Figure de la modernité du paysagisme, le Brésilien Roberto Burle Marx s’illumine d’un tout autre éclat à la lecture de cet ouvrage. Rafraîchissante redécouverte.
(Re)plonger dans le monde du paysagiste brésilien Roberto Burle Marx (1909-1994) est une manière de rendre hommage à son œuvre, restée longtemps méconnue en Europe jusque dans les années 1990. L’ouvrage revient notamment sur son rapport à la peinture qui a profondément marqué ses réalisations paysagères. C’est également l’occasion de comprendre une période peu documentée mais non moins importante où le domaine du paysagisme était en quête de sa modernité.
Une personnalité charnière
Les sept co-auteurs de Dans les jardins de Roberto Burle Marx, sous la direction de Jacques Leenhardt, nous font redécouvrir cette personnalité charnière de l’histoire du paysagisme qui a su réinventer des liens entre peinture et espace, sculpture et végétaux, jardin et architecture. Cette édition augmentée, dont la première parution date de 1994, bénéficie en outre d’un apport documentaire amélioré suite aux nombreux ouvrages et expositions ayant suivi le décès du paysagiste brésilien.
Il est facile de se faire du travail de Burle Marx une image d’Épinal. Son nom est indissociablement lié aux formes organiques des somptueux motifs qui courent sur le sol de l’esplanade de Copacabana à Rio ou encore à ses plans-masses aux aplats colorés, véritables peintures abstraites. Cette richesse d’invention formelle et picturale qu’il hérite de sa formation aux Beaux Arts de Rio et de Berlin a fait la singularité et la notoriété du paysagiste qui s’est rapproché des avant-gardes artistiques (on pense immédiatement à Jean Arp) et du modernisme architectural (Burle Marx a notamment collaboré avec Oscar Niemeyer).
Un certain formalisme
Mais elle est également la cause d’un malentendu, comme nous le rappelle Jacques Sgard. Car on peut voir en Burle Marx un formaliste de génie, maîtrisant avec perfection la composition et la couleur de ses œuvres… mais aussi un formaliste qui figerait du même coup l’espace du jardin dans une forme définitive, ne laissant aucune place d’expression au vivant. Un paysagiste qui produirait, en somme, des jardins-tableaux, immuables et à voir de préférence du haut d’un immeuble pour en apprécier le dessin.
Des jardins-tableaux immuables ?
Cette analyse hâtive, due principalement au fait que Burle Marx n’était connu en Europe que par des photographies de ses réalisations, et non par des récits de personnes ayant réellement parcouru ses jardins, a longtemps mis un voile sur d’autres facettes que nous révèlent cet ouvrage. Il y est notamment question de l’intérêt que portait le paysagiste pour la culture et la société brésiliennes, ainsi que de sa grande passion pour les végétaux et les écosystèmes locaux. On y découvre alors un Burle Marx résolument moderne, qui a su dépasser les paradoxes inhérents à la rencontre entre l’art des jardins et les théories du modernisme architectural, notamment sur les sujets de la territorialité, de l’artisanat et du rapport au monde du vivant.
Une interview de Burle Marx en personne s’insère au milieu de l’ouvrage et vient en écho du regard des auteurs. Ses paroles nous convient à considérer ses réalisations sous d’autres lumières, en particulier son intérêt pour la flore brésilienne. "Malgré le fait que nous disposons, au Brésil, d’un contingent de près de 5000 espèces d’arbres dans un ensemble floristique estimé à 50 000 espèces différentes, nos jardins offrent, avant tout, une flore domestiquée et cosmopolite. L’arborisation des rues, par ailleurs, se fait très souvent avec des espèces ici exotiques comme par exemple des platanes".
Je renie ce concept, et je lutte depuis longtemps contre certaines formes d’urbanisation dans lesquelles le paysage est détruit pour faire place à des compositions végétales complètement déconnectées de la réalité paysagère locale.
Cette attention portée à la flore locale est une des grandes révolutions apportées par Burle Marx au Brésil, à une époque où les réalisations paysagères n’y sont que des copiés/collés de modèles européens, jusqu’aux plantes elles-mêmes, importées du vieux continent. La préoccupation annoncée de révéler la "réalité paysagère locale" fait écho aux théories contemporaines du paysagisme (notamment celles de Gilles Clément) qui trouvent ici une sorte de père fondateur rétroactif, ou encore comme le suggère Michel Racine, un "chaînon manquant".
La jonction artiste/jardinier
Gilles Clément insiste d’ailleurs sur cette double dimension du paysagiste brésilien, à la fois artiste et botaniste. "Burle Marx a complètement réussi la jonction entre l’artiste qui dessine et le jardinier qui travaille avec le vivant (…) L’originalité de cet homme, au fond, c’est qu’il est attiré par une conception complètement graphique, mais qu’en même temps, il a une telle connaissance des espèces qu’il est capable de trouver exactement laquelle convient pour telle forme et pour tel aplat de telle et telle couleur".
Ces plantes n’ont rien à se dire
On pourrait pourtant penser que Burle Marx n’éprouve pour les plantes qu’une dimension utilitaire, qu’elles ne seraient que des outils (des objets) au service de ses desseins artistiques. Là encore, ce ne serait qu’un aspect partiel du personnage. Car au-delà des formes exubérantes de la flore brésilienne qui le fascinaient tant, Burle Marx avait une très grande conscience des écosystèmes, du rapport qu’entretiennent les végétaux entre eux, de leurs capacités de croissance et de liberté. À ce propos Jacques Sgard se remémore une anecdote : "il eut cette expression, en français, à propos d’une scène de jardin qui ne lui plaisait guère : ’…ces plantes n’ont rien à se dire…’ Elle résume à elle seule la volonté qu’il a toujours eue d’établir des relations multiples entre les composants du jardin."
L’expérience cinétique du jardin
À la dimension temporelle des plantes s’ajoute le temps de la promenade dans le jardin auquel Burle Marx accordait une grande attention. C’est là que l’impression que l’on garde de ses plans-masses est trompeuse. Bien qu’il donne un rôle très important au "dessin" de ses jardins, ces formes ne sont pas dessinées pour être seulement vues de haut. Par l’utilisation de sculptures (qu’il réalisait souvent lui-même), de hauteurs, de couleurs et de formes différentes de végétaux, de points de vue, de jeux de profondeurs, de fontaines, Burle Marx n’a eu de cesse de travailler l’expérience cinétique du jardin. Comme l’analyse Jacques Leenhardt, "Burle Marx a toujours accordé à ces aspects dynamiques de la perception une attention particulière. La séquence des éléments constitutifs de la sensation lui importe au premier chef, dans la mesure où il sait que composer un jardin n’équivaut pas simplement à composer un tableau."
Soupe sans qualité nommée "espace vert"
Une des difficultés que l’on a eu à comprendre les travaux de Burle Marx vient selon Michel Racine du fait qu’au même moment en Europe "jardin et paysage n’étaient malheureusement plus à l’ordre du jour", remplacés par ce qu’il qualifie de "soupe sans qualité nommée ’espace vert’ ". Burle Marx nous permet alors de reconsidérer la spécificité du moderne brésilien qui ne se distingue pas seulement de Le Corbusier ou de Mies Van der Rohe par les formes : "le plus surprenant avec le moderne brésilien, c’est qu’il est un mouvement-moderne-avec-jardin". Et cette différence va être capitale car comme le note José Lins do Rego en 1952, "le retour à la nature et la valeur qui va être donnée au paysage comme élément substantiel ont préservé nos architectes de ce que l’on pouvait trouver de formel chez Le Corbusier".
À l’opposé des "espaces verts" européens des années 1930 à 1970, figés dans leurs formes et leurs fonctions, Burle Marx, ainsi que ses nombreux confrères, ont réussi à garder le jardin comme un lieu vivant et surtout à préserver cette idée dans la tête des architectes et des urbanistes.
On le voit, ce livre remue l’impression un peu vieillotte que l’on se faisait de Burle Marx et il est bon aujourd’hui de saisir par le contre-exemple brésilien la rupture qui s’est produite en Europe dans le monde du paysagisme. Saluons donc la perspicacité des auteurs de Dans les jardins de Roberto Burle Marx qui, loin des imageries trop faciles, expriment avec justesse toute la complexité de ce curieux paysagiste brésilien.
Dans les jardins de Roberto Burle Marx (nouvelle édition augmentée), sous la direction de Jacques Leenhardt, avec les contributions de Roger Caillois, Jacques Sgard, Gilles Clément, Arnaud Maurières, Jean-pierre Le Dantec et Michel Racine, Éditions Actes-Sud, 2011.