On associe souvent la modernité typographique à l’avant-garde, aux années 1920 et aux œuvres graphiques épurées des designers issus ou proches du Bauhaus. Robin Kinross dans La typographie moderne l’a fait commencer bien plus tôt et regrette que « Bauhaus » et « moderne » aient été si longtemps considérés comme synonymes.
Selon lui, on peut faire remonter la typographie moderne au 17e siècle et à la publication dans les années 1680 du livre Mechanick Exercises de Joseph Moxon ainsi qu’à la création, vers 1690, d’un caractère « scientifique » à la gloire de Louis XIV, le Romain du Roi.
Le 17e siècle est, comme on le sait, marqué par le Discours de la méthode et le désir de Descartes de rejeter les croyances cosmologiques ou les dogmes religieux au profit de la raison ; il est aussi le siècle de Galilée, de Huygens et du Descartes mathématicien et physicien, c’est-à-dire des fondateurs de la science moderne.
Mechanick Exercises est le premier ouvrage théorique sur la typographie et c’est pourquoi il peut être considéré, pour l’auteur, comme le point de départ de la modernité typographique.
Avec cet ouvrage nous avons donc le « discours » ou, comme l’écrivait Fernand Baudin, la « typographie raisonnée [1] » ; avec le Romain du Roi nous avons une nouvelle tentative (après celle notamment de Geofroy Tory) d’appliquer la science à la typographie. Afin de publier Les médailles sur les principaux événements du règne de Louis Le Grand, l’Académie des sciences crée une commission, présidée par l’abbé Bignon, pour définir scientifiquement un caractère idéal. On y invente une grille - divisée en 2 314 carrés ! - pour construire chacune des lettres de l’alphabet de manière la plus harmonieuse possible.
Embellir le monde
Au-delà de la question des origines de la modernité typographique, l’essai de Kinross couvre une très large période historique - de Joseph Moxon aux années 1980. Avant d’analyser une division qui ressort très bien dans le texte, arrêtons-nous sur les pages consacrés à William Morris. Il y apparaît comme étant, après Moxon, l’une des principales figures de la typographie moderne.
Il arrive fréquemment, dans les ouvrages consacrés à l’histoire des arts appliqués, de minorer l’œuvre graphique de Morris au profit de ses écrits ou d’autres de ses réalisations. Kinross insiste au contraire beaucoup sur la Kelmscott Press, la maison d’édition de l’initiateur de l’Arts & Crafts. On sait que l’une des origines du design se trouve dans l’idée de William Morris selon laquelle il est devenu indispensable - à l’heure de la révolution industrielle et de la dégradation des produits manufacturés - d’embellir la vie quotidienne des individus. Or, ce dessein philanthropique originel vaut aussi bien pour le design en général que pour le design graphique en particulier : Morris lui-même était graphiste et typographe et lorsqu’il créait des caractères typographiques ou des mises en pages pour sa maison d’édition, son souci premier était la qualité et l’originalité de ses productions. Kinross rappelle que la Kelmscott Press publia 52 livres et eut un retentissement exceptionnel jusqu’aux États-Unis (le graphiste américain Daniel Berkeley Updike était par exemple un admirateur de Morris).
Pour finir ce sur point, notons que Kinross n’a pas une vision réductrice du projet de Morris. Comme il l’explique :
L’œuvre de Morris ne relève d’aucun dogmatisme, qu’il soit moderniste ou traditionaliste.
Kinross le qualifie plutôt de « traditionaliste révolutionnaire », certes nostalgique des guildes médiévales, mais aussi promoteur d’un idéal progressiste.
La typographie moderne est un essai dense et érudit. On pourrait donc choisir plusieurs angles pour le chroniquer (on aurait pu s’arrêter par exemple sur la sévérité de Kinross vis-à-vis du graphisme français). Mais ici, relevons une opposition qui caractérise bien la modernité graphique et qui est en quelque sorte l’un des fils conducteurs du livre.
Graphisme fonctionnel ou fonctionnaliste ?
L’histoire de la typographie moderne est une histoire complexe, faite de paradoxes, de contradictions et de confrontations idéologiques. L’une d’elles oppose les partisans d’un graphisme fonctionnel, soucieux des contextes et attentifs aux cultures, aux adeptes du graphisme fonctionnaliste, préoccupés davantage par l’universalisme esthétique et le dépouillement des formes graphiques.
Nouveaux traditionalistes et modernistes n’ont jamais été totalement séparés - certains graphistes sont passés de l’un à l’autre et d’autres, comme Nicolaas Werkman, ont toujours été difficilement classables. Les deux « mouvements » ont aussi la volonté de faire disparaître le graphisme derrière le message. La modernité artistique est d’ailleurs marquée par cette volonté [2]. Seulement, comment y parvenir ? Par le biais de formes particularistes, c’est-à-dire adaptées aux lieux et à l’époque ? Ou bien au contraire au travers d’un langage universel et de signes monosémiques ?
- Les premiers, que Kinross appelle les « nouveaux traditionalistes », souhaitent attribuer à chaque nation, à chaque contexte, une forme graphique adaptée. Héritier en quelque sorte du philosophe Johann von Herder et de son concept de Volksgeist [3], ils pensent qu’on ne pourrait composer correctement un texte allemand et un texte français avec le même caractère [4]. Ces nouveaux traditionalistes soutiennent que le graphisme doit être fidèle à un héritage, culturel et identitaire. Si, comme l’explique Robin Kinross, ils peuvent à la rigueur accepter qu’on compose une publicité ou un titre en linéale, ils repoussent cependant cette idée en bloc lorsqu’il s’agit d’un livre.
- Les seconds, qu’on appelle plus communément les modernistes, rejettent au contraire les spécificités culturelles et prônent l’épuration formelle. Pour Adolf Meyer, les formes fonctionnalistes n’ont plus de patrie ; elles se veulent l’expression d’un courant international de la pensée architecturale [5]. Jan Tschichold écrit aussi : « Les alphabets qui connotent un caractère national ou un style particulier (gothique, fraktur, écriture slave) ne sont pas construits de façon élémentaire et limitent en partie les possibilités d’une compréhension internationale. [6] »
Ainsi, on s’aperçoit que le graphisme fait partie intégrante de la société et est souvent le miroir de contextes sociaux et culturels (pensons au post-modernisme et à l’influence que ce mouvement a eu sur le graphisme, notamment américain, grâce aux écrits de Jacques Derrida [7]).
Le tour de force de Robin Kinross est d’avoir analysé le graphisme comme un fait social total, aussi bien artistique que politique.
Un événement historique témoigne d’ailleurs très bien des liens entre graphisme et politique : le 3 janvier 1941, un décret nazi, signé par Martin Bormann, proscrit l’écriture gothique parce que cette dernière forme d’écriture serait d’origine juive ; Hitler décide de remplacer toutes les écritures gothiques par un alphabet romain qu’il proclame « écriture normale allemande ».
Au fond, la discorde décrite ci-dessus entre les nouveaux traditionalistes et les modernistes, interroge la représentation visuelle de la modernité et la place de l’écrit et de l’écriture au cours d’une partie du 20e siècle.
Avec Kinross, le graphisme est appelé à participer à la compréhension de l’histoire. Comme l’écrit François Laplantine : « Les productions symboliques sont simultanément des productions sociales qui sont toujours le fait de pratiques sociales. Elles ne sauraient donc être étudiées en elles-mêmes, mais en tant que représentation du social. [8] »
La typographie moderne. Un essai d’histoire critique, Robin Kinross, éd. b42, 2012, Paris.
Pour aller plus loin :
Robin Kinross sur France Culture