Afin de comprendre avec précision ce qu’est l’émulation, Strabic a rencontré Xavier Liard, cofondateur avec Romain Tisserand de DotEmu, entreprise crée en 2007 qui fait le lien entre les anciens jeux vidéo et les nouvelles plates-formes, telles que l’iPhone, l’iPad, les jeux pour PC et les jeux Flash en ligne. R-Type, X-Men Arcade, Street Fighter II ou Boulder Dash renaissent ainsi de leurs cendres !
Strabic : Quelques questions sur le lexique pour commencer… Notamment sur le mot qui est peut être le plus important : l’émulation.
Xavier : Alors, qu’est-ce que l’émulation… L’émulation, c’est une approche qui permet de faire fonctionner une machine A sur une machine B. Dans le contexte du jeu vidéo, l’émulation c’est par exemple prendre une ancienne console de jeu et créer un logiciel qui va simuler le comportement de cette ancienne console de jeu sur une autre plate-forme, qui peut être tout et n’importe quoi, un ordinateur, un téléphone portable, une tablette, un téléviseur, etc.
Un minitel…
De toute manière, il y a des émulateurs de tout sur tout. Les origines de l’émulation sont liées à la simulation. Ce sont des méthodes pour simuler le comportement d’une machine sur d’autres environnements. Et c’est une approche qui est très, très intéressante. Il y a un programme européen qui s’appelle KEEP qui vise à la préservation du patrimoine vidéo-ludique et où justement l’émulation est au cœur des problématiques. Parce qu’il y a une évolution des machines avec le temps et finalement plein de données, de logiciels, de jeux vidéo qui sont perdus. Et de manière très conséquente. Je dirais que pour le moment, il y a 20 à 30 % des jeux vidéos jusqu’à 1985 qui ont disparu. Peut-être qu’il y a une boîte qui est dans un grenier quelque part, mais il y a une vraie perte d’informations à ce niveau-là.
Justement, chez Strabic notre saison s’appelle « Imaginaires technologiques » et questionne l’imaginaire comme espace de transition vers les nouvelles technologies. On réfléchit à comment l’arrivée d’une nouvelle technologie va provoquer un nouvel imaginaire ou au contraire, appeler des imaginaires déjà là. Du coup, l’émulation nous intéresse, notamment la question de la traduction.
Alors, au niveau de la traduction, il faut vraiment différencier deux choses fondamentales. Il y a tout d’abord la traduction au sens littéral, ou plus précisément la transcription, qu’il ne faut pas confondre avec l’émulation.
Il y a deux niveaux dans un logiciel : d’une part, le code source, et d’autre part, les outils qui vont permettre d’avoir un langage exécutable. Ce langage exécutable est théoriquement figé et ne fonctionne qu’avec la machine de l’époque. La transcription va consister à prendre le code source d’époque du programme et à le reprogrammer pour que ça fonctionne aujourd’hui. C’est manuel, comme si on traduisait un bouquin d’une langue dans une autre. L’émulation c’est pas ça. L’émulation va permettre non pas de partir de la partie code source mais de la partie exécutable. C’est quelque chose qui est plus ardu technologiquement.
Revenons au vocabulaire : que sont les oldies ? Ou plutôt, quelle est la fourchette qui permet de les définir ?
C’est une bonne question. Quand on a commencé la boîte, on s’est dit : la définition des oldies est simple, c’est des jeux qui sont en 2D, jusqu’à la dernière génération, c’est-à-dire jusqu’à la Sega Saturn, donc avant la Nintendo 64 et la Playstation qui sont en 3D. En ce moment, on va beaucoup plus loin et ça va presque dépendre du support. Un jeu va devenir plus rapidement oldies sur PC et moins rapidement sur iPhone. Ça nous arrive même de travailler sur des jeux qui ont été faits en 2005. Parce que, finalement, ils sont très vite perdus dans la nature. Disons qu’un des principes de base du oldies, c’est la pénurie.
Par ailleurs, qu’est ce que le portage brut ?
Alors, quand on dit portage, on parle de ce mouvement d’une plate-forme A vers une plate-forme B, qui peut donc soit utiliser le transcodage, soit l’émulation. Et le portage brut, ça fait aussi partie de l’évolution des usages : on s’est très vite rendu compte qu’on ne pouvait pas prendre un ancien jeu vidéo et le porter brut, c’est-à-dire brutalement, sur la plate-forme Y et laisser les choses comme ça. Dans la pratique, ça ne marche pas, pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il faut s’adapter au support, il faut qu’il y ait un travail de configuration. Un exemple très simple : sur iPhone il n’y a pas de boutons, alors pour un jeu qui se jouait au joystick, il faut adapter.
Au-delà de ces problématiques d’interface entre le joueur et le jeu, y a-t-il d’autres éléments qu’il faut reconfigurer ?
Il faut apporter de la valeur ajoutée. Déjà, dans les jeux actuels, il y a une dimension « sociale » qui est devenue quasiment obligatoire. Cela va s’exprimer par des classements, des scores. À l’époque, on avait son score et on se battait contre soi-même ou contre des amis. Maintenant on peut vraiment se confronter à n’importe qui. Il y a aussi ce qu’on appelle les achievements, par exemple les trophees. Avant c’était : « Bravo, vous avez réussi à avoir tel objet / à vaincre tel boss » et ça vous donnait des points. Maintenant, pour la quasi-totalité des jeux qui sortent, il y a ce côté trophee qui vient très vite. Un spécialiste du jeu vidéo que j’ai rencontré il y a peu m’expliquait que l’on entretenait les gens dans du microplaisir. C’est-à-dire qu’avec les achievements, on donne des petites choses en continu pour que la personne soit stimulée par le jeu, tout en gardant une frustration pour qu’elle ne décroche pas.
Et il y a aussi, malheureusement, une chose qui est fondamentale : le temps de jeu est complètement différent. Avant, les gens jouaient une heure, deux heures, trois heures sur un jeu, parfois il n’y avait même pas de sauvegarde… Prenons un jeu qui est quand même une référence : il n’y avait pas de sauvegarde dans Sonic ! Maintenant les gens veulent, lorsqu’ils reçoivent un appel sur leur iPhone, que le jeu soit sauvegardé instantanément. Ce sont des fonctions qui sont obligatoires : la sauvegarde et le fait de pouvoir découper le jeu en plusieurs petits bouts pour que les gens puissent reprendre à certains endroits qui n’étaient pas prévus dès le départ.
Et, changement encore plus vicieux : la difficulté du jeu. Il y a beaucoup d’anciens jeux qui sont devenus infiniment trop difficiles pour le commun des mortels aujourd’hui.
Un bon exemple : Prince of Persia sur PC, c’est un jeu que je n’ai jamais réussi à finir. Et pour 95 % des gens qui ont joué à ce jeu c’est la même chose. Maintenant, on est obligés de mâcher le boulot, pour que les gens aient ce sentiment de satisfaction. Et donc de rendre le jeu plus facile. Il y a la sauvegarde qui aide pas mal, mais dans certains jeux, on a même réduit le nombre de monstres qui apparaissaient.
Il y avait aussi toute une catégorie de jeux où l’utilisateur avait le choix de rentrer des mots dans le jeu. Par exemple, le joueur arrive devant la porte, il n’y a pas de boutons, il faut qu’il trouve la bonne phrase pour ouvrir la porte : « open door ». Là, c’est simple mais pour d’autres, il fallait qu’il imagine « burn box ». Et les gens à l’époque allaient essayer une centaine de mots pour pouvoir avancer. Clairement, c’est un concept qui a complètement disparu. Aujourd’hui, on est dans l’assistanat. L’évolution des point-and-click est un exemple significatif : avant, le personnage arrivait dans des espaces où il y avait plein d’objets et il fallait qu’il fasse réagir ces objets à certains endroits qui n’étaient pas indiqués. Souvent, on était bloqué parce qu’on n’avait pas vu qu’il y avait un tournevis planqué sous l’armoire. Maintenant sur l’iPhone, on a adapté un jeu qui s’appelle Gobliiins et on a dû ajouter des hot spots, c’est-à-dire qu’on fait clignoter les endroits à faire réagir.
Toujours dans ce sentiment de satisfaction poussé à l’extrême et de façon un peu agaçante, il y a tout un pan du jeu vidéo qui est apparu dans les années 2000, qui est en croissance énorme et qui vise le public féminin, c’est le jeu casual. Ce sont des jeux très simples, avec beaucoup de récompenses à tous les niveaux, où les gens ont un sentiment d’accomplissement. Très différent de celui qu’avaient les joueurs avant. Car à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire… En fait, plus on galère sur un jeu et plus on est content de le finir. Mais non, aujourd’hui, même les anciens joueurs ne se rappellent pas que les jeux étaient aussi durs.
Du coup le story-board s’en trouve changé ?
Non. Alors là, c’est super important. Dans le portage il y a deux pans : l’adaptation et le remake. Le remake va consister à prendre le concept d’un ancien jeu et à adapter le game design en visant un marché le plus large possible. Dans la pratique, c’est beaucoup plus casse-gueule et dans 80 % des cas, c’est des échecs parce que c’est un entre-deux. Souvent moins bon sur le plan graphique, il n’a pas l’avantage de répondre à la nostalgie des joueurs. Dans une adaptation-portage, les gens connaissent le jeu, ils veulent quelque chose en plus, ils sont plus exigeants, mais finalement ils vont être contents car ils vont retrouver leurs mécanismes de jeu.
Ça rejoint un peu les mauvais côtés du vintage, quand on essaie de faire un faux vieux.
Et la demande, vient-elle d’une communauté de joueurs qui souhaite retrouver certains jeux, ou est-ce que ça part des licences que vous avez ?
C’est-à-dire qu’aux débuts de la société, on n’avait aucune crédibilité et quand on allait voir les ayants droit, on avait énormément de mal à obtenir les licences de jeu. Donc on prenait ce qu’on avait. C’était le cas pour Nicky Boom, un jeu qui était sur Amiga et PC, relativement connu à l’époque, sans forcément être un jeu exceptionnel. Là, on a vachement bossé en essayant de refaire les designs pour atteindre plus de public. Ça nous a permis d’avoir des choses pour démarcher et plus le temps passe et plus on arrive à obtenir des licences intéressantes.
Comment se passe la « quête » des jeux que vous allez porter ?
C’est très rare qu’il y ait des gens qui viennent nous voir spontanément en disant : « je veux adapter ce jeu ». La base de données numéro 1, c’est Internet. Il existe différentes bases de données de jeux : MAWS pour les jeux d’arcade et MOBY GAMES, qui répertorie les jeux d’arcade et les jeux PC. Après certains jeux vieillissent mal, par exemple, tout ce qui est simulation sportive : ça ne sert à rien de les ressortir, les nouveaux jeux de simulation les remplacent en tous points.
Y a-t-il eu des retournements de situation pour des jeux qui à l’époque n’avaient pas super bien marché et qui aujourd’hui ont beaucoup de succès ?
J’ai deux exemples radicalement différents. Il y a d’abord Zero Wing, qui a été horriblement mal traduit. Le jeu avait une popularité médium à l’époque et il y a un mythe qui s’est créé autour de la dynamique de traduction mal faite, à l’arrache. Et ce jeu a gagné clairement en popularité. Je dirais que c’est vraiment une exception. Mais les ayants droit ne sont pas identifiables et il n’y a donc pas eu de portage de ce jeu. Il y a aussi eu un clone éhonté de Super Mario Bros, qui a eu une petite célébrité à cause de ça.
L’autre catégorie, qui nous a surpris aussi, concerne des bornes d’arcade qui n’ont jamais eu l’occasion d’être disponibles, par exemple, en Europe. Généralement des jeux d’arcade 2D, des shoot-them-up. C’est, par exemple, un avion qui doit esquiver et tirer sur des avions qui arrivent en face. On a sorti différentes versions en Flash de ces jeux qui n’étaient absolument pas connus, de façon mondiale et gratuite car financés par la publicité. Et on a vu que certains jeux avaient beaucoup de succès, surtout en Chine et au Brésil. Et notamment auprès des très jeunes enfants, car l’immersion est immédiate, c’est clair, on comprend tout de suite le principe. Il y a un côté répétitif, addictif aussi et un petit côté challenge. Voilà des exemples de jeux qui renaissent de leurs cendres comme ça.
Quelle est votre marge d’interprétation, de créativité ? Jusqu’à quel point est-ce la fidélité au jeu qui prime ?
Disons qu’on ne veut pas changer l’âme du jeu, il y a peu de créativité. La priorité, c’est de garder les mécanismes de jeu, on veut garder le game design avec précision, c’est-à-dire laisser les mêmes cubes au même endroit, que le bonhomme saute à la même hauteur, etc. Parfois, on peut se permettre quelques petits ajustements, quand un jeu est trop difficile ou trop frustrant, mais il faut que ce soit quasiment invisible pour le joueur. Ce qu’on s’autorise à améliorer, ce sont les graphismes, le son et les nouvelles fonctionnalités.
Est-ce qu’il y a des éléments de jeu qui sont aujourd’hui devenus impossibles à retranscrire ?
On arrive toujours plus ou moins à trouver des solutions. Il y avait certains jeux vidéo qui fonctionnaient grâce au délai de balayage de l’écran. Ça complexifie encore plus l’émulateur parce qu’il faut simuler, en plus du comportement de la console, le comportement de l’écran en simulant un faux balayage. Sinon, il y avait certains jeux d’arcade qui étaient protégés par des codes, et on ne pouvait pas les faire fonctionner en émulation. Ce n’est que très récemment qu’ils ont été crackés.
Et vous n’avez jamais eu envie de bricoler autour des machines d’arcade par exemple, de reprendre des PC d’aujourd’hui et de relancer des vieux jeux d’arcade dessus ?
Il y a la mode de la borne d’arcade. Les gens qui jouaient à l’époque ont un boulot, une vie relativement tranquille, des apparts plus grands, des maisons, et des fois s’emmerdent un peu et aiment bien retomber là-dedans. Il y a ceux qui vont les faire eux-mêmes, avec un marché de la pièce détachée, et il y a le marché de l’import-export des bornes qui se développe beaucoup. Rien qu’en face, [dans les locaux – ndlr –] il y a une boîte qui s’appelle Neo Legend, à qui on a acheté la borne qui est là et avec qui on essaie de trouver des axes de collaboration. La demande est vraiment de plus en plus importante.
Certains essaient de créer des nouvelles bornes d’arcade de toutes pièces, qui permettent de jouer à ces anciens jeux. Notamment une table d’arcade. Imaginons une table comme ça, là, avec un écran tactile intégré. Avec Neo Legend, on réfléchit pour que cette table soit directement reliée à Internet et que les gens puissent directement sélectionner et acheter leur jeu comme ça. Ça ferait sens, mais c’est un très gros projet.
Sinon, j’ai vu que vous aviez eu des fonds par l’Agence nationale de la recherche, en remportant un concours. Du coup, vous considérez-vous comme des chercheurs ?
En fait, il y a un concours qui est organisé tous les ans par Oséo, dont les fonds viennent de l’ANR. Le but est de promouvoir l’innovation en général. Il y a à peu près 250 lauréats par an, dans le logiciel il y en a 30, dans le jeu vidéo il y en a 1 ou 2. On a remporté le concours parce qu’on était vraiment sur des problématiques très précises d’émulation. L’émulation est venue d’un désir profond des particuliers de rejouer à ces anciens jeux. Il n’y a pas eu d’organisation, c’était plein de petits projets qui partaient dans tous les sens. Et pendant très longtemps, il n’y avait pas d’alternative légale. Les éditeurs, les ayants droit ne se penchaient pas sur la question. Là, il y a eu une démarche, au niveau européen, pour uniformiser tous ces projets. Il y a 20 à 30 % de nos travaux où on va vraiment à la limite de ce qui a été fait en améliorant l’émulation de manière universelle, ce qui correspond à une définition de la recherche.
Un exemple très concret, c’est un brevet que nous avons obtenu d’abord en France, qui a été étendu en Europe puis aux États-Unis. L’innovation en question était un mécanisme qui permet de déployer des anciens jeux vidéo par émulation via des navigateurs Internet.
Pour revenir sur l’aspect recherche, si on n’avait pas fait, Romain et moi, une école d’ingénieurs, si on n’avait pas une sensibilité de chercheurs, on n’aurait pas été suivis par l’ANR. Il y a très peu de sociétés de jeux vidéo qui réussissent ce concours. Ça se compte sur les doigts de la main, pas plus.
Du coup, peut-on considérer que vous avez aussi une démarche d’historiens ?
Ça fait plaisir d’entendre ça ! C’est sûr qu’il nous est arrivé d’acheter le dernier exemplaire d’un jeu sur eBay et de le rendre compatible. Sur le côté historien, je dirais que c’est pas du tout notre démarche, on est clairement dans une démarche économique. Par contre, on est à différents niveaux de partenariat avec des associations comme MO5.COM [http://www.mo5.com/index.php], qui eux se positionnent davantage comme des historiens du jeu vidéo. Ils nous avaient contactés dans le cadre de l’exposition « Museogames » au musée des Arts et Métiers mais il n’y avait pas de collaboration directe à faire avec eux car on est plus sur du dématérialisé, eux ils sont plus sur du retrogamer tactile, avec les machines de l’époque. Ça aurait été étrange d’avoir d’un coup une tablette tactile, un iPhone ou un ordinateur dans l’exposition. Mais ça fait partie de notre démarche cette année, on veut se rapprocher de tous ces gens-là. Parce qu’il y a concrètement des choses à faire, plutôt que d’acheter des cartouches et d’attendre qu’elles se désintègrent avec le temps, de vraiment les conserver de manière universelle en digital.
Donc vous avez plus une démarche d’archéologues et de conservateurs ?
Oui, clairement. On fait beaucoup de recherches de droits, pas seulement en France mais aussi au niveau international, au Japon… C’est un vrai parcours du combattant et parfois on va redonner un cadre légal à certaines situations où c’était relativement bancal. On recrée une légitimité juridique sur des jeux. Et on va même dénicher certaines données perdues, on va remettre des dates, les réexposer et communiquer par rapport à la population actuelle. Et on entretient finalement ces jeux dans l’inconscient collectif.