Entretien avec Ingrid Sabatier & Stephan Schwarz, ISSSresearch&architecture.
Strabic : Qu’est-ce que ISSS ? Quelle est son histoire ?
ISSS : ISSSresearch&architecture signifie Independent Structure for Sustainable Space research&architecture. Notre structure de recherche et agence d’architecture expérimentale est basée en France et en Allemagne. Nous sommes architectes-urbanistes, la ville et l’espace sont nos matières premières. Le sens du terme “espace” a évolué au fil du temps et aujourd’hui nous ne le comprenons plus comme un élément statique dans lequel se produisent des activités, mais plutôt comme quelque chose en constant mouvement, en perpétuelle transformation. Comme le disait déjà Henri Lefèbvre dans les années 1970, l’espace est indissociable des acteurs qui le produisent et le reproduisent en permanence.
Nous avons fondé notre structure en 2008 autour de nos intérêts communs pour les pratiques urbaines des Situationistes (dérives, détournement, psycho-géographie…) et la question de l’improvisation urbaine dans les villes de Paris et Buenos Aires.
Aujourd’hui, au cœur de notre pratique se trouvent la recherche urbaine, des projets de design participatif, des expérimentations spatiales avec des matériaux recyclés et des projets architecturaux où nous étudions des solutions spatiales basées sur la recherche à toutes les échelles.
Qu’est-ce que “l’écume des villes” ? Quel lien y a-t-il avec ce qu’on appelle les « pratiques informelles » ?
Aujourd’hui, plus de la moitié de la population mondiale habite en ville, et d’ici 2050 ce pourcentage s’élèvera à 75%. Ces nouvelles migrations associées à la croissance des villes ont pour conséquence des transformations extrêmes. Ces dynamiques globales, accompagnées d’une économie de plus en plus néolibérale et des conséquences de plus en plus lourdes du changement climatique ont pour conséquence le développement de crises économiques, sociales, écologiques, culturelles et donc aussi urbaines. En réponse à ces crises, les “pratiques informelles” représentent souvent des solutions alternatives.
Dans le cadre des recherches sur ces phénomènes informels que nous avons menées dans les villes de Berlin, Istanbul et Mumbai, nous nous sommes spécialement intéressés aux moments de forte implication des populations dans la production de leurs espaces urbains. Nous étions en quête d’un titre capable d’exprimer à la fois la particularité des pratiques informelles mais aussi leur lien indissociable avec le reste de la ville dite “formelle”, comme l’écume vis-à-vis de la mer. Inspirés par cette métaphore et nous appuyant sur les écrits de Peter Sloterdijk, nous avons nommé ces phénomènes : “l’écume des villes”.
Quelle méthode avez-vous mise en place pour partir à sa recherche ? Comment avez-vous choisi les villes à étudier ? Et pourquoi Istanbul en particulier ?
La croissance des villes et les changements de leurs conditions entraînent une augmentation de leur complexité. Les représentations dites classiques, analytiques ou statistiques ne suffisent plus pour expliquer leurs développements. Pour “l’écume des villes”, nous avons tenté de comprendre les dynamiques et processus liés aux pratiques et espaces informels, à travers une cinquantaine d’Explorations Urbaines. Leurs itinéraires étaient inspirés par les interviews que nous menions en parallèle auprès d’une centaine d’experts. Nous avons interrogé des activistes, universitaires, politiques et habitants, ce qui nous a permis d’accéder aux narrations locales dans les trois villes précédemment citées.
Nous avons commencé nos recherches in situ en mars 2011 à Istanbul. Nous l’avons choisie pour l’histoire particulière qu’elle entretient avec l’habitat informel, qu’on appelle les “Gecekondus”, ce qui signifie "atterri du jour au lendemain".
Leur histoire commence dans les années 1950 quand la Turquie décide d’investir dans ses industries afin de devenir moins dépendante de l’importation. La première conséquence de cette décision est de forts mouvements migratoires de la campagne vers les villes. Pour répondre au manque de logements, les nouveaux arrivants ont construit ces “Gecekondus” à proximité des industries. La forme urbaine de ces quartiers n’était pas planifiée, elle s’est donc développée selon les besoins immédiats des nouveaux habitants basés sur leurs modes de vies ruraux (jardins potagés, animaux de ferme, forts liens de voisinage, habitations multi-générationelles…). Très vite, un jeu complexe s’est instauré entre les habitants de ces quartiers et les politiques locales : il s’agissait pour ces dernières de négocier des infrastructures (routes, électricité, assainissements, écoles…) et des titres de propriété en échange de votes aux prochaines élections. Les conséquences urbaines de ces négociations variaient au cas par cas mais, dans leur ensemble, elles prirent une place considérable dans le développement d’Istanbul.
Comment en êtes-vous venus à choisir de retranscrire graphiquement cette “écume des villes” et pourquoi ? Comment se lisent ces cartes ? Quel statut ont-elles ?
Tout au long de nos recherches in situ, nous nous sommes posé la question suivante : comment comprendre la complexité et la diversité de la ville d’aujourd’hui ? C’est pourquoi dès notre retour, dans la perspective d’exposer nos recherches, nous avons développé une méthode graphique de représentation intitulée les “diagrammes processuels”.
Pour nous, la représentation graphique d’un processus ou d’un phénomène est un moyen de mieux le comprendre mais aussi de le rendre transmissible à d’autres. Après nos dérives à Istanbul, Berlin et Mumbai, nous avons cherché un moyen de lier les différentes expériences que nous avions documentées tout au long de notre voyage via des restitutions écrites ou vidéo de chaque dérive ou interview. Cette représentation devait associer différents paramètres pour pouvoir décrire les processus urbains dans lesquels s’articulent les pratiques et espaces informels.
Les "diagrammes processuels" que nous avons développés dans le cadre de notre exposition rassemblent : le temps, les espaces physiques, les acteurs ainsi que le degré d’implication de ces acteurs dans la production de leurs espaces urbains.
Ces “diagrammes processuels” permettent différents niveaux de lecture grâce à leur format : cinq mètres par deux mètres. Les visiteurs de l’exposition peuvent les regarder de loin et avoir d’emblée une impression générale de la composition des pratiques informelles de chaque ville. Avec suffisamment de distance, ils ont également la possibilité de comparer les trois villes. En s’approchant peu à peu, de plus en plus de détails se dévoilent et les visiteurs peuvent plonger dans les subtilités de situations particulières, découvrir des narrations liées à une rencontre lors d’une exploration, mieux discerner certaines images ou lire les textes associés. Ce sont donc à la fois des outils de recherche, parce qu’ils nous permettent de structurer et de mettre en relation différents paramètres, mais également des supports de communication qui permettent aux lecteurs de s’immerger dans ces “écumes de villes”.
Que ressort-il de l’étude d’Istanbul en particulier, en rapport avec les autres métropoles ? D’ailleurs y a-t-il des comparaisons possibles ?
Le format de représentation des “diagrammes processuels” avait pour objectif de pouvoir comparer les différentes villes. À l’issue de cette recherche, on a d’abord observé que les formes prises par les pratiques informelles différaient d’une ville à l’autre. Au premier regard, il semblait difficile de les mettre en relation. Mais il apparaissait toutefois que les principes qui sous-tendaient leurs manifestations physiques étaient souvent les mêmes. Par exemple, la plupart des pratiques informelles étudiées avaient tendance à se figer, faisant rapidement face à des questions de commercialisation, complexifiant l’idée de droit à la ville.
Une autre similarité rapprochait toutes les villes de notre recherche : la franche volonté, politique et économique, de devenir des “villes globales” et donc d’être plus stratégiquement puissantes à l’échelle mondiale. Cette quête a commencé dans les années 1990 et a fait de la ville un champ d’actions pour les promoteurs et développeurs immobiliers internationaux. Ceux-ci s’affirmèrent alors comme de nouveaux acteurs dans le développement des villes en entreprenant d’importants projets de transformation urbaine. Ces chantiers avaient souvent des conséquences lourdes pour les populations concernées.
À Istanbul, ceci signifiait concrètement : démolir les quartiers de Gecekondus et les remplacer par des immeubles de logements dédiés à un marché immobilier globalisé.
Dans la plupart des cas, ces transformations forçaient les habitants à quitter leurs quartiers et changeaient radicalement leurs modes de vies. L’alternative de les reloger dans des bâtiments collectifs construits en série en périphérie d’Istanbul représentait pour beaucoup le début d’un cercle vicieux. Ils s’éloignaient de leur lieu de travail, du centre-ville, leurs frais de vie quotidienne se multipliaient tout en bousculant leurs réseaux sociaux… Ces dynamiques de transformation socio-économique des villes sont comparables à Istanbul, Berlin et Mumbai. C’est en partie ce que nous avons voulu exprimer à travers les “diagrammes processuels”. Appelées “gentrification” à Berlin, “régénération urbaine” à Mumbai et “transformation urbaine” à Istanbul, ces mutations urbaines sont loin d’être terminées et transforment nos villes en produits de consommation. L’opposition à ce phénomène est présente dans toutes les villes.
Quelle a été la réception de l’exposition ? Quelle suite voyez-vous à ce projet ?
L’exposition “Écumes des villes” a duré deux mois, nous avons accueilli plus de 700 visiteurs et organisé de nombreux événements (projections de films suivies de débats, dîner-expo, etc.). L’idée était d’échanger et d’inviter à passer à l’action. Aujourd’hui, nous essayons de donner aux “diagrammes processuels” un format numérique interactif et une forme participative. Un support en ligne où chacun pourrait partager ses expériences urbaines, ses narrations locales... Mais pour nous, la suite logique du projet réside naturellement dans notre pratique quotidienne à l’agence, où nous nous interrogeons chaque jour sur les problématiques urbaines, à la recherche des stratégies spatio-temporelles les plus appropriées.
Pour aller plus loin :
Lire les cartes ici.
Plus d’information sur l’exposition ici.