À la suite d’une formation traditionnelle d’architecte, Gabi Farage et Yvan Detraz renoncent à faire des « plans » pour la vie des autres. En 1997, ils fondent l’association Bruit du frigo qui leur permettra de questionner les usages de l’espace urbain, par la construction de situations vivantes : des rassemblements de gens participants à l’évolution de leur cadre de vie.
Bruit du frigo, après quinze années d’existence active, se définit comme : « un hybride entre bureau d’étude urbain, collectif de création et structure d’éducation populaire. » Ces trois qualificatifs complémentaires sont nécessaires à nommer cette activité indisciplinée. Bruit du frigo propose une alternative à l’urbanisme de spécialiste par la concertation collective de proximité.
L’utopie contemporaine abandonnerait-elle la formulation d’un idéal global pour des alternatives locales ? Bruit du frigo préfère au mythe la rumeur et aux jardins de type Babylone, le jardin de ta sœur [1].
Alice au pays des frigos
L’histoire de Lieux possibles
Installé à Bordeaux depuis 15 ans, Bruit du frigo connaît son territoire pour l’avoir parcouru à pied, à vélo, en scooter, en voiture ou en radeau. Mais l’exploration urbaine ne cesse pas. Traverser la ville, observer ses composantes, rencontrer ses acteurs ne peut se faire deux fois de la même manière. L’aventure Lieux possibles en est un surprenant exemple. Entre le printemps 2010 et le printemps 2012, Bruit du frigo a composé un projet en cinq épisodes sur cinq lieux de l’agglomération bordelaise : le slogan « Ville créative et développement désirable » suggère l’urbanisme autrement.
Il existe un urbanisme complémentaire à l’urbanisme durable : souple, léger, évolutif et temporaire, un urbanisme qui part en éclaireur pour défricher et tester les possibles, un urbanisme qui révèle et augmente le potentiel poétique et d’usage des lieux de la ville, un urbanisme qui contribue à lutter contre l’appauvrissement et la fadeur de l’espace public en réinventant des espaces communs désirables et stimulants.
Retour sur l’épisode Lieux possibles #2 en juillet 2010 : Le Jardin des remparts. Ce jardin fut temporairement ouvert au public dans le cadre d’un aménagement temporaire et d’une programmation artistique de trois semaines organisés par Bruit du frigo.
L’entreprise commence dès la rue. Comme une greffe temporaire de la façade, une palissade de bois brut s’impose rue Marbotin. L’installation n’est pas exactement celle de travaux publics mais il est bien question d’un lieu public en mutation. En guise d’invitation, une fresque à l’encre brune esquisse délicatement sur les planches le jardin caché là-haut. Une percée en hauteur dans le mur de pierre permet l’accès au « secret » des remparts.
Bruit du frigo n’a pas inventé ce jardin. Une pelouse, de grands platanes, des rambardes en fer forgé, une longue assise de pierre ; Le Jardin des remparts possède une riche histoire dans le quartier, réactivée le temps que ses proches voisins reprennent possession des lieux. Que ceux qui savent quelque chose racontent ! Que tous ceux qui veulent un bout de terrain aux Capucins donnent un coup de main...
Au jardin, les citadins apprivoisés sont retraités, écoliers, cuisiniers, jardiniers et artistes, engagés dans l’appropriation de leur quotidien.
Bruit du frigo a observé puis agencé les potentiels dégagés de cette exploration collective. Sur les remparts, les constructions du Cabanon vertical [2], collectif associé au projet, ont offert en journée une pratique libre des installations et ont été en soirée au service d’expériences privilégiées : banquet bordelais composé par Jean Pierre Xiradakis du fameux restaurant bordelais La Tupina et nuit d’hôtel en caravane. Des récits coquins de comédiens ponctuèrent la cuisine du chef. La suite du scénario appartient à ceux qui s’en sont emparés : anecdotes croustillantes qui resteront au jardin, parmi les secrets.
L’architecture n’a t-elle pas pour but de créer des lieux de vie ? Bruit du frigo a construit l’accès public de ce lieu privé ouvert à tous pendant trois semaines. L’impulsion donnée aux nouveaux jardiniers du quartier de se démener pour le continuer à le faire exister.
Un Bruit qui court
La théorie des complices
Gabi Farage et Yvan Detraz habitent en ville. Ils ont des voisins de palier, des cafés préférés, des soucis pour se garer… Gabi et Yvan ont fondé Bruit du frigo pour faire de cette vie quotidienne le sujet de leurs recherches. Au sein de leur équipe, ils imaginent tous les jours comment la détourner de ce qui lui est imposée.
Le collectif Bruit du frigo conçoit des lieux éphémères de création et des moments dynamiques de rencontre pour que chacun puisse modifier les usages de la ville et la perception du quotidien. Il s’immisce discrètement dans les marchés, les jardins privés, les associations de quartiers et les arrières-pensées.
L’objectif de chaque intervention est de stimuler la réalisation d’un projet au service d’envies et de besoins latents :
Des gens cherchent un prétexte pour envahir la ville.
raconte un participant de l’Atelier urbain [3] à Bègles. Bruit du frigo s’engage dans les transformations de l’espace public. Il lui faut alors osciller entre les nécessités et les rêves insensés. L’action menée se nourrit d’une phase de réflexion développée en interaction constante avec ceux que Gabi Farage nomme « les complices ». Habitants, passants ou militants, ils s’engagent dans une coopération guidée par Bruit du frigo et ouverte à tous.
Les Ateliers d’urbanisme utopique [4], mini-séminaires urbains de consultation menés ponctuellement depuis 2009, invitent par exemple les habitants à formuler, en mots et en images, l’aménagement d’un lieu public. Grâce à des déambulations collectives suivies d’ateliers de photomontages, délires et fantasmes sont autorisés ; ils seront orchestrés puis archivés par cette équipe d’urbanistes peu ordinaires. Après une telle consultation publique, ce n’est donc pas un dossier que Bruit du frigo remet entre les mains des élus mais de l’énergie fraîchement fédérée autour d’un besoin de vie commun. Faire courir le bruit que les choses peuvent changer n’est pas le travail de l’équipe Bruit du frigo mais bien de ceux qui les entourent.
Les complices habitent la ville.
Si leur pratique du métier d’architecte ne s’applique pas directement au bâtiment, l’activité du collectif est bien celle de la construction. Celle-ci n’est souvent que temporaire mais elle est le moyen de mettre en valeur un lieu particulier et d’offrir au public un moment extraordinaire. Bruit du frigo conçoit et réalise la structure nécessaire au déroulement des événements : « des bains de plantes » ont pris place dans des baignoires aux bords de la Garonne dans le cadre de des festivités de Lieux Possibles #1 en juin 2008, « une plage de campagne » a été aménagée sur terrain vague dans le village de Beaudésert en juin 2010 ou encore, lors de la grande randonnée Panorama en octobre 2010, une « boîte de nuit en carton » s’est installée une soirée au Parc des Coteaux. Que les gens concernées soient acteurs ou spectateurs de l’événement en jeu, leur présence reste centrale au cours de l’évolution du projet. Les rencontres faites lors du montage deviennent les outils du travail et les compétences disponibles des nouveaux complices, les matériaux du chantier.
La force du travail de Bruit du frigo consiste en cette présence mesurée, motrice mais discrète, qui permet d’agir sans détruire. Bruit du frigo se greffe temporairement sur un organisme (centre social, association de quartier, etc.) et analyse son environnement. Le travail d’observation met en évidence les systèmes existants (échanges, hiérarchies, communication, etc.), ordonnés et empiriques. Ces derniers sont fondamentaux pour inscrire l’intervention dans une réalité à l’échelle de l’homme.
Générer l’élan d’une réflexion et la mise en marche d’un chantier
À la fois « bureau d’études urbaines, collectif de création et structure d’éducation populaire », l’équipe doit générer, à chaque intervention, l’élan d’une réflexion et la mise en marche d’un chantier. Bruit du frigo compose tactiquement un réseau humain de connaissances et de compétences complémentaires autour de l’enjeu du projet. Bricoleurs, chanteurs, blagueurs offrent à la communauté ce qu’ils savent partager. Parmi les participants figurent aussi des artistes et des collectifs de création. Illustrateurs, musiciens et designers intègrent leurs ateliers au chantier et proposent leurs idées pour appliquer l’art à la vie. Une fois l’intervention terminée, l’activité amorcée pourra devenir autonome et continuer à se développer grâce à tous ces acteurs locaux associés… et tous ceux qui en ont entendu parler.
Loufoques, poétiques et éphémères, les composantes de la ville selon Bruit du frigo sont originales. Leur inscription dans un contexte urbain ne dénote pourtant jamais. Comment inventer des situations extraordinaires appropriées au quotidien ? Bruit du frigo ne planifie pas pour les autres mais il invite les citadins contemporains à la construction de ces situations. Selon la définition de Guy Debord dans son ouvrage Rapport sur la construction de situations, une « situation construite » [5] est un moment de vie consciemment composé. Et si l’urbanisme était avant tout un agencement de moments collectifs cohérents ? Bruit du frigo offre aux usagers de la ville la possibilité de devenir les co-auteurs de leur cadre de vie.
Pour aller plus loin :
Site de Bruit du frigo