En 1941, Maurice Chevalier évoquait dans La Symphonie des semelles en bois les souliers de sapin des midinettes parisiennes qui résonnaient comme des claquettes. Ce « tap tap » sur les pavés, c’était « le rythme parigot du sourire en sabot ». Avec ces quelques lignes, le chanteur français saisissait l’un des nombreux et ingénieux stratagèmes mis en œuvre par la mode française pour rester coquette durant la Seconde Guerre mondiale.
La mode et la guerre sont deux réalités difficiles à associer : l’une place le superflu et la vaine recherche du beau sur un piédestal tandis que la seconde entraîne son lot de restrictions et de souffrances. Y a-t-il encore une place pour la mode dans un contexte aussi trouble, où la survie tient plus au problème de l’approvisionnement en pain et en produits frais qu’en mètres de dentelles et de rubans ?
Les Parisiennes sous l’Occupation
L’Occupation de la capitale de la mode – et de la France – pendant la Seconde Guerre mondiale en fait une démonstration exemplaire, comme l’avait d’ailleurs illustré l’exposition Accessoires de mode sous l’Occupation, Paris 1940-1944 au mémorial du général Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris – musée Jean-Moulin en 2009. Publié aux éditions Petites Capitales, le catalogue signé Fabienne Falluel et Marie-Laure Gutton s’intitule Élégance et système D, Paris 1940-1944 et met en avant ces accessoires emblématiques de l’époque conservés dans les collections du musée Galliera. De même, l’exposition des photographies en couleurs d’André Zucca Les Parisiens sous l’Occupation à la Bibliothèque historique de la ville de Paris en 2008 donnaient à voir, entraînant de vives controverses, l’impertinence du chic dans une ville occupée.
Élégance et Système D
Paris, que les décennies passées, de Worth à Poiret, avaient contribué à élever en capitale de la mode et de la couture, abrite à l’aube de la guerre des milliers d’ateliers et d’ouvriers : modistes et brodeurs, couturiers et plumassiers représentent une part non négligeable de l’industrie nationale. Soucieux de maintenir ce secteur de l’économie vivant, Lucien Lelong, lui-même couturier et président de la Chambre syndicale de la haute couture, engage d’âpres négociations avec les occupants : critiquées à la Libération, ces discussions permettent néanmoins au projet de délocalisation de la couture parisienne [1] à Berlin d’échouer. En mars 1941, le journal de propagande Signal expliquait pourtant :
Jusqu’ici Paris a été l’œil du monde dans le domaine de la mode, mais les créateurs de Seine ont été troublés dans leur jugement du vraiment beau, bon et convenable… La mode parisienne doit passer par Berlin avant qu’une femme de goût puisse la porter [2].
Si l’industrie de la mode demeure alors parisienne, son fonctionnement se heurte aux réalités pratiques quotidiennes : les restrictions inhérentes à une France désormais fournisseur officiel de l’Allemagne, selon les termes de l’armistice de juin 1940, concernent tout aussi bien les denrées alimentaires que les matières premières. Ainsi laine, soie et cuir sont réquisitionnés tandis que des bons d’achats sont par exemple émis pour rationner les achats de souliers. Restreinte mais toujours active, la mode parisienne ruse pour continuer son commerce et maintenir son attractivité. C’est ainsi que l’on voit apparaître les fameuses semelles en bois évoquées par Maurice Chevalier, pour tromper le manque de cuir. De même, la paille ou le raphia, le feutre ou le Rhodoïd jouent non sans inventivité leur rôle de substitution :
on découvre le turban de ficelles de paille [3], le sac à main en châles de cachemire recyclés, ou encore les bas de soie en trompe-l’œil peints au brou de noix à même les jambes.
La mode subit une transformation dans ses matériaux mais évolue également face aux bouleversements des modes de vie. Le succès des vélos face à la pénurie d’essence favorise les sacs en bandoulière et les jupes-culottes, tandis que la nécessité de se réfugier fréquemment dans les abris anti-aériens encourage le développement des combinaisons chez les couturiers (Schiaparelli, Lelong). Ceinturées, à larges poches, elles permettent de transporter papiers d’identité, masque à gaz et lampe de poche… avec son tube de rouge à lèvres. La vie mondaine parisienne perd le faste et l’excentricité d’avant-guerre. Mais alimentée par le maintien des programmes des théâtres, cabarets et courses hippiques, elle justifie, pour une clientèle d’habitués et aussi pour de nouvelles fortunes qui ont su tirer profit du marché noir ou des relations franco-allemandes, la production de robes de soir, de pièces d’exception nécessitant des heures de travail laborieux de la part des petites mains parisiennes.
Enfin, propagande vichyste et actes de résistance ont tour à tour marqué les accessoires et les vêtements : foulards à l’effigie du maréchal Pétain, contre sac à double fond pour le transport de tracts.
Que la couture française persiste pendant toute la durée du conflit tient sans doute avant tout à l’intérêt que les autorités allemandes y portaient (avantage économique à maintenir l’activité, et preuve que le luxe peut prospérer dans un pays sous l’autorité du Troisième Reich). Mais la constance avec laquelle la mode se poursuit, et ce, toutes catégories confondues, de l’éclat des pièces couture à l’ingéniosité des accessoires populaires faits de bric et de broc, peut néanmoins étonner.
La Mode, plus forte que la guerre ?
Rester élégante envers et contre tout c’est un peu faire un pied de nez à l’occupant. C’est aussi montrer que le prestige de la mode française ne se laisse pas démonter et qu’il demeure chez lui à Paris. Dans la presse féminine, on retrouve des témoignages de ce type : « Appel aux amis de la France. Il est un devoir pressant que l’« Officiel de la Couture et de la Mode de Paris » voudrait aussi remplir aujourd’hui : celui de rappeler à ses clientes, à ses lectrices, aux innombrables femmes élégantes qui toujours firent de Paris l’arbitre et le conseiller de leur parure, qu’elles tiennent entre leurs mains un peu de la vie économique de la France [4] ». De l’artisan le plus en vue au plus modeste [5] c’est la population entière et non seulement celle privilégiée et fortunée qui peut faire vivre ce secteur.
Mais au-delà de la vanité et du désir frivole qu’il peut y avoir à bricoler un turban, à couper un nouveau tailleur dans un vieux rideau, suivre la mode révèle surtout la conscience d’un nous collectif.
Du souci personnel d’apparence et de coquetterie participe l’idée d’appartenance à un groupe. Se soumettre aux caprices des tendances contemporaines, c’est adhérer à son temps et à la société telle qu’elle se dessine. Dans un contexte de guerre et d’occupation, on peut aisément comprendre l’urgence qu’il y a à ne pas renoncer à ce lien qui nous unit à l’autre, celui avec qui on partage une culture commune et qui permet de basculer du particulier au collectif. Suivre la mode c’est se constituer en peuple, renforcer le sentiment d’unisson dans l’adoption d’une silhouette commune. Au-delà de la frivolité, la mode est aussi un formidable outil politique et, dans ce cas, patriotique.
Aussi vaine que nécessaire, on comprend alors également mieux son incroyable persistance : la mode comme un flux continu, affranchie de toute contingence ? Colette, dans un éditorial rédigé pour L’Officiel de la mode et de la couture de Paris [6] en 1941, l’exprime en ces lignes : « Je viens demander, à l’ingéniosité qui triomphe de l’indigence, maint témoignage de l’évolution logique, du mouvement imperturbable de la mode ». Alors invitée aux présentations des nouvelles collections de couture, l’auteur se réjouit de l’implacable besoin de nouveautés qui façonne le style de la saison malgré « l’apprentissage d’une discrétion extrêmement obligatoire » [7]. La mode n’est que parce qu’elle meurt, une perpétuelle fuite en avant, une tentative de saisir un présent qui lui échappe sans cesse. Sa faculté à se réinventer de manière constante à chaque saison, à se consumer dès qu’elle se dessine, rendant ainsi démodé un modèle aussitôt qu’il est présenté, lui confère une force singulière : indifférente à la guerre puisque se détruire est précisément ce qui l’anime.
Ainsi comprendra-t-on que, quel que soit le contexte social, quelle que soit la catastrophe politique, la mode poursuive avec entêtement son inlassable déclinaison de formes.
La mode traduit le nous collectif et ce, tant qu’il existe. Symptôme de la cohésion et de l’identité d’un peuple, y renoncer serait une autre défaite.