Issey Miyake, Pleats Please
Le couturier qui voulait être designer

Écrit par Emilie Hammen.

Dix ans après les marquants Fashion, qui présentait les impressionnantes collections de vêtements occidentaux du Kyoto Costume Institute, et Fashion Now, qui dressait un état des lieux de la création contemporaine en partenariat avec le magazine anglais I-D, Taschen se penche de nouveau sur la mode.
La maison d’édition allemande entame une nouvelle série de publications sur le sujet : premier des titres à paraître, Pleats Please, Issey Miyake, est consacré au travail du célebre couturier japonais.

Pli selon pli

Créateur nippon formé dans les ateliers de haute couture parisiens, Issey Miyake fait ses classes dans les années 60 à l’École de la Chambre Syndicale puis comme assistant d’Hubert de Givenchy. Après un passage chez le grand couturier américain Geoffrey Beene, il retourne à Tokyo pour y fonder sa propre société. Il présente son premier défilé à Paris en 1973, ouvrant la voie aux créateurs japonais qui influenceront irrévocablement le paysage de la mode parisienne quelques années plus tard (Yohji Yamamoto, Rei Kawakubo avec Comme des Garçons). Influencé par les événements de Mai 68, le créateur veut composer une mode pour une femme moderne. Facile à porter, facile à entretenir, le vêtement vu par Miyake se décline autour d’idées et de concepts forts qui dépassent l’engouement d’une saison pour s’inscrire dans un cycle de création plus long. A-Poc, pour « a piece of cloth » présenté en 1976 marquera les esprits. Pleats Please, en 1991, une collection de vêtements entièrement plissés sera l’une des dernières et des plus marquantes de ses aventures.

Il aura fallu un ouvrage de près de 600 pages pour raconter la singulière histoire des Pleats Please. Une richesse et un volume à faire pâlir d’envie toutes les monographies de couturiers : qui peut se targuer de tenir en haleine le lecteur d’un ouvrage de mode sur autant de pages ? On le comprend vite : Pleats Please n’est pas l’histoire d’une collection esquissée dans l’urgence par un crayon fébrile pour saisir l’époque. Les Pleats Please sont le résultat d’un cheminement de pensée et d’une mise au point industrielle des plus étonnantes pour un vêtement.

À l’origine, il y a le désir de penser un vêtement facile à porter et dans lequel bouger. Puis vient la rencontre avec les danseurs de William Forsythe pour la création du ballet The Loss of Small Details (Frankfurt Ballet, 1991) comme autant de corps à vêtir incarnant le défi du mouvement. En réponse à cela, le couturier japonais conjugue un processus technique singulier (le plissage après la coupe et l’assemblage, du vêtement achevé) avec une matière inédite (un polyester léger habituellement réservé aux doublures). Dans la lignée du chiton grec, des robes de Mariano Fortuny ou de Madame Grès, le vêtement Pleats Please c’est une ligne tubulaire libérée des accents de la taille ou des épaules. Simple, élémentaire : une coupe à plat, un vêtement en 2D où, comme aime le souligner Miyake, la personne qui le porte, en lui donnant corps, est à moitié responsable de la création du vêtement.

Photo : Yasuaki Yoshinaga

Photo : Yasuaki Yoshinaga

Mode ou design ?

Mais au-delà de cette attirance pour le pli, principe textile immuable et éternel, la source de l’inspiration de Miyake est au cœur de l’industrie. Pleats Please repose sur la démarche suivante : « visiter des usines et apprendre sur le terrain le processus de production » [1]. C’est sur cette idée essentielle que l’ouvrage veut insister et il nous entraîne alors, photographies et témoignages à l’appui, dans les usines de filature, de tissage et de plissage, nous plongeant au cœur de la technologie textile japonaise. Si le créateur de mode s’efforce généralement de travailler et de transformer le tissu, d’embellir la matière pour incarner au plus juste sa vision d’une silhouette, son idée d’un volume, Miyake, lui, trouve dans la technique et ses déterminations formelles, les lignes de son vêtement. « Form follows process » pourrait-on dire ici.

Une attitude déroutante pour un créateur de mode. Lorsque Miyake explique ses échanges avec les industriels et ingénieurs, sa prise en considération des processus techniques, on reconnaîtrait plutôt l’attitude d’un designer engagé dans la création d’un objet. Comment ce temps de l’innovation technique peut-il se marier avec le rythme haletant des collections de mode ? Comment répondre à l’urgence d’une tendance fluctuante et fugace avec la lourdeur et les impératifs de l’industrie ?

The treatment known as « keshi (to erase) pleats » - Photo : Hiroshi Iwasaki

The treatment known as "keshi (to erase) pleats" - Photo : Hiroshi Iwasaki

La marque Pleats Please arrive en boutiques en 1993 et se vend encore aujourd’hui. Au-delà de la saisonnalité, la ligne s’inscrit dans la durée. Pleats Please, est-ce bien de la mode ? L’idée même de permanence ne la contredit-elle pas tout simplement ?
Miyake lui-même vient lever le doute : « Ni couture, ni mode, les Pleats Please sont “simplement des vêtements” ». Comme un renoncement ou un aveu, le créateur retire toute ambiguïté et poursuit : « Après avoir commencé à les fabriquer, j’ai senti que je maîtrisais enfin le sens du mot design » [2].

Des vêtements mais pas de la mode ?

L’assertion semble pleine de paradoxes mais caractérise pourtant si bien le produit. Il faut dire que Pleats Please vient défier plusieurs principes fondateurs de la discipline : le vêtement de mode n’est pensé que pour disparaître la saison prochaine, le simple fait d’être présenté peut le rendre obsolète. Le vêtement de mode c’est un désir qu’on ignorait, comblé pour mieux s’oublier, une forme qui surgit le temps d’une saison. Alors oui, dans ce cas, par la popularité dont jouit le vêtement immuable des Pleats Please depuis 20 ans, par sa faculté à durer, identique au fil des collections, celui-ci s’affranchit du système.

Mais se soustraire à la logique de la mode est peut-être plus difficile qu’on ne le penserait. Que nous évoquent aujourd’hui ces corps longilignes, ce minimalisme triomphant animé de formes géométriques élémentaires, cet engouement pour le peu, ce dépouillement vers l’essentiel ? N’y voit-on pas la silhouette même de toute une décennie, celle des années 1990 ? Dans sa volonté de se soustraire à la mode, le couturier japonais n’a-t-il pas contribué avec son talent et sa vision à dessiner la femme de cette décennie ? Il y a cela sans doute de déroutant pour qui veut échapper à la mode : elle vous rattrape toujours dans sa faculté à tout englober, ses suiveurs comme ses réfractaires.

Un bel ouvrage, très dense mais complet sur une aventure textile singulière et un créateur hors du commun.

Pleats Please captured by Francis Giacobetti

PLEATS PLEASE captured by Francis Giacobetti

Midori Kitamura, Pleats Please Issey Miyake, Taschen, 2012.

[1P.116, témoignage de Makiko Minagawa qui dirige le développement des tissus chez Issey Miyake depuis 1970 et qui participa à la mise au point de Pleats Please.

[2P. 46, Miyake, La création de Pleats Please. Ces mots ont une résonance toute particulière aujourd’hui : Issey Miyake, grand admirateur d’Isamu Noguchi, présente cette année une collection de luminaires baptisée IN-EI, avec l’éditeur italien Artemide.

texte : creative commons - image : © Taschen

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