DRAG²
Julien Carretero

Propos recueillis par Mathilde Sauzet en juin 2019. Images : © Julien Carretero.

A l’occasion d’une reprise de la fabrication et de la distribution de DRAG, l’une de ses premières collections, Julien Carretero revient sur dix années de pratique. Rencontre à Bruxelles où le designer français vit et travaille.

Strabic : Revenons sur l’origine de DRAG. Quelle était l’intention du projet en 2009 ?

Julien Carretero : L’idée principale était de créer une production sérielle de pièces uniques, dont l’unicité ne serait pas définie par un procédé aléatoire ni par des défauts de conception. Le mode de production est donc à l’initiative de la recherche de forme : fabriquer des objets qui trouvent leur dessin par la méthode de fabrication. J’avais envie d’être dans une attitude de distance, ne pas proprement dessiner les objets. Les réflexions et l’esthétique confrontante de Gaetano Pesce nourrissaient mes recherches à cette période-là ; le travail d’Hella Jongerius également.

L’enjeu de l’unicité industrielle était déjà présent dans mon projet de diplôme de la Design Academy d’Eindhoven, le banc To be continued : le processus sériel et répétitif laissait croître une extrusion différente à chaque fois. Pour DRAG, j’avais créé un appareil qui détournait la technique du traînage sur plâtre (ou staff). Via une opération toujours identique, il permettait de traîner des formes différentes composées à l’aide d’un système de combinaison de contre-formes. Je cherchais un effet plutôt brut.

Julien Carretero, DRAG², 2019.

Qu’entends-tu par « un effet brut » ? Plus généralement, quel est ton rapport au matériau ?

JC : DRAG ne cache pas ses imperfections, au contraire. Je veux que mes objets produisent des rapports aux matériaux singuliers et des sensations physiques. Mon processus de travail comporte peu de maquette, je travaille par geste et par expérimentation. Je mime les sensations que j’ai envie de ressentir avec mes futurs objets, la sensation m’aide à les imaginer. Le geste me permet aussi de valider le dessin.

Julien Carretero, To be continued, 2007.

Pour To be continued, je me souviens avoir mimé avec mes bras un mouvement d’aspiration. Pour DRAG, le geste était de l’ordre de la rotation.

Embrasser le matériau, le mélanger et le pousser vers la forme alors qu’il présente une résistance.

Le trainage consiste à appliquer un profil sur du plâtre juste au moment où celui-ci durci. La matière semble alors figée dans l’instant. Au lieu de pousser la technique jusqu’aux finitions parfaites, il me semblait plus intéressant de rendre compte de la contrainte appliqué au matériau. Les pièces sont peintes avec une peinture brillante pour donner la sensation que la matière est encore liquide, en mouvement. Les couleurs (appliquées au pistolage comme sur une carrosserie de voiture) permettent de s’éloigner des références à la céramique et d’affirmer le plâtre.

Julien Carretero, DRAG², 2019.

Pourquoi avoir repris cette série et changé la manière de la produire ? Voulais-tu sortir de l’autoproduction ?

JC : Dans mon travail il est souvent question d’une frontière entre artisanat et industrie. J’essaie de garder les qualités de chaque domaine : la systématisation de l’industrie doit se faire selon moi sans oublier la sensibilité de la main ou de la matière. DRAG était un projet manifeste à l’époque et je ne m’attendais pas à ce qu’il rencontre un marché. L’autoproduction s’avérait laborieuse et chronophage, les prix de vente faisaient de mes objets des pièces de galerie. Mais au bout de quelques années, je ne voulais plus occuper mon temps à produire moi-même ces pièces. Donc, tout en me disant que je perdais une occasion de diffuser mon travail, je suis passé à d’autres projets de création.

DRAG², la suite, a été entrepris 10 ans plus tard alors que je me demandais si, en tant que designer qui ne travaille pas avec l’industrie, je pouvais créer un système compétitif, tant en terme de rendement qu’en terme de prix tout en continuant de produire de façon artisanale à Bruxelles. DRAG² a donc pour but d’intégrer ces formes dans un système de production dans lequel les acteurs de la chaîne sont rémunérés raisonnablement.

Julien Carretero, DRAG², 2019.

J’ai relancé la série avec un artisan staffeur que j’avais rencontré à la sortie de DRAG. Il avait apprécié la mise en valeur de la technique et des matériaux, il comprenait le registre de forme ainsi que l’aspect de surface. Il m’a expliqué comment rendre les procédés plus simples, plus rationnels.

Ce n’est donc plus un alphabet de contre-formes mais un système de moules combinatoires créé à partir de formes traînées pouvant donner naissance à des typologies de pièces variées, de différentes tailles : bols, coupes, vases, appliques murales, suspensions…

Cette première série permet plus d’une trentaine de modèles. Nous en avons sorti vingt pour le moment. Avec la galerie Victor Hunt, co-éditeur du projet, nous avons limité chaque modèle à 99 exemplaires, non pas pour augmenter nos prix de vente mais parce que les moules sont périssables. Comme il ne s’agit plus de pièces uniques, on aboutit à des prix de vente plus bas que ceux de pièces qui seraient réalisées industriellement, avec la même technique et le même matériau. L’équilibre entre la production de l’objet et l’éthique de projet semble trouvé, maintenant la diffusion permettra de valider l’hypothèse… Actuellement, nous affinons le réseau de distribution.

Julien Carretero, DRAG², 2019.

Comment trouver l’équilibre entre recherche plastique et logique de production ?

JC : Le plus difficile est de trouver un équilibre économique car je souhaite garder, même dans mes projets de recherche et d’autoédition, une réalité commerciale. Je ne veux pas me positionner contre l’industrie car j’adore les procédés industriels surtout à très haut niveau technique. Mais aujourd’hui, à part les moules pour des produits mondialisés, de nombreux objets sont issus d’artisanats mécanisés : des procédés facilement accessibles. Par exemple, le cintrage de tubes à la Marcel Breuer continue d’être investi. Pourquoi, dans le cas d’une telle technique, les designers auraient-ils besoin de passer par un éditeur qui imposera une quantité de pièces, et qui, après des années de recherche et développement non rémunérées, lui versera 3% du prix de production ?

Nous pouvons reprendre la main sur certains circuits de production.

Julien Carretero, Stencil, 2011.

Le design de Stencil comportait un bon équilibre entre expérimentation technique et réflexion sur un système. Il s’agissait de la création artisanale d’un moule pour couler des pièces en aluminium. Invité par une fonderie d’art à Eindhoven, je voulais trouver un processus de fabrication en série à l’aide d’un moule élémentaire, réutilisable, qui pourrait être facilement reproduit et adapté localement, pour que des fonderies indépendantes puissent produire des moules répondant à des besoins esthétiques et fonctionnels situés. Juste en reprenant le procédé.

Julien Carretero, Stencil, 2011.

Celui-ci fonctionne comme un pochoir en tôle d’acier plié. Dans les parties évidées vient s’insérer un textile résistant à une haute température. Pour aller jusqu’au bout du processus, j’ai dessiné une collection d’objets qui servaient plus d’exemples ou de validation du processus : tabouret, banc, table, lampe.

S’il devait être diffusé en plus grande série, le projet aurait besoin d’un développement plus approfondi en dialogue avec des industriels. J’ai essayé de le proposer à des éditeurs mais suis resté sans réponse. Je le considère aujourd’hui comme un projet de recherche, ses ambiguïtés restent stimulantes. Si je devais y revenir moi-même, ce serait dans l’optique d’une exploration plus plastique encore.

Julien Carretero, Contrast V, 2013.


La série Contrast, avec ses sources de lumières colorées et ses jeux de reflets, affirme-t-elle plus radicalement la recherche de plasticité ?

JC : Oui mais l’exploration technique en est inséparable. Cette collection de luminaires est réalisée à partir de tubes industriels de grandes dimensions en acier, aluminium, cuivre, bronze et laiton, et de techniques issues de l’industrie lourde ou de l’architecture. L’idée était d’intervenir sur ces derniers à l’aide de coupes très simples dans le dessin de la forme mais nécessitant une précision chirurgicale, par exemple, suivre une inclinaison de un degré sur une longueur de deux mètres. Contrast met en valeur des rapports entre lumière intérieure et extérieure renforcés par des procédés de finitions spécifiques à chacun de ces métaux. Les rapports de masse permettent des équilibres et des porte-à-faux calculés grâce la densité de chaque métal.

J’aime quand l’extrême technicité participe à légitimer l’existence de l’objet, au-delà des dimensions fonctionnelles.

Il y a un dédain de l’objet purement décoratif dans le design français, pourtant assumer le décoratif, c’est porter un soin particulier au matériau, à la technique, et donner une essence à l’objet, voire une autonomie. L’objet autonome n’a plus besoin du discours du designer, il témoigne d’un état d’une culture de la production, il peut traverser le temps au-delà des usages.

Julien Carretero, Contrast VI, 2013.


Ton rapport à la fois sensible et technique aux matériaux, ta recherche de formes rationnelles et plastiques semblent figurer un engagement dans une approche matérialiste, à l’opposé de l’idéalisme d’un design à message. À ce propos, peux-tu parler du petit diagramme Stoïcheion ?

JC : C’est une petite réflexion en forme d’objet. J’en ai réalisé plusieurs dans le cadre de cartes blanches avec les commissaires Barbara Brondi & Marco Rainò de IN Residence. La dernière invitait à la création d’un talisman contemporain. En donnant une forme et une matérialité au tableau des éléments initié par Mendeleïev, Stoïcheion est un talisman agnostique. Sa « magie » tient dans sa capacité à déconstruire et résumer en 118 éléments, tout ce qui existe de naturel ou d’artificiel, tout ce qui compose le vivant ainsi que tous les phénomènes connus ou inconnus dans l’univers. C’est la liste d’ingrédients la plus complète existante à partir de laquelle tout peut être créé. Lorsque j’ai fait Stoïcheion les quatre derniers éléments qui n’avaient qu’une réalité théorique jusqu’alors venaient d’être créés en laboratoire et annoncés publiquement.

Julien Carretero, Stoïcheion, 2017.

Stoïcheion signifie « élément » en grec car c’est Démocrite qui, vers -440 avant notre ère, soutient la théorie de l’existence de particules immuables et indivisibles qu’il appela atomes. Le tableau des éléments de Mendeleïev, qui a trouvé sa version finale en 2016, est l’aboutissement exact de la théorie de Démocrite. Je n’avais pas envie de répondre à cette invitation d’un point de vue mystique, j’ai simplement cherché à répondre en tant que designer en poussant l’idée de la matière à son paroxysme.

POUR ALLER PLUS LOIN :

Le site de Julien Carretero

Images : © Julien Carretero

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