L’entre-nous par carte

Écrit par Nidia Linhares et illustré par Jérémy Joncheray

Comment cartographier les rapports humains ?

Eu égard à la croissante adoption des réseaux sociaux en tant que mode d’être ensemble, la réflexion sur les possibilités d’une cartographie relationnelle s’impose.

À première vue, les sphères de la cartographie et des réseaux sociaux peuvent nous sembler distantes l’une de l’autre. Cependant, l’être connecté devient de plus en plus cartographié. Certains réseaux sociaux nous offrent la possibilité de voir notre ensemble de relations sous forme de cartes. La plupart d’entre elles ont pour structure porteuse le réseau – une myriade de chemins se dévoile, liant les individus les uns aux autres, telle une carte routière. Ici, nous devenons des nœuds plus ou moins grouillants, des lieux plus ou moins accessibles.


Mutual friends network graph [2009-11-14].
Give me my data (application Facebook). Creative Commons Owen Mundy.

Parmi ces cartes réticulaires, il y a une nouvelle approche qui prend un détour vers la mise en espace : Google+ a pour principal atout l’organisation spatiale des relations, appelée Cercles. Chaque cercle correspond à une catégorie relationnelle, assemblant nos contacts à notre guise.

Entre les deux approches citées, deux différences clés se profilent. En premier lieu, Cercles fait le tracé non pas de routes mais d’îles relationnelles, créées par chaque groupe de contacts. Deuxièmement, les cartes réticulaires ne participent pas au fonctionnement du site, tandis que sur Google+, la carte insulaire est, elle-même, l’interface. De ce fait, la façon dont nous appréhendons l’information change considérablement (par rapport à d’autres interfaces de réseaux sociaux).

Bien que ces deux cartes mettent en valeur des aspects distincts, il y a quand même un point commun entre elles : le collectif est vu en tant que collection d’individus en connexion. Il s’agit d’une modalité cartographique qui privilégie le lieu au détriment de l’espace. J’emprunte ici la distinction établie par Michel de Certeau, où le lieu implique une stabilité, il est une « configuration instantanée de positions » [1], alors que l’espace est de l’ordre du dynamique.

L’espace est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient. Est espace l’effet produit par les opérations qui l’orientent, le circonstancient, le temporalisent et l’amènent à fonctionner en unité polyvalente de programmes conflictuels ou de proximités contractuelles. [2]

Alors, la question se pose : comment une cartographie des rapports humains peut-elle faire espace plutôt que place ? En prenant la voie de l’existentiel. C’est ce que nous suggère l’approche hodologique [3], selon laquelle la carte se construit par l’expérience de celui qui la trace. Dans ce cas, la cartographie a affaire à la mise en vue d’un milieu, c’est-à-dire le « monde d’action et de perception », le « monde vécu » [4].

Écartons-nous un instant des réseaux sociaux pour découvrir un projet cartographique qui a pour prémisse cette dimension existentielle. Bio Mapping nous donne à voir, selon son auteur, la « surface commune d’émotion » [5] d’une ville. Un tel espace émotif se construit à partir de données biométriques et de géolocalisation, recueillies pendant le parcours de quelques volontaires. Ensuite, ces données sont transcrites en plusieurs cartes. Au moment de faire le bilan de Bio Mapping, Chris Nold se voit partagé : d’une part, il tient son œuvre pour « un outil représentationnel qui est médiateur de relations » [6]. D’autre part, il se demande :

Est-il vraiment possible de fusionner nos émotions et expériences afin de construire un regard sur le lieu tout à fait commun ? [7]


SAN FRANCISCO EMOTION MAP - CHRISTIAN NOLD, 2007. (Creative Commons)

En effet, tracer un ensemble d’aspects individuels ne suffit pas pour traiter le commun. À l’instar des cartes conçues par Fernand Deligny [8], le commun se révèle lorsqu’on devient sensible à l’autre. Dans le cadre de son expérience avec des enfants atteints d’autisme, Deligny a demandé aux « présences proches » de réfléchir à leur relation avec les enfants sans recourir aux mots. Le processus consistait d’abord à établir une carte synthétique d’un lieu, pour ensuite y transcrire les gestes et déplacements – tant des enfants que des adultes. Ainsi, à partir de la main à la dérive sur le papier surgissent des « lignes d’erre », comme les appelait Deligny, qui nous donnent à voir un « corps commun » :

[un] tissu dont la chaîne est coutumière et quotidienne, faite des usages des présences proches de l’enfant mutique, et dont la trame hallucinée échappe à notre regard. Le corps commun dont les cartes font le tracé est précisément ce qu’il y a entre les Uns et les Autres, toute personne vacante. [9]


Fernand Deligny, Œuvres, op. cit., pp. 1079.

Deligny nous fait découvrir que tracer le « corps commun », c’est tracer la relation à l’autre non pas comme un trait d’union – comme le font les réseaux sociaux – mais comme un milieu à part entière, un troisième milieu qui est issu d’un entrecroisement de milieux ; autrement dit, les « lignes d’erre » traduisent un milieu associé [10]. On se rapproche alors du raisonnement de Gilbert Simondon, qui met l’accent sur le rôle constitutif du milieu associé. Un espace de constante médiation, complémentaire à l’individu [11], où se produit quelque chose qui ne pourrait pas se produire au sein de l’individualité. Une production inédite, parce qu’engendrée par la résonance d’aspects qui précèdent l’individuel – une « normativité collective » [12]. Une dimension qui n’implique pas le soi, mais l’entre-nous.

Le fait de tracer les déambulations des enfants mène les « présences proches » à expérimenter la présence d’autrui en soi ou de soi en autrui [13], ce qui est le fondement du commun. Cette expérience cartographique étend la dimension hodologique : la carte ne traduit plus seulement l’individuel (comme le fait Bio Mapping), mais encore le collectif. Toujours en résonance avec Simondon, le collectif est quelque chose d’autre que la pluralité d’individus – il ne s’agit pas d’un simple rassemblement d’unités closes, mais plutôt d’une nouvelle modalité de l’être :

[…] l’individuation sous forme de collectif fait de l’individu un individu de groupe, associé au groupe par la réalité préindividuelle qu’il porte en lui et qui, réunie à celle d’autres individus, s’individue en unité collective. [14]

Une telle cartographie du collectif s’approche du dialogue, c’est-à-dire d’une « production conjointe de sens » [15] dont la paternité ne peut pas être attribuée à quelqu’un ni à quelques-uns, mais qui se situe à l’intervalle des individus. Ici, nous entrons en résonance avec les écrits de Merleau-Ponty sur le langage : « au lieu de l’être par un mot, c’est par un blanc entre les mots qu’il [le sens] passe dans le langage » [16]. C’est précisément la relation entre les éléments qui porte le sens, non pas les éléments en eux-mêmes.

Si finalement elle [la langue] veut dire et dit quelque chose, ce n’est pas que chaque signe véhicule une signification qui lui appartiendrait, c’est qu’ils font tous ensemble allusion à une signification toujours en sursis, quand on les considère un à un, et vers laquelle je les dépasse sans qu’ils la contiennent jamais. [17]

Revenons enfin à notre point de départ, les réseaux sociaux. Pourquoi faut-il penser à une cartographie du collectif dans ce contexte ? Parce qu’articuler les cartes réticulaires, insulaires et collectives permet d’envisager d’autres cheminements possibles, d’autres modes d’être ensemble. Aller de l’individuel au collectif, comme aller du mot à la parole.

Bibliographie

CERTEAU, Michel de. L’Invention du quotidien : 1. Arts de faire. Paris, Gallimard,1990, 351 p.

DELIGNY, Fernand et JOSEPH, Isaac. « Voix et voir », in Les Cahiers de l’immuable, nº 1, in Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, 1848 p.

JACQUES, Francis. L’Espace logique de l’interlocution, Paris, Presses universitaires de France, 1985, 639 p.

MERLEAU-PONTY, Maurice. « Le langage indirect et les voix du silence » et « Sur la phénoménologie du langage », in Signes, Paris, Gallimard, 2001, 438 p.

NOLD, Christian (org.). Emotional Cartography - Technologies of the Self, 2009. Disponible sur Internet : http://www.emotionalcartography.net.

SIMONDON, Gilbert. Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1969, 265 p.

SIMONDON, Gilbert. L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, éditions Jérôme Millon, 2005, 571 p.

TIBERGHIEN, Gilles A. / BESSE, Jean-Marc. « Hodologique », in Les Carnets du paysage, nº 11, ENSP/Actes Sud, octobre 2004, pp. 8-24.

TOLEDO, Sandra Alvarez de. Les Cahiers de l’immuable, in DELIGNY, Fernand. Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, 1848 p.

UEXKÜLL, Jakob von. Mondes animaux et monde humain ; suivi de La Théorie de la signification, Paris, Pocket, 2004, 188 p.

[1Michel de Certeau, L’Invention du quotidien : 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 173.

[2Idem.

[3Voir à ce propos : Gilles A. Tiberghien / Jean-Marc Besse, « Hodologique », in Les Carnets du paysage, n° 11 ENSP/Actes Sud, octobre 2004, pp. 8-24.

[4Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain ; suivi de La Théorie de la signification, Paris, Pocket, 2004, pp. 14-15.

[5Christian Nold (org.), Emotional Cartography - Technologies of the Self, 2009, p. 7. Disponible sur Internet : http://www.emotionalcartography.net.

[6Ibid., p. 6.

[7Extrait original : « Can we really blend together our emotions and experiences to construct a totally shared vision of place ? », ibid., p. 7.

[8Voir à ce propos : Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, pp. 847-867.

[9Fernand Deligny et Isaac Joseph, « Voix et voir », in Les Cahiers de l’immuable, nº 1, in Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, 1848 p.

[10Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989, p. 57.

[11Gilbert Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, éditions Jérôme Millon, 2005, p. 63.

[12Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 221.

[13Voir à ce propos : Maurice Merleau-Ponty, « Sur la phénoménologie du langage », in Signes, Paris, Gallimard, 2001, p. 157.

[14Gilbert Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 29.

[15Francis Jacques, L’Espace logique de l’interlocution, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 12.

[16Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », in Signes, op. cit., p. 70.

[17Maurice Merleau-Ponty, « Sur la phénoménologie du langage », in Signes, op. cit., p. 110.

Texte : creative commons

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