La Fabrique Autonome des Acteurs

Propos recueillis par Mathilde Sauzet en mars 2017. (Image en une : © Stéphane Tasse)

Daria Lippi, metteur en scène et comédienne, Barbara Forestier, chef d’entreprise dans la communication, Juliette Salmon, actrice et musicienne, sont les fondatrices et les chevilles ouvrières de la Fabrique Autonome des Acteurs de Bataville. De mai à octobre 2016, elles emménagent dans le bâtiment de la cantine et invitent artistes, acteurs et chercheurs à jouer sur les plateaux d’usine désertés. Finis les Bata, les gros bras et les gourous, elles remplacent la figure du père par une pédagogie des paires.

Strabic : L’usine de Bataville Hellocourt cesse définitivement son activité en 2001, et vous vous installez en 2014. Comment naît votre fabrique au sein de Bataville et qu’y produisez-vous ?

Daria

J’ai fait mon parcours dans le théâtre public français et à la quarantaine, j’ai réalisé qu’il me manquait dans ces institutions la formation professionnelle et transdisciplinaire et la recherche fondamentale. Le projet de monter un lieu dédié à ces deux manières de renouveler la pratique scénique précédait la découverte du site. Puis il y a eu le coup de foudre avec Bataville en 2013.

Ma conviction est qu’il faut penser une pédagogie de l’acteur, en lien avec d’autres disciplines plus structurées, comme la danse ou même les sciences, dans laquelle les éléments peuvent être identifiables par tous ceux qui apprennent.

Des grands pliés, par exemple, tous les danseurs contemporains en ont fait des millions même s’ils ne les utilisent pas sur scène. Le manque de formalisation de la pédagogie théâtrale est la porte ouverte à tous les excès, car n’importe qui peut se placer en figure absolue du savoir et imposer un vocabulaire, une technique, une méthode en s’en revendiquant l’inventeur. Le théâtre est un très vieil art – je pense qu’on n’invente rien !

À la Fabrique Autonome des Acteurs (FAA), nous délivrons des formations avec deux ou trois maîtres de stage et au moins deux disciplines différentes pour que les maîtres soient aussi en apprentissage au sein de ces paires ou trios. Ce n’est pas horizontal, car il y a des professionnels qui donnent le stage et d’autres qui le prennent, mais on établit un cadre de maîtres de maîtres et apprentis d’apprentis.

Ensuite, il y a l’enjeu de la recherche fondamentale. La différence entre la recherche fondamentale et la recherche artistique, c’est qu’en recherche fondamentale, on doit pouvoir partager la question sur laquelle on travaille, le protocole mis en place et les résultats – ou le manque de résultats. Le processus doit être transmissible pour que d’autres qui s’intéressent au même sujet puissent avoir accès à cette matière, s’en servir, y donner suite. Une recherche artistique, elle, donne lieu à une production artistique, à une œuvre, dont les processus de production ne sont pas nécessairement transposables.

Dans les laboratoires de la FAA, on n’attend pas une création finalisée, mais la production d’un protocole, d’une « publication » – ce n’est pas forcément un livre ou un article, mais toute forme qui puisse être support de partage avec d’autres chercheurs.

© Andrea Messana

Juliette

L’année dernière, des chercheurs ont proposé de travailler sur la téléprésence, et la FAA a hébergé la session de recherche. La téléprésence sur la scène de théâtre, Daria et moi y sommes hostiles, mais il fallait l’étudier pour aller au-delà... Nous avons donc participé au laboratoire en tant que chercheuses. On a installé des dispositifs de téléprésence partout sur le site, on a cherché avec une grande rigueur. Ces protocoles génèrent une performativité passionnante. Nous nous sommes rendues compte que l’important n’était pas de décider si c’était ou non du théâtre mais bien de questionner la performativité en elle-même. L’intérêt de « poser » ça comme ça, sur une scène, continue de nous paraître peu pertinent. Par contre, s’emparer de ces outils et créer avec des formes performatives peut être intéressant.

Que signifie le terme « autonomie » dans votre identité institutionnelle et artistique ? Le terme a-t-il un rapport à l’histoire ? Comment fait-il écho au présent ?

Barbara

Nous ne justifions pas notre présence et le projet artistique de la FAA par l’utilité sociale. Nous faisons cependant un travail situé dans lequel nous nous confrontons à la mémoire des gens et des lieux. Nous espérons avoir un rôle de pionnières et attirer d’autres projets, car l’idée est d’ouvrir le site à des influences extérieures de différentes natures.

Passer de l’histoire douloureuse de l’autarcie à quelque chose de plus fluide, plus ouvert, comme l’autonomie.

Juliette

Ici, les gens sont associés au lieu. Bata a fermé et ils se sont fermés avec. Quand des artistes en stage posent des questions, sont curieux, trouvent de l’intérêt dans leur histoire, ils peuvent dissocier le passé de l’usine de leur vie. Ils doivent réinventer des manières d’interagir avec ces nouveaux visiteurs. Certains habitants participent aux activités de la FAA pendant une période et, petit à petit, ils se remettent dans leurs projets à eux.

© Andrea Messana

Daria

Pour ce qui est de la FAA, dans le futur, l’ambition est de constituer un réseau d’acteurs impliqués dans la direction du projet ce qui permettrait de mettre à disposition de chacun ce lieu comme un outil de travail ponctuel et de pouvoir continuer une activité artistique à côté.

Juliette

Car cette activité artistique extérieure est nécessaire. Nous revendiquons une structure gérée par des artistes : ceux qui la fréquentent la transforment.

Daria

Les théâtres et les centres de danse – comme le CND et les CCN – ont été conçus pour être des maisons d’artistes, mais aujourd’hui la permanence concerne seulement le directeur et les métiers d’administration, de médiation et techniques. Les artistes sont intermittents, ils investissent le théâtre par contrats ponctuels pour ne se dévouer qu’à la partie artistique. Mais souvent le confort infantilise. Les artistes perdent la responsabilité de faire vivre un lieu dans lequel les idées peuvent grandir, sortir du cadre. L’idée à la FAA, c’est de dire qu’il y a un certain nombre de choses dont l’artiste doit s’occuper, car la création artistique est concernée par le contexte dans lequel elle se produit. Ça implique un certain nombre de savoir-faire qui n’ont pas à voir avec le plateau, mais qui ouvrent et autonomisent. Ça ne veut pas dire qu’il faut se passer en permanence des métiers qui accompagnent l’artiste, mais avoir une expérience permet de mieux négocier consciemment avec ceux-là.

À ce titre, la FAA a deux saisons qui sont liées au climat : l’été l’action et l’hiver, la recherche de fond. C’est important de séparer ces temps, car Bataville est un milieu géographiquement, socialement isolé ; on ne pourrait y vivre en permanence. On le fera sans doute un jour, quand la FAA aura grandi et qu’il y aura d’autres initiatives sur le site. En attendant chaque nouvelle période de terrain, on regarde ce que l’on a fait précédemment, on réajuste. Quand on parle de recherche de fond, cela a trait à l’économie et aussi au sens du projet. L’économie est un support de réflexion quand on prend la distance nécessaire pour ne pas y être aliénées.

L’hiver est le moment chinois – nous sommes des lectrices de Sun Tzu – celui où on digère. On essaie de ne pas plier un projet dans un contexte qui ne s’y prête pas. On tâche de trouver comment négocier la poussée conceptuelle et utopique avec ce réel.

© Stéphane Tasse

Qui sont les artistes avec qui vous collaborez ? Comment travaillez-vous avec eux le rapport au lieu, au bâtiment, à l’histoire et au contexte socioculturel ?

Daria

Nous invitons des artistes-chercheurs : des artistes pour qui faire de l’art, c’est aussi chercher à formuler de nouveaux savoirs. Ces artistes-chercheurs de toutes disciplines, tous parcours, toutes nationalités, constituent un vaste réseau. Pour commencer à collaborer, on doit faire émerger une question qui intéresse les disciplines en présence. Par exemple, pour le premier atelier qui faisait dialoguer danse et théâtre avec Loïc Touzé et Thusnelda Mercy, on a choisi : comment commencer, développer, et finir ? Du côté des laboratoires, avec les éthologistes de l’université de Rennes, on s’est demandé : qu’est-ce qu’observer ? On a formulé des hypothèses autour de nos domaines de connaissances respectifs : les comportements humains et animaux.

Juliette

Pour les ateliers de formation, on demande toujours à notre invité d’inviter lui aussi un intervenant de son réseau pour qu’on ne s’enferme pas. On ne souhaite pas composer une famille d’artistes ; on préfère être dépossédées des esthétiques, si tant est que les questions amenées soient valides.

Barbara

Au début du stage, on commence par une visite du site. Généralement, tout le monde a le coup de foudre, puis viennent vite les questions. On s’arrange pour leur faire rencontrer des gens devenus des amis ou des complices au fil des années. Ils échangent sur leurs métiers, car le plus naturel est bien d’échanger sur notre raison d’être là : le travail. On découvre l’histoire de Bataville par la mémoire vive. Une rencontre entre quelqu’un qui passe et quelqu’un qui reste.

© Stéphane Tasse

Et comment les habitants perçoivent-ils votre usage de leur temps ? Car si vous utilisez leurs histoires pour vos réflexions présentes, eux ne font référence qu’à leur passé. Se projettent-ils dans futur ?

Juliette

C’est une dynamique qui s’installe, des sensations qui sont redécouvertes. Cette année, on a accueilli le concert d’Emily Loizeau dans l’usine et on a eu quarante-cinq bénévoles de Bata et des alentours. Le fait de se trouver dans l’action, dans l’adrénaline de l’urgence, c’est physiologique : c’est le genre d’état physique qui stimule.

Barbara

Et puis le fait d’avoir une émulation qui vient en plus de l’extérieur, c’est primordial. Les histoires de Bata circulent maintenant du dedans au dehors grâce à des gens à qui on avait supprimé la capacité d’échange avec l’extérieur.

Bata avait mis en place un management basé sur l’infantilisation. Les employés avaient des conditions de vie privilégiées comparées à celles de petits agriculteurs du coin, mais, formés par Bata à Bata, tout était mis en place pour les y retenir. Y compris l’abaissement, qui se traduisait vite chez les ouvriers par un certain complexe d’infériorité.

Le fait qu’un performeur portugais passe une heure à essayer de formuler des phrases en français avec une fille de Bata qui lui explique comment on dit et lui raconte pourquoi elle aime être ici, ça bouscule les représentations des rapports de force. La FAA, ce n’est pas nous trois, c’est tout un réseau d’artistes qui partagent cet intéressement-là.

© Stéphane Tasse

Qu’est-ce que racontent des corps qui jouent, qui dansent dans ces anciens espaces de travail marqués par l’idéologie de la productivité industrielle ?

Daria

Bataville est un décor grandeur nature : on passe du plateau industriel, vaste salle en béton avec vue sur les arbres, à la salle de bal et ses colonnes à collerettes un peu kitch, son parquet en chêne de 70 ans sur lequel des générations ont dansé le twist. Les gestes que l’on fait normalement dans un studio danse, transposés ici, où tous ceux qu’on connaît se sont dragués au Bal du Cuir, prennent un autre poids. Les milliers de boîtes à chaussures dans le dépôt, c’est un décor en soi : pour jouer mon solo, je n’ai besoin de rien d’autre que des chaises pour les spectateurs. Et c’est pareil pour la conférence de neurosciences qu’on a organisée dans une salle de réunion qui accueillait à l’époque les dirigeants de Bata. Même avec un PowerPoint, dans ce cadre-là, on écoute différemment. La puissance de ce décor nous oblige à sortir de la quotidienneté, rehausse l’intérêt de ce que nous faisons.

Qu’est-ce que ça change, une conférence, une chorégraphie en forêt ou dans un lieu non dédié à cet usage ? L’espace agit sur toi physiquement. Comme quand tu embrasses pour la première fois.

Cette dimension d’expérience brute a grandement disparu dans l’industrie culturelle, entre autres à cause des conditions de sécurité. Aujourd’hui les théâtres français sont des boîtes techniques extraordinaires, mais le bonheur à Bata, c’est que le décor et les lumières sont déjà là. Ici, la seule chose dont on s’occupe c’est la présence, celle de l’acteur. Et il y a autant de possibilités qu’il y a d’espaces à Bata. Si tu n’es pas champêtre, tu trouves une friche industrielle abandonnée, sans arbre !

Je ne défends pas une esthétique et un modèle pour des conditions de travail permanentes. Mais de faire ce déplacement de manière ponctuelle ramène à l’essentiel. Bata est une oasis, une aire de repos. Non pas un autre système, mais un à-côté du système qui lui est nécessaire.

© Guy Delahaye

Vous êtes trois femmes à l’initiative de la FFA. La figure masculine et paternaliste de Monsieur Bata qui plane sur le lieu vous influence-t-elle dans votre gouvernance ?

Daria

La plupart des artistes qui ont travaillé à la FAA sont des femmes. Ce n’est pas programmatique, mais pas un hasard non plus. Le monde du théâtre institutionnel, le mien jusque là, est aussi un tout petit monde gouverné par des hommes. Il est très rétrograde et caricatural en ce qui concerne la distribution du pouvoir et les rapports masculins/féminins. La FAA est en quelque sorte une opération d’autonomisation des acteurs et des actrices, qu’on pourrait appeler les prolétaires du théâtre.

Barbara

À Bataville, on a été plus facilement accueillies parce qu’on est des femmes ; on ne fait pas peur. Mais de manière corrélée, on met du temps à être prises au sérieux parce qu’on est des femmes.

Quand on a visité Bata pour la première fois, c’était à l’époque d’un projet de complexe de studio de cinéma, circuit automobile et musée de la cascade de film. C’était des grands noms et puis rien.

Les locaux se sont bien rendus compte que ce sont les mecs connus qui ont fait rêver avec des millions et que finalement ce sont les nénettes qui remettent l’électricité.

Juliette

Être des femmes et porteuses de projets à Bata, ça finit peut-être de dire le changement. On a fait voir aux politiques ce site autrement que par l’opposition : lieu de travail/lieu de non-travail. On démystifie l’image de la cicatrice – ou même de la plaie béante – pour leur montrer une beauté. On les aide à oublier l’idée qu’il y aura un jour un grand patron qui rachètera tout le site et créera des emplois. L’Université foraine a aussi participé à cette transition : à mettre un point final au deuil de Bata et à ces visions de projet total pour ouvrir une perspective de coopération de projets plus petits qui ne donneront pas directement du travail aux habitants, mais qui attireront petit à petit d’autres initiatives autonomes et expérimentales qui développeront, grâce à leur nombre et leurs collaborations, une économie modérée, mais réelle.

POUR ALLER PLUS LOIN :

• Le site web de la Fabrique Autonome des Acteurs.

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