De mémoire commune, la perruque n’a jamais existé à Bataville. Faute d’opportunité, faute de temps ou faute d’audace. La raison de cet irréalisé est peut-être à situer du côté de l’impossible aveu d’une pratique à la limite de la légalité. Les ouvriers-modèles de Tomáš Baťa, pour beaucoup formés et logés sur place, tiennent à entretenir l’idée qu’ils étaient dignes de confiance, irréprochables et loyaux envers l’entreprise et les contremaîtres qui s’en faisaient l’incarnation dans chaque atelier.
Voir la définition de Robert Kosman, « La perruque ou le travail masqué », Renault Histoire, n° 11, juin 1999, Société d’histoire du groupe Renault, Boulogne Billancourt, p. 20–27. Voir également, Étienne de Banville, L’usine en douce, le travail en « perruque », Paris l’Harmattan, 2001.
Travailler en douce représente toutefois un pan de la culture ouvrière et du travail en usine, que l’on fabrique des chaussures, des voitures ou des chauffe-eau. Perruquer, c’est utiliser les matériaux, les outils et les lieux de son entreprise pour réaliser sur son temps de travail, en douce, des éléments pour soi. Il ne s’agit pas à proprement parler de recel ou de vol puisque ces éléments ne sont pas destinés à entrer dans un principe d’échange marchand, pourtant, cette pratique est souvent condamnée. On bricole pour offrir un cadeau aux enfants, à la famille, aux collègues, ou pour dérober à son employeur le temps d’un travail qu’il nous impose et le convertir en activité dévolue à son seul plaisir.
Si le tour de force exige de l’habileté, du savoir-faire et de la minutie, on ne raconte pourtant pas sa perruque. On ne demande pas non plus à son collègue s’il bricole. Cela ne se fait pas.
Le Centre de Formation fut créé à Bataville dès 1938 et accueillait des jeunes à partir de 14 ans pour obtenir un CAP ou un diplôme d’Agent de Maîtrise Production. Les ouvriers Bata étaient, de façon unanime, considérés comme particulièrement habiles, travailleurs et bien formés.
Et lorsque l’on interroge les batamen, ils nous assurent, que « chez eux, ça ne se faisait pas », ou alors, « peut-être ailleurs, dans un autre atelier… », mais que de toute façon « il valait mieux que personne ne sache rien… » Et pourtant, lorsque l’on s’attache à l’histoire des dernières années du site de production de Bataville, on devine en creux des récits qui apparentent les batamen à bien d’autres ouvriers. En période de conflits sociaux et de lutte, eux aussi se sont mis à produire des « perruques de grève », par solidarité ou désœuvrement.
C’est en novembre 2016, lors d’une discussion avec Marie-Noëlle Cornelius, ancienne piqueuse à Bata, et René Cornélius dit Coco, ancien bataman, parti bien avant le dépôt de bilan, que l’histoire de ces objets bricolés a refait surface.
Perruquer à Bata ?
Les premiers indices sont venus de petites vaches en cuir, déposées par plusieurs anciens ouvriers du temps où la permanence de l’Université Foraine et Margaux Milhade étaient encore installés sur le site. On entend alors les premiers récits de réalisations circonstanciées sur le site d’Hellocourt.
Vachettes de grève, ces souvenirs d’une lutte entretiennent le récit d’une fabrication limitée et non commercialisée, d’un travail fait pour soi.
Elles auraient été fabriquées entre juin et décembre 2001. Mais le bruit circule vite qu’elles ne sont pas de « vrais objets Bata », et qu’on les retrouve d’ailleurs « un peu partout en France ». Le modèle ingénieux a tout d’un exercice d’apprenti maroquinier. Il est d’ailleurs possible d’en trouver de nombreuses variantes en kit sur internet pour une somme modique. On n’aurait donc jamais vraiment travaillé en perruque à Bata ?
Bien au contraire. À Bataville, les petites vaches en cuir sont, plus qu’ailleurs, le symbole d’un lieu. Elles évoquent le souvenir de l’ancienne ferme du site d’Hellocourt, du milieu rural au sein duquel est implanté le site de production et les tanneries pourvoyeuses du solide cuir Bata. Et, si le modèle n’est pas inédit, elles sont le symbole de l’issue de la saga Bata.
Voir R. Kosman, op. cit., p. 25.
La perruque est certes l’indice d’un savoir-faire ouvrier d’exception, mais elle n’a pas prétention à l’inédit, ni à l’originalité. Si un modèle plaît, il se laisse copier et se transmet de poste en poste et d’atelier en atelier, d’une usine à l’autre.
La perruque est souvent un objet modeste, une réalisation du quotidien, pas vraiment une création d’artiste même si nombre d’entre eux s’intéressent à son potentiel émancipateur.
Si l’idée est par ailleurs contestée, le sociologue Michel Anteby pose l’idée que le travail en perruque, toléré par certains dirigeants, constituerait un outil de régulation du système de production, qui, de fait, ne serait plus uniquement au bénéfice de l’entreprise. Il s’agirait alors d’une « rémunération discrétionnaire non officielle ».
On perruque généralement pour se faire la main, « emmerder le chef », réguler de façon symbolique une production ou soutenir une caisse de grève.
Pourtant, du fait même de l’organisation du système Bata, aucune de ces raisons n’explique vraiment le travail en perruque sur le site d’Hellocourt.
Méticuleux et consciencieux, le travail en perruque est parfois regardé avec bienveillance et encouragé par les formateurs et les pédagogues puisqu’il est une garantie de l’implication future de l’ouvrier face à son travail. La culture ouvrière et l’imaginaire qui y est attaché sont au contraire proscrits par Tomáš Baťa dès la création du site dans les années 1930, loin de tout centre urbain. Il lui substitue avec efficacité une mythologie patriarcale et internationale.
Quant à s’opposer à la direction ou au chef d’atelier, il n’en était pas question à Bata. Marie-Noëlle explique : « on était bridés, on n’osait pas vraiment bouger ». De toute façon, « la cadence était dure » sur les machines, et en temps normal « on n’aurait pas eu le temps » de grappiller quelques secondes pour faire quoi que ce soit en plus. Pour finir, les ordres de fouille étaient quotidiens et très stricts. Sans parler de la surveillance omniprésente, qui achevait de dissuader quiconque aurait voulu travailler pour soi.
« On n’était pas des méchants »
Ce qui explique l’existence du travail en perruque à Bata, c’est le récit, plus simple et plus maussade, de l’occupation d’interminables journées de grèves à une période où les salariés avaient découvert l’avenir bouché de l’entreprise à laquelle ils avaient tout donné. Les batamen à l’arrêt depuis le début du mois de juin 2001 ont alors commencé à combattre l’angoisse de l’incertitude par la fabrication de petits riens, pour eux. Peu à peu, certains « emportaient des chutes de cuir puis des demi-peaux qui comportaient des défauts » et n’auraient pas été utilisables pour la production. Si, au début, les chefs « râlaient » et « menaçaient », au fur et à mesure de l’été, on se cachait de moins en moins pour fabriquer de petits articles de maroquinerie en tissu ou en cuir.
On commençait même à porter ses réalisations en plein jour, à la vue de tous.
Fait inédit à Bata, on circulait aussi d’un atelier à l’autre, pour rencontrer les autres ouvriers, demander aux coupeurs d’adapter des gabarits conçus le long des lentes journées à l’atelier. Puis, ce fut l’atelier des piqueuses qui fut le plus sollicité, on venait les voir, elles, pour finaliser d’ambitieux projets de trousses, sacs à main ou besaces. On échangeait les idées, on copiait, on améliorait, on ajustait les projets aux goûts des uns et des autres.
À Bata, « on n’était pas des méchants, les CRS ne sont même jamais venus » racontera Marie-Noëlle. La réalité est que la pression restait constante sur les employés qui, bien que grévistes en grande majorité, savaient que seuls un petit nombre d’entre eux seraient repris après le dépôt de bilan.
Voir par exemple, Les Luddites en France, Résistance à l’industrialisation et à l’informatisation, Montreuil, L’échappée, 2010.
Pour un récit de la fin du conflit et de ses conséquences, voir l’article de Nicole Gauthier paru dans Libération le 26 juin 2001 et celui de Mathieu Magnaudeix paru dans Mediapart le 13 juillet 2009. Pour une perspective plus large, voir cet article d’Alain Gatti.
Tout fut fait pour éviter que la matière première, les ateliers et les machines soient saccagés par les grévistes, dans une lignée historique d’actions de lutte. Seules certaines réserves de cuir, à l’extérieur, furent brûlées, bien après, lors de piquets qu’il n’était pas besoin de vraiment défendre. Les petites perruques faites par les uns et les autres, même des semaines durant, ne représentaient pas l’enjeu de la lutte entre les salariés et Bata. Le « dépôt » présent sur le site contenait un trésor de guerre dont la valeur est alors estimée à plus de dix million d’euros. Ces milliers de paires de chaussures prètes à être expédiées étaient une ressource unique à la portée des grévistes, inespérée caisse de grève en nature.
Voir le film de Jérôme Champion, Pas un pas sans Bata, 2003.
Mais « le piège était là », la proposition du paiement de la totalité des jours de grève sans sanctions en cas de reprise de travail fut l’argument imparable d’une société qui pouvait compter sur la fidélité de ses employés. De façon paradoxale et cynique, la perruque à Bata fut financée intégralement, sinon soutenue par la firme. C’est là un cas presque unique.
Un Noël en or ?
Des années après restent pourtant d’innombrables objets et accessoires, bricolés durant cet été-là. Ces petits riens furent distribués largement par les batamen à leurs familles et amis lors de la fête de Noël qui suivit de quelques jours seulement la fermeture brutale de l’usine.
Certains chefs d’ateliers avaient eux aussi passé commande, pour que les ouvriers confectionnent pour eux des ceintures et autres objets frauduleux.
De la musette en cuir, fabriquée par la nièce de Coco dans un souple cuir vert sombre pour « recevoir, tout juste, la bouteille de rouge et le casse-croute du midi » aux élégantes ceintures imaginées par Marie-Noëlle, on devine, quinze années après, le nombre d’éléments qui, usés, n’ont pas été conservés.
Mais les porte-monnaie en cuir, destinés à recevoir la petite monnaie, furent les « stars de cet hiver 2001 », surtout ceux réalisés en cuir doré, utilisé en abondance pour confectionner sacs à main, trousses de toilettes et pochettes.
Maigre consolation que ces objets de peu qui, s’ils rappellent des souvenirs parfois agréables, ont toujours un goût amer pour la plupart des ouvriers ayant vécu cette période de grève. Étienne de Banville évoque le cas particulier de ce qu’il identifie comme le « deuil industriel » des ouvriers qui se sentent coupables d’une pratique qui n’avait pourtant que très peu d’impact sur la production générale. Implacable logique de la culpabilité de celui qui n’aurait pas fait assez pour sauver son usine.
É. de Banville, op. cit., p. 89.
« L’entreprise où j’ai perruqué a fait faillite ; et si, pour partie, oh ! certes, pour une très petite partie, j’en étais un peu responsable ? »