Au Pérou, les cimetières préhispaniques sont appelés huacas. Au fil des siècles, ces temples ont abrité une pluralité de fonctions sociales, économiques et symboliques. Parties intégrantes des espaces urbains ou des environs des communautés rurales, les huacas donnent à voir la perméabilité entre le monde des défunts et celui des vivants. Membre d’un projet de recherche de l’université de Bologne amorcé en 2004 et poursuivi aujourd’hui à l’EHESS de Paris, Emanuela Canghiari a participé à un travail de terrain dans la région d’Ancash, avec une équipe d’archéologues. Anthropologue culturelle, elle était chargée d’explorer le rapport des communautés andines aux vestiges préhispaniques. Elle nous introduit ici auprès de quelques huaqueros, curieux fouilleurs, simples pilleurs ou terribles chasseurs de trésors.
« Il dépend de celui qui passeQue je sois tombe ou trésorQue je parle ou me taiseCeci ne tient qu’à toiAmi n’entre pas sans désir ».Paul Valéry
Les guides péruviens qui nous accompagnaient dans les explorations ne parlaient pas beaucoup, leurs mots se raréfiaient comme l’oxygène dans l’air qu’on respirait. C’est dans leurs gestes que j’ai véritablement appris à « lire » le territoire. Leurs mains qui dessinaient les contours des montagnes me montraient les marques d’une présence humaine, là où je ne voyais que roches et sommets. Leurs connaissances de la « géographie sacrée », de la position des cimetières préhispaniques, de leur âge et de leurs éventuelles richesses m’ont sans doute surprise. J’ai vite compris que ces guides connaissaient très bien le territoire et les chemins menant aux vestiges pour avoir été les premiers à les découvrir et à les fouiller. C’est ainsi que s’est déroulée ma première rencontre avec les huaqueros, les pilleurs de tombes préhispaniques.
Chasseurs de trésors, prédateurs de huacas, sortes de Robin des Bois modernes aux allures d’Indiana Jones, cette figure se prête bien à une représentation romantique. L’archéotrafic est pourtant une question complexe et constitue un des marchés illicites les plus destructeurs et lucratifs au monde. Des trafiquants aux collectionneurs, des faussaires aux touristes, le pilleur n’est que le plus petit maillon d’une longue chaîne commerciale de l’art. Victor Hugo se proposait de traduire le célèbre proverbe latin « Tempus edax, homo edacior » (Le temps est destructeur, l’homme l’est plus encore) ainsi : « Le temps est aveugle, l’homme est stupide ». Mais est-ce réellement le manque de discernement qui pousse un individu à détruire son propre patrimoine ? Quelles sont les répercussions locales de ce pillage de tombe ? Une immersion ethnographique, non dénuée de questionnements éthiques, a permis de « mettre au jour » quelques aspects de cette question controversée.
La huaca « cannibale » ou protectrice : comment la connaissance et le respect des rites légitiment le pillage
Au Pérou les vestiges sont considérés comme les endroits où ont vécu – et continuent à vivre – les ancêtres fondateurs de la communauté. Les huacas de la côte péruvienne se présentent sous la forme de pyramides en adobe (briques d’argile séchée). Dans la région andine, en revanche, elles ont le plus souvent l’aspect d’une petite maison, ce qui contribue à définir les aires funéraires, dans l’imaginaire populaire, comme des « villes de défunts ». Les huacas définissent les frontières de la communauté et lui confèrent une identité, elles viennent légitimer la propriété des terres et des ressources, tout en protégeant ses membres de l’ingérence de forasteros (étrangers).
Ambigües, les huacas représentent, de façon symbolique, des pierres habitées par le diable ou le corps d’une femme, à la fois mère protectrice et dangereuse séductrice. Elles peuvent ainsi « manger » les hommes ou bien « offrir en don leurs trésors ».
La valeur des huacas est donc contextuelle et relationnelle, dépendant d’une série de normes partagées par la communauté. Des rituels individuels ou collectifs (basés principalement sur la consommation de feuilles de coca, de tabac et d’alcool), mettent en scène et renouvèlent la relation avec ces espaces. Le but de ces pratiques est d’apprivoiser et de rendre plus calmes (mansos) les êtres « sauvages » (chucaros) qui les habitent, sources de maladies ou de déséquilibres naturels.
Ainsi, si on veut accéder aux vestiges et exploiter leurs richesses, il est indispensable de respecter certains rites et de négocier la confiance des ancêtres. Dans cette optique, les trésors sont conçus comme un « don » des ancêtres à un « élu », qui le mérite, pour ses capacités, ses connaissances, sa force morale et son désintéressement. Ce discours évite, dans ce contexte symbolique, toute idée de vol ou de profanation. Dès lors, de manière stratégique, la figure qui arrive à s’imposer comme spécialiste de ces pratiques est justement celle du huaquero.
Au cours de mon travail de terrain dans la sierra d’Ancash, je cherchais à contacter des « amateurs d’archéologie » (une périphrase que j’utilisais pour ne pas parler directement de fouilleurs) ; je reçus avec surprise la réponse tout à fait désinhibée du maire d’un village :
« [Tu parles des] Huaqueros ? Malheureusement, ici, il n’y en a pas. Ce qui manque ici, c’est justement quelqu’un qui s’intéresse à l’archéologie […] ».
Il aurait bien aimé qu’il y ait, dans son village, une personne capable de trouver des céramiques, dans le dessein de réaliser un petit musée local et d’intégrer son village aux circuits touristiques.
Dans un autre village de la Cordillère Blanche, un maire alla plus loin, en promouvant une campagne de récupération des pièces archéologiques, afin de créer une collection unique. Cette mesure cependant, loin de protéger le patrimoine local, avait provoqué une véritable course au pillage. Seul un huaquero expert avait obtenu une hypothétique « licence ». Si la majeure partie des fouilleurs clandestins que j’ai connus étaient très méfiants et m’ont demandé de préserver leur anonymat, la transparence de ce dernier et le sourire imprimé sur son visage m’avaient déstabilisée :
Pour des raisons éthiques, les noms ont été modifiés.
« L-u-i-s G-o-n-z-a-l-e-s… Il faut que tu notes bien mon nom, comme ça tu ne l’oublieras pas ! »
Ce flegme était du à ce papier où, noir sur blanc, le maire prétendait protéger cet homme des dénonciations. Huaquero de famille et de réputation, Luis rêvait d’ouvrir une épicerie et c’est aujourd’hui chose faite, grâce à l’argent gagné à la mairie. Pour Luis, les caractéristiques d’un huaquero doivent être l’humilité et l’absence de cupidité, car « ceux qui cherchent avec convoitise ne trouveront jamais ».
Une destruction professionnelle ou d’amateur : du gagne-pain au loisir, les motivations variées des huaqueros.
Pour des raisons à la fois religieuses (les vestiges comme « maison » des ancêtres) et économiques (les vestiges comme ressources culturelles), la huaquería est une activité socialement contrôlée. Seul le huaquero reconnu comme « professionnel » est légitimé par la communauté et peut accéder aux vestiges ; les autres – accusés de n’avoir des motivations que pécuniaires – seront rejetés.
C’est le cas de José et de Bruno, deux huaqueros de la sierra d’Ancash, perçus respectivement par leur communauté comme huaquero professionnel et amateur. José est le « chef » d’un groupe de fouilleurs clandestins car, malgré son jeune âge (30 ans), il possède davantage d’expérience et beaucoup d’intuition. Des études d’ingénieur inachevées dans la région littorale ont constitué une sorte d’apprentissage aux excavations irrégulières. C’est lui que j’ai pour la première fois entendu utiliser une expression que j’allais entendre par la suite dans d’autres contextes :
« Nous sommes des archéologues empiriques ».
De fait, José considère qu’il connaît tous les chemins qui mènent aux vestiges, « pour les avoir parcourus avec ses pieds ». Cette expérience du territoire lui confère un avantage vis-à-vis des archéologues, considérés comme des « pilleurs avec la permission de l’État ». José se voit promu au statut de huaquero professionnel grâce à ses connaissances, son ancrage dans l’approche rituelle locale et, enfin, sa volonté de créer une maison-musée (une manière d’éviter que les pièces ne sortent de la communauté).
À l’opposé, nous avons l’exemple de Bruno, professeur de technologie au collège, qui se targue de sa réputation de « terrible huaquero » et de féroce destructeur. Il est connu, en effet, pour sa soif d’argent et son manque d’intérêt pour l’archéologie (« il allait piller quand sa femme le mettait à la porte », murmurent certains). Une ronde paysanne l’a plusieurs fois arrêté et menacé, en l’empêchant de rejoindre les vestiges. Pour Bruno, la huaquería est un divertissement, comparable à la chasse, et devient « un véritable vice :
« Plus on en découvre, plus on en a envie ».
Comme tous les vices, le pillage n’est pas seulement moralement condamnable, il est aussi, au fond, peu lucratif. « Aucun pilleur ne devient riche. L’argent s’en va ». D’après une prétendue « malédiction du huaquero », le gain obtenu par la vente d’objets exhumés de manière illicite est un pécule qui s’évapore très rapidement. Aux dires de Santiago, huaquero depuis l’âge de 8 ans, le bénéfice économique obtenu par la commercialisation de pièces préhispaniques est considéré comme éphémère et volatile. Santiago, que j’ai rencontré dans la région de Lambayeque (côte nord), a survécu à une huaca qui l’avait « mangé » : le sable l’avait recouvert alors qu’il était en train de fouiller un tunnel. Cet événement lui a fait en partie perdre l’ouïe et souffrir de troubles psychiques. Maîtrisant moins bien que d’autres l’art de fuir, il a été aussi arrêté plusieurs fois par la police et soumis à de nombreux procès. Malgré tout cela, Santiago continue à creuser :
« Et comment je fais pour payer les avocats ?! Je retourne fouiller ! Je n’ai pas d’autres moyens ! »
Ce bref aperçu de la pratique du pillage, qui privilégie la perspective locale à une approche institutionnelle internationale plus coûteuse, montre les ambiguïtés incarnées par la figure du fouilleur clandestin. La huaquería relève d’une complexité de représentations qui ne sont pas seulement fascinantes à dévoiler ; elles viennent aussi exprimer la multiplicité des rapports que les communautés et les individus entretiennent avec les cimetières préhispaniques, la mémoire et le patrimoine.
Louis Réau, 1958, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français.
Les ruines, aujourd’hui, vivent non seulement comme des spectres, mais également comme des êtres de chair et de sang.