« Design » est un mot qui depuis quelques temps fait partie du vocabulaire de tout le monde ou presque, le genre de signifiant qui imprègne l’air du temps, d’une époque qu’on se retiendra de qualifier un peu trop précipitamment de « post-moderne » pour se contenter de dire que le design, le mot et les choses qu’il est censé recouvrir, a à voir avec ce qu’on appelle depuis la situation d’extrême lucidité d’un poète comme Baudelaire, « la modernité ».
L’usage exponentiel du terme ainsi que la prolifération des produits estampillés à tort ou à raison sous ce label accompagnent l’ordinaire de nos existences de consommateur ou, pour le dire d’une façon moins marquée, accompagnent l’usage que nous faisons du monde. Qui n’a pas chez lui, dans son intérieur comme on dit encore parfois, sur lui-même, à même son corps ou dans sa poche, d’ailleurs elle aussi désignée à cet effet, une chose relevant du design ? Et qui n’a pas plus d’une fois entendu ou prononcé cette locution qui touche autant à la candeur qu’au ridicule : « c’est design » ?
À présenter ainsi les choses, on pourrait croire que le design a envahi nos vies, c’est-à-dire nos dires et nos pratiques, comme si ce drôle de phénomène que le vocable anglais rend à la fois familier et un brin dépaysant était tapi dans tous les recoins du quotidien, de la brosse à dents à la maison ou à l’appartement en passant par le vêtement, pour ne rien dire de toute la batterie des produits issus de la révolution numérique. Dire ainsi les choses, c’est assurément verser dans l’exagération ; et puis sous-entendre que le design serait partout revient à affirmer qu’il n’est finalement nulle part. Le design serait-il en train de nous échapper, serait-il en train de glisser sur la ligne de fuite de nos conversations et de nos compulsions consuméristes ?
À ce titre, on pourrait bien dire du design ce que P. Valéry disait jadis de la liberté, à savoir que c’est « un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent. »
Paradoxe peut-être fécond : plus on parlerait du design voire plus on en ferait ou croirait en faire et moins on aurait de chance de toucher à ce qu’est vraiment le design. Ce dernier, de familier qu’il nous paraissait il y a encore un instant, serait bien en train de tendre vers une position d’étrangeté, une étrangeté certes pas nécessairement inquiétante mais en tout cas suffisamment troublante pour qu’on se demande de quoi il s’agit avec le design. De quoi le design serait-il le nom ? Ou, plus sobrement, de quoi est-il question dans le design ? Ou encore de façon résolument familière : c’est quoi le design ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Que font-ils au juste les gens dont c’est le métier et que veut dire la kyrielle de celles et ceux qui en parlent de diverses manières ?
Aventure conceptuelle
Ces questions concernent au moins trois instances : les praticiens du design, les théoriciens du design et, « last but not least », ceux que Lacan aurait appelés non sans une pointe de mépris larvé, les « astudés » du design, soit tout ceux (ou plutôt toutes « celles » car il s’agit majoritairement de jeunes filles ou jeunes femmes — ce qui soit dit en passant gagnerait à être en soi interrogé) qui font des études dans le design, sans omettre bien sûr celles et ceux qui ont fonction de cet enseignement.
Il se trouve que l’institution scolaire française a rendu possible l’heureuse et légitime rencontre entre le design et la philosophie.
Au reste, il y aurait beaucoup à dire sur ce qui présidât à cette interdisciplinarité et sur les raisons profondes qui permettent que designers en herbe et apprentis philosophes parviennent à se contaminer par le meilleur. Pour notre part et pour l’heure, nous nous contenterons de remarquer que nos deux disciplines sont pour ainsi dire « tout terrain » ou qu’elles n’ont pas de territoire fixe a priori assigné, ce sont deux façons d’être au monde en général et à l’enseignement en particulier qui impliquent d’avoir un goût établi pour l’aventure conceptuelle, ce qui suppose que nos identités respectives ne soient jamais vraiment assurées d’elles-mêmes, cet inconfort constitutif faisant à la fois notre force et notre essentielle fragilité.
Cette pas si vieille chose qu’on appelle un livre
Alors quand on s’intéresse au design, et cette fois que ce soit en spécialiste ou en amateur, il arrive toujours un moment où on veut savoir de quoi il retourne en cette affaire, et pour satisfaire à cette juste exigence, il n’est pas encore devenu complètement inutile d’avoir sous la main cette pas si vieille chose qu’on appelle un livre, un ouvrage qui enfin fasse le point sur la question ou, tout au moins, qui nous permette d’y voir un peu plus clair dans ce que nous faisons et disons quand de design il est question dans notre vie. Cet éclairage est l’un des bénéfices manifestes procurés par la lecture du dernier travail de Pierre-Damien Huyghe qui poursuit ce faisant un chemin de pensée entamé avec Art et industrie. Philosophie du Bauhaus, ouvrage quasiment pionnier qui allait frayer la voie à d’autres études touchant de plus ou moins près le design.
L’opus qui présentement retient notre attention s’intitule significativement À quoi tient le design, sans point d’interrogation, la précision est d’importance, elle mériterait bien sûr pour elle seule un long commentaire, et nous aurons à revenir sur ce choix. Si le titre d’un livre se doit d’être particulièrement soigné, autrement dit bien pensé, c’est qu’idéalement le titre — que ce soit pour un livre ou pour tout autre production de l’esprit — enveloppe dans sa lettre les enjeux de ce microcosme qu’est un livre dont tous les chapitres déplient les multiples dimensions.
À quoi tient le design est un livre attendu dans tous les sens du terme « attendu ». Il existe bien sûr en langue française des travaux qui s’intéressent au design, des productions livresques d’inspiration philosophique ou autre dont le bien fondé n’est pas toujours évident, car si le design fait parler il fait aussi pas mal écrire et parfois, hélas, pour ne pas dire grand chose. Alors on peut se dire qu’enfin voilà un livre qui va faire vraiment le point sur la question, enfin un travail dont la pertinence conceptuelle ne laissera pas à désirer.
Ce livre, qui représente l’aboutissement de nombreuses années de recherches et d’enseignements mêlés, devait, pour le moins, remplir pleinement une promesse philosophique qui peut tenir en trois points : 1) un questionnement rigoureux qui ne sacrifie pas à une forme de mièvrerie philosophique, de celle qui rassure et berce au lieu d’éveiller et même, pourquoi pas ?, d’inquiéter le lecteur 2) de patientes analyses conceptuelles qui débouchent sur un engagement en terme de thèses fortes assumées sans compromis 3) enfin, et cela n’est pas un luxe, une qualité d’écriture qui conjugue, un peu comme c’était le cas chez nos classiques, l’élégance du phrasé, la clarté d’exposition de la pensé avec une absence de concession quant à la profondeur conceptuelle, sans pour autant renoncer, quand cela s’avère absolument nécessaire, à des formulations qui requièrent une attention accrue de la part du lecteur.
Autant le dire tout de go, sur tous ces points, le lecteur ne sera pas déçu.
À quoi tient le design offre une ample synthèse des problématiques afférentes au design telles que Pierre-Damien Huyghe les aborde depuis quelques temps : des positions théoriques consistantes sont avancées, le tout dans une langue qui se tient à égale distance du salmigondis et du prêt-à-penser ou du prêt-à-lire. Si le terme ne faisait si peur aujourd’hui, on aimerait dire qu’il s’agit d’un "livre-somme" qui permettra à l’étudiant, à l’enseignant et à l’honnête homme de voir un peu mieux de quoi il retourne avec cette affaire de design. Mais parler d’une somme laisserait faussement entendre qu’on tient là un propos définitif qui clôt les questions à la manière dogmatique ; comme si pour avoir une juste entente du design sous l’angle de la philosophie, il n’y avait plus qu’à se reporter à cette référence bêtement portée à l’absolu pour y trouver la réponse à la question qu’on se pose ; une suspecte bible de philosophie sur le design en quelque sorte.
Saine inquiétude
Or si le livre s’accommode d’une quelconque autorité, ce n’est pas en ce qu’il neutraliserait les problèmes en les réglant une fois pour toute. Certes, il convient de le répéter, ce livre ne verse jamais dans la complaisance conceptuelle — expression qui frise la « contradictio in adejecto » —, l’engagement de l’auteur y est manifeste, mais le même auteur sait aussi faire place à la saine inquiétude qu’on évoquait plus haut, celle qui maintient vive la pensée en l’ouvrant à la reprise, à sa relance inventive dans la discussion raisonnée. Aussi, si À quoi tient le design ne peut s’identifier à un « terminus ad quem », cela vient autant de sa forme que de son esprit, cela vient, c’est le cas de le dire, de sa conception ou de son design, d’où un surprenant accord de la forme et du fond, de la chose et des mots, accord sur lequel il importe de s’arrêter un instant.
À l’évidence, ce n’est pas un livre de philosophie tout à fait comme les autres, en ce sens qu’il invite le lecteur à un mode de lecture qui ne sacrifie pas, qui ne sacrifie plus exclusivement au mode linéaire habituel. Il s’agit par conséquent d’un objet fibreux, massif et raffiné, animé d’un mouvement de percolation parallèle à sa facture plus convenue à laquelle il n’est pas fait adieux ; tout se passe comme si le livre ne nous imposait pas une seule et unique modalité de lecture mais au moins deux.
C’est ainsi un livre qui « laisse vraiment » le choix, une sorte d’objet pour la liberté en quelque sorte, et non seulement la liberté de lire.
Comme l’écrit l’auteur : « certes la composition linéaire n’est pas abandonnée. Pour autant, elle n’est pas imposée. » C’est un livre de philosophie du design qui commence par une réflexion sur ce qu’est lire aujourd’hui et qui, dans ces conditions, tient compte des dispositifs de lecture plus ou moins nouveaux en usage à l’heure où le milieu numérique dans lequel nous baignons redistribue autrement les manières de se rapporter à un texte ou plutôt à du texte, à quelque chose comme du texte. Dans cette perspective, avec À quoi tient le design, nous n’avons plus exactement affaire à un livre mais à « un ensemble de textes qui regarde a priori les évolutions actuelles comme une chance ».
Il s’agit en quelque sorte d’un livre borgésien qui doit s’appréhender comme un « jardin aux sentiers qui bifurquent », un livre dans lequel il faut prendre le beau et délicieux risque de se promener en étant certes attentif — c’est un minimum — mais encore, en étant en l’occurrence disponible à tout ce qui suggère la prolifération du sens, sa reprise à un autre endroit du même livre, son renvoi pour d’autres stimulantes bifurcations. Ainsi que le confesse volontiers l’auteur, son dernier livre représente une tentative qui invite à « une lecture numérique, sans le numérique. » Et le tour de force du côté auteur et concepteur d’une telle chose, c’est de permettre au lecteur d’évoluer dans un espace constitué d’échos conceptuels sans jamais s’y perdre.
Avec le design
À aucun moment de la lecture on ne doute qu’il s’agit bien d’une matière textuelle de part en part à la fois traversée et portée par un focus de questions aussi essentielles que connexes touchant ce que nous essayons de faire lorsque nous faisons de la philosophie non par sur le design mais avec lui, cet « avec », ce partenariat singulier n’excluant pas les points de tangence voire de divergence qui nous préservent d’une harmonie un peu trop vite établie portant en germe la sclérose de nos disciplines respectives. C’est qu’il est parfois nécessaire de faire de la philosophie contre le design, tantôt tout contre le design, ajointée à lui et comme collée à lui mais jamais fondue en lui ; tantôt en objectant au design ou, tout du moins, à un certain design des arguments qui en font une sorte d’adversaire digne d’être combattu, si tant est que, comme l’affirme non sans malice Pierre-Damien Huyghe :
« Tout ce qui pousse au nom du design n’est pas nécessairement bon à prendre. »
De tout cela, soit des diverses modalités de notre commerce avec le design, il est aussi question dans ce drôle de livre. Mais ce qui fait la marque significative de ce travail, c’est bien sûr son traitement philosophique de problèmes spécifiques au design. On en mentionnera quelques uns, presque donnés tels quels au hasard : le rapport non-évident entre l’art et l’industrie, la question très ouverte de la responsabilité du designer, les rapports plus complexes qu’il n’y paraît entre forme et fonction, la question de savoir si la catégorie « d’usager » convient bien à notre rapport au design, etc. Ceux-ci sont abordés avec un appareil conceptuel principalement emprunté à une remarquable tradition qui va d’Aristote à Walter Benjamin en passant par des auteurs comme Diderot ou l’incontournable Rousseau, ce grand provocateur de la pensée (pour ne pas parler de l’opiniâtre lecture des propos tenus par les designers aux-mêmes, au premier rang desquels il faut au moins citer Lazlo Moholy-Nagy, Frank Lloyd Wright ou Louis Sullivan).
Ce n’est pas que Pierre-Damien Huyghe bouderait nos contemporains, il sait faire grand cas, si la chose même le requiert, par exemple, de tel opus de Giorgio Agamben, des travaux de Bernard Stiegler ou d’auteurs moins prisés voire moins connus des philosophes comme l’historien Siegfried Giedion dont le livre La mécanisation au pouvoir représente un jalon décisif pour qui veut comprendre le monde dans lequel nous sommes désormais.
Toutefois, preuve est donnée que, si l’on en doutait encore, pour faire de la bonne philosophie appliquée, point n’est besoin de priser les auteurs à paillettes, une lecture inspirée revisitant son Aristote peut parfois amplement suffire à produire de la consistance conceptuelle.
En procédant de la sorte, c’est-à-dire en relisant ce qu’il faut bien appeler « les grands auteurs » pour y trouver la matière philosophique suffisante à penser le design, Pierre-Damien Huyghe non seulement montre une fois de plus que les forces vives d’un certain classicisme philosophique n’ont rien perdu de leur actualité (au sens aristotélicien du mot) et qu’en outre, par là même, cet usage alerte de la tradition reste le meilleur moyen pour éclairer tous les champs de ce qu’il n’y a pas si longtemps on appelait encore « les arts appliqués » : architecture, objet, textile, univers numérique, graphisme, urbanisme, industrie et marketing, etc., tout ce qui concerne au premier chef ou secondairement le design est digne de la plus scrupuleuse attention.
Chemin faisant, l’auteur procède à une mise au concept de notions ou de couples notionnels originaux tels que : conduite/comportement, vif/vital, « fierté esthétique » (le genre de concept qui donne immédiatement envie d’en savoir davantage à son sujet), attitude, milieu technique, appareil/instrument, apparence et paraître. En travaillant ainsi la langue, ce sont aussi des concepts plus marqués par la tradition que l’auteur entreprend de penser aux frais de ce qu’exige notre époque. Qu’on s’arrête à cet égard sur ce qu’il écrit du politique, de l’économie, de la croyance, de la liberté, de concepts techniquement délicats comme « possible », « forme », « modalité » ou encore « générosité », sans bien sûr négliger ce qu’il en est de l’esthétique, de la technique ou de l’art. On fera cependant une mention toute particulière aux analyses qui touchent à la question du temps, cette croix de la philosophie, surtout dans un ensemble de textes qui a priori, étant donné leur sujet, devraient accorder une place plus insigne aux questions d’espace ; non pas évidemment que la spatialité soit traitée cavalièrement, loin s’en faut, mais il convient vraiment de méditer ce qui y est pensé concernant notre être-pour-le-temps, principalement la façon dont l’auteur fait un sort conceptuel à ce qu’on appelle le « rythme ».
En lisant À quoi tient le design, on pensera plus d’une fois à la célèbre injonction de Spinoza qu’on trouve au § 4 du chapitre I du Traité politique, et qui nous enjoint « à ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie ».
Être-au-monde
On décèle d’emblée chez Pierre-Damien Huyghe, dans le ton qui est le sien, une sobre neutralité qui peut aller parfois — en fait très rarement mais assurément — jusqu’à frôler l’austérité, ce qui lui évite de verser dans l’ingénuité qu’on peut observer dans certaines lectures dites philosophiques du design aujourd’hui. Cette neutralisation des affects aveuglants trouve cependant sa limite dans une forme de joie, elle aussi tout en mesure, une joie qu’on dirait parcimonieuse, assez spinoziste elle aussi en son fond, qui indique comme un amour pour l’objet pris en considération et même au-delà de cet objet — le design —, une sorte de gratitude conquise à l’égard du monde tel qu’il nous apparaît, avec toujours cette exigence tout autant théorique que pratique pour « faire place » à « une autre solution, une autre façon de consister et d’être vifs. »
Car en philosophant non pas exactement sur le design mais bien, comme on l’a dit, « avec lui » voire contre lui, en pratiquant ce juste réglage en quoi consiste le travail théorique, Pierre-Damien Huyghe ne nous éveille pas seulement aux grandes questions du design d’hier et d’aujourd’hui (ce qui de toute évidence est déjà beaucoup), il décille de surcroît nos yeux sur rien moins que le monde ambiant dans lequel au quotidien nous vivons. S’interroger au sujet de telle paroi de verre, réfléchir à la sémantique des logos, des tags et des graffs, porter son attention à tel objet ménager (ainsi, le grille-pain ou l’appareil photos), et on en passe, qu’est-ce faire finalement, si ce n’est s’engager en philosophe dans ce qui fait un aspect essentiel du réel pour nous aujourd’hui ?
« S’engager en philosophe » veut dire ici retrouver par les chemins de traverse du design des interrogations qui tendanciellement concernent tout le monde, ainsi celle qui demande ce qu’est adopter une conduite digne aujourd’hui quand beaucoup est fait pour précipiter la chute du cours de la dignité humaine.
Quelle forme d’urbanité pour nous à l’âge de l’accélération et du tout signifiant ? Que faire du principe de précaution quand, via Aristote, on s’aperçoit que la prudence vaut mieux que ladite précaution ? Ou, plus classiquement encore, qu’est-ce qu’être un sujet, qu’est-ce qu’exister en sujet à l’heure où nos fibres nerveuses trempent ordinairement dans un bain de sollicitations sémiotiques qui électrisent autant nos corps que le fond de notre psyché ? Voilà le genre de questions dont, pour certaines, les attendus sont franchement métaphysiques, qui, à travers les noces du design et de la philosophie, ne peuvent manquer d’interpeller tous les citoyens-consommateurs de notre planète non encore anesthésiés ou en état d’hyperesthésie mais simplement esthétiquement disposés au monde.
N’avons-nous pas tous à nous loger, à nous vêtir, à utiliser au moins un appareil électronique ? Chacun d’entre nous n’emprunte-t-il pas les autoroutes, voit à défaut de les observer des panneaux routiers, déambule dans des espaces urbains saturés de signes ? Bref, personne ne peut passer au-dessus de son époque et, dans ces conditions, une philosophie du design n’est pas qu’une branche spécialisée et un peu exotique, presque « fun », de la philosophie contemporaine, elle est aussi bien une voie d’accès privilégiée à ce qu’une noble tradition philosophique appelle notre « être-au-monde ».
Pour finir cette présentation, on ne peut pas ne pas dire un mot bref sur le titre tout de même étonnant du livre. Ce titre, À quoi tient le design, lorsqu’on le laisse raisonner dans sa tête, comme il faut le faire avec tout titre qui ne s’épuise pas en vaine accroche rhétorique, ce titre rend un son troublant car il semble indiquer au moins deux directions possibles ou deux tonalités situées aux bords extrêmes de la gamme. D’un côté, par le haut si on veut, il a l’air d’imposer quelque chose comme une certitude, peut-être même une vérité, la vérité du design précisément, au sens où celui-ci serait cette chose qui tient, qui endure une consistance idéalement à toute épreuve ; le design, si on le prend par ce côté, c’est du solide, ça marche, ça n’a peut-être jamais aussi bien marché, la tendance est au design et, soit dit en passant, à la philosophie aussi, la philosophie n’a jamais été aussi tendance, n’a jamais occupée autant de terrains.
« Ne pas rire, ne pas pleurer, comprendre ».
De l’autre côté, par le bas donc, ce titre laisserait entendre que le design ne tient qu’à un fil, qu’il ne tient peut-être même à rien ou à presque rien, qu’il frôle pour le coup l’inconsistance, toujours menacé de sombrer dans divers travers et compromissions fatales ; un fil qui serait à l’intersection d’autres fils, ceux-ci plus robustes que lui, moins fragiles, car moins soucieux de la beauté possible du monde usiné par les hommes. On pense à ces fils en forme de câbles prévus pour résister à toute épreuve dans la mesure où, de l’épreuve, ils ne veulent connaître que les bénéfices, on songe notamment au marketing et à ce Marx déjà appelait « la grande industrie », et là aussi la remarque est réciproquable avec le devenir actuel de la philosophie.
Il reste que le design tient, qu’il est en son essence cette tension même. Comme on l’apprend pour la physique stoïcienne, il y aurait comme un « tonos » du design constitutif de son acte de naissance. Quant il eût à faire sa place, tiraillé qu’il était (il l’est toujours) entre art, industrie et économie, il lui fallait bien cette force interne qu’il emprunte aussi paradoxalement à ses proches, faisant de lui — et derechef de la philosophie – une activité originellement impure . Le design, donc, tient et nous tenons à lui comme on espère qu’il tient à nous, comme la philosophie nous tient elle aussi d’une autre façon et nous maintient dans l’éveil pour les choses que la fabrique des hommes laisse venir à la présence.
Il ressort de cette dernière remarque que design et philosophie sont comme tissés, tramés de fils à hautes tensions qui les fournissent en énergie créatrice autant qu’ils mettent en danger leur identité différentielle. Il ressort encore de tout cela que lorsqu’on fait de la philosophie et du design, a fortiori quand on s’évertue à se maintenir sur la fragile frontière qui les ajointe, à la suture des deux matières, il n’est précisément que de tenir, de savoir se tenir et qu’on trouve là sans doute « la grande santé » du designer et du philosophe.
Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design, De l’incidence éditeur, 2014.