Lors des mises à jour de la carte IGN, le cartographe fait aussi disparaître certains lieux qui n’existent plus mais dont le paysage, lui, garde encore les traces comme un palimpseste. Hendrik Sturm rencontre fréquemment des historiens, géographes, anthropologues, archéologues, travailleurs sociaux, fermiers. Il échange avec eux sur l’interprétation des traces qu’il a observées.

L’approche du terrain se fait donc comme un va-et-vient du terrain aux documents.
Il tente, à partir des traces, de produire une forme de connaissance différente du savoir scientifique classique. Le cartographe de l’IGN détient une forme de savoir sur l’espace qu’il cartographie, le relief, les géolocalisations très précises, la végétation, le bâti, etc. L’artiste, lui, construit un autre type de savoir sur l’espace : une connaissance vernaculaire [11] dont la marche est le processus de production. Dans le bois de Vincennes, d’innombrables morceaux de porcelaine sont entassés dans un recoin de grillage, ce sont les traces d’un dépotoir d’une manufacture de porcelaine du XIXe qui a disparu de la carte. Pourtant les traces sur les lieux sont encore bien présentes. Charge à l’artiste-promeneur de les faire réémerger à l’image d’un modelage.

Marcher, sculpter

« Je suis sculpteur de formation, j’ai toujours aimé marcher. Il y a dix ans, j’ai compris que la marche était une forme de sculpture du paysage » déclare Hendrik Sturm. Ce mode de sculpture semble être apparenté au processus cartographique. L’artiste utilise un logiciel de type GPS employé par les parapentistes qui enregistre les données de localisation adjointes aux données relatives à la hauteur et à la vitesse du parcours. Utilisé par Hendrik Sturm pour examiner a posteriori son parcours, il rend possible un questionnement réflexif sur les endroits qui l’ont attiré, ceux qu’il a seulement traversés rapidement, les lieux où il a ralenti le pas. Cette carte matérialise un parcours formé de petits pas qui reviennent sans cesse sur eux-mêmes. Il s’agit donc d’une marche qui ne fait pas que traverser le paysage, mais qui le performe, une marche qui construit une image de l’espace traversé. C’est toute la différence entre l’itinéraire et la carte. Comme l’explique Jean-Marc Besse dans l’éditorial des Carnets du paysage n° 13-14, Comme une danse, il faut distinguer deux niveaux de lecture du mouvement : « [Le mouvement] est produit, aussi bien sur le plan de la réalité effective que sur le plan de la perception. […] C’est le sens de la distinction entre carte et itinéraire. » L’art de la promenade selon Hendrik Sturm se présente comme une forme de sculpture où l’œuvre naît d’un acte cartographique parce que l’itinéraire effectif dans le bois de Vincennes est construit sur une perception de l’espace. Comme l’acte cartographique, la marche est un acte cognitif avec la production de savoir vernaculaire comme nous l’avons montré plus haut. Comme toute élaboration de connaissance, la carte naît aussi d’un acte créatif. Le parcours donnait à voir une certaine image du parc de Vincennes. C’est une vision partielle et partiale de la réalité qui résulte d’une sélection de lieux comme dans la production d’une carte. La carte donne à voir une image du monde qui n’est pas neutre :

Matérialisation et construction d’une image de l’espace : dans l’esprit tout d’abord du cartographe et de la société à laquelle il appartient. La carte véhicule des savoirs sur le monde […]. La carte n’est jamais un objet isolé, indépendant d’une volonté de communication, de transmission du savoir, d’un projet sémiotique au sens large. [12]

On retrouve une démarche similaire à celle du collectif Stalker qui a arpenté en 1995 les espaces oubliés, les friches de la ville de Rome nommés « Territoires actuels ». La marche se manifeste ici comme une sculpture de l’espace, c’est un acte créatif. Finalement, cette démarche est véritablement une sculpture de l’espace à travers un processus d’invention pour reprendre l’idée que développe Thierry Davila dans Marcher, Créer. Le sens archéologique et le sens étymologique sont reliés : on fait l’inventaire du territoire, et on le produit aussi. Les territoires sont « exhumés et créés dans un même mouvement » [13].

En définitive, la carte prend une place considérable dans le processus artistique d’Hendrik Sturm, de manière complexe, mais l’intérêt pour la carte dans ce processus artistique n’est en fait pas centré sur la carte comme objet. Il ne s’agit pas de produire une image matérielle de l’espace traversé. « Je préfère décrire un parcours, des passages bizarres, forts, que de rendre ça de nouveau abstrait. Je ne suis pas encore capable de proposer l’image synthétique du territoire urbain marseillais » [14] déclare l’artiste. La marche est l’œuvre et cette œuvre fait carte.

D’origine allemande, Hendrik Sturm vit à Marseille depuis 1994. Après une thèse en neurobiologie et une formation de sculpteur à l’école des Beaux-Arts de Düsseldorf, il est aujourd’hui artiste-promeneur. Fasciné par la ville de Marseille où il se promène souvent, il arpente aussi d’autres villes et campagnes. Il enseigne actuellement à l’école des Beaux-Arts de Toulon.

[1DELEUZE (Gilles) et GUATTARI (Félix), Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, éditions de Minuit, 1980, p. 20.

[2DELEUZE (Gilles) et GUATTARI (Félix), Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, éditions de Minuit, 1980, p. 20.

[3DELEUZE (Gilles) et GUATTARI (Félix), Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, éditions de Minuit, 1980, p. 20.

[4DELEUZE (Gilles) et GUATTARI (Félix), Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, éditions de Minuit, 1980, p. 20.

[5Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Marc Desportes : DESPORTES (Marc), Paysages en mouvement : transports et perception de l’espace : XVIIIe-xxe siècle, Gallimard, Paris, 2005.

[6Voir l’interview d’Hendrik Sturm donnée à la revue Wildproject : http://wildproject.fr/revue/galerie....

[7CORBOZ (André), Le Territoire comme palimpseste et autres essais, éditions de l’Imprimeur, Besançon, 2001.

[8In VAN CUTSEM (Philippe), La Galerie de la mer, couleur, 61 mn, 2007

[9HARLEY (Brian), Le Pouvoir des cartes : Brian Harley et la cartographie, textes édités par Peter Gould et Antoine Bailly, Anthropos, Paris, 1995. JACOB (Christian), L’Empire des cartes : approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Albin Michel, Paris, 1992.

[10Voir l’ouvrage de Philippe Vasset, Un livre blanc : récit avec cartes, Fayard, Paris, 2007.

[11Ce sont des « savoirs populaires, traditionnels, autochtones, endogènes, savoirs locaux, quotidiens, savoirs ordinaires, toutes ces expressions, en dépit de leur diversité, recouvrent le même champ : celui des savoirs considérés comme non scientifiques. […] Les savoirs géographiques vernaculaires sont un engagement de tous les sens, ce qui les fonde dans une expérience ontologique de l’espace et du milieu. » COLLIGNON (Béatrice), « Savoirs vernaculaires », Hypergéo, 2005, http://www.hypergeo.eu/spip.php?art....

[12JACOB (Christian), L’Empire des cartes : approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Albin Michel, Paris, 1992, p. 136-138.

[13DAVILA (Thierry), Marcher, Créer : déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, éditions du Regard, Paris, p. 138.

[14LANASPEZE (Baptiste), Marseille : énergies et frustrations, éditions Autrement, 2006.

Texte : creative commons, Illustrations : © Élise Olmedo.

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