Mode et vieillesse ne font a priori pas bon ménage : « La mode doit mourir et mourir vite, afin que le commerce puisse vivre [4] », déclare la très pragmatique Coco Chanel. On lui associe en effet plus volontiers la jeunesse, mieux à même d’incarner l’air du temps, ses révolutions et ses ruptures. Une nouvelle génération avide de composer un nouvel état du monde… et les silhouettes qui l’animent. Qu’est-ce qui, plus que la vieillesse, obsolescence ultime, aurait pu lui faire peur ?
Mais si la jeunesse, voire le jeunisme, domine la mode, celle-ci revendique néanmoins des figures d’autorité. En 1954, Coco Chanel reprenait, à 71 ans, les rênes de sa maison de couture. Aujourd’hui l’indétrônable Karl Lagerfeld y poursuit son œuvre à presque 80 ans. L’autoproclamée « geriatric starlet » Iris Apfel s’offre à 91 ans la couverture du numéro de novembre 2012 du magazine Dazed & Confused, après s’être vu consacrer une exposition par le Metropolitan Museum de New York.
Pourrait-on donc être vieux et à la mode ?
Au-delà des idées reçues et des récents engouements du marketing pour cette nouvelle figure [5], nous avons voulu en apprendre plus sur les rapports que la mode entretient avec le troisième âge.
« Oh la la, ces couleurs, ça me rappelle ma jeunesse ! »
Le vieux a traversé les modes. Si celles-ci se renouvellent parce qu’elles s’oublient, la mémoire des clientes est en revanche bien vivace.
Les ingrédients d’une mode, l’état d’esprit d’une collection ou d’une saison, c’est une silhouette que le créateur compose, animée par des matières et couleurs. Le rose shocking de Schiaparelli, les rayures blanches et vertes de madame Carven, mais aussi l’orange et les matières synthétiques des années 1970, le noir minimal des années 1990… on peut facilement relier à un créateur comme à une époque une inclination pour une couleur ou un motif. Des codes qui, au-delà d’une forme, déterminent un moment singulier.
Par essence cyclique, la mode n’a cessé d’orchestrer à travers son histoire des renouveaux formels. Longueurs de jupes, découpes de manches, hauteur de la taille ou profondeurs des décolletés : c’est un changement étourdissant qui, à intervalles variables, renoue avec une coupe qu’on avait jugée désuète.
De l’Empire qui s’entiche de la mode antique pour mieux appuyer ses idéaux politiques, à la vogue médiévale qui traverse la fin du XIXe à l’image des tenues des Préraphaélites, les exemples se succèdent dans les histoires du costume. Mais aujourd’hui, après les innovations propres à chaque décennie du XXe siècle, le nouveau millénaire s’ouvre sur une imparable nostalgie : le cycle semble s’être raccourci et on convoque dans des délais chaque fois plus courts les années 1930, 1950, 1970… Ce n’est plus un siècle lointain irréaliste et fantasmé auquel on fait référence, mais un style que seuls les plus jeunes n’auront pas connu.
« Ce sac, je l’ai depuis très très longtemps, si vous saviez… ça ne vieillit pas. »
S’il y a bien une question qui pourrait rendre le système de la mode perplexe, c’est celle des vêtements ou accessoires « basiques », classiques, ces anomalies de la mode qui déjouent son nécessaire renouvellement. Ce sont des formes qui traversent les saisons et les années, immuables, éprouvées par le temps et l’usage. Il est en effet possible pour un sac ou un manteau de résister avec insolence à la fluctuation des goûts. À quoi cela tient-il ?
Trench-coat, jean, chemise masculine… : les pièces s’alignent comme les rares vainqueurs d’une idée moderniste appliquée à la mode. « D’un vêtement qui est passé de mode dès la saison suivante, on peut être certain qu’il n’a jamais vraiment été moderne » livrait l’architecte autrichien Adolf Loos tandis que Le Corbusier incluait dans L’Art décoratif d’aujourd’hui une planche d’illustration de sacs Hermès, « objets de parfaite convenance, parfaitement utiles et dont un luxe véritable et qui flatte notre esprit se dégage de l’élégance de leur conception, de la pureté de leur exécution et de l’efficacité de leurs services [6] ».
Simples, donc, et dénuées de décor, ces pièces à la rationalité formelle imparable proviennent souvent d’éléments utilitaires, empruntés à l’armée, à la garde-robe masculine, figée depuis que celle de la femme concentre toutes les variations du goût, ou encore aux vêtements de travail. Autant de pièces que le temps a façonnées, dont les lignes et les justes proportions ont rendu caduc le tâtonnement saisonnier pour le dessin d’une nouvelle version.
« Avant, les jeans étaient seulement pour les jeunes. Ma mère me l’interdisait. Maintenant, tout le monde en porte, même moi. »
Une nouvelle mode peut être perçue comme une rupture. C’est donc souvent quelque chose de curieux ou même de laid auquel on s’habitue.
Taille libérée du corset, mini-jupe, pantalon pour les femmes : les scandales de la mode vont de pair avec l’évolution des mœurs. Mais outre la portée symbolique, voire politique d’un vêtement, celui-ci peut choquer de manière purement formelle. À l’image de certaines avant-gardes boudées de leur vivant, la mode, parce qu’elle est l’expression d’un présent que l’on ne saisit pas encore, peut être un choc esthétique, difficile et long à digérer. Il faudra tout juste laisser le temps de quelques saisons pour que ce que l’on jugeait vulgaire, inélégant ou tout simplement bizarre rejoigne notre acceptation du bon goût. Ainsi, d’une tenue de travailleur américain, à l’emblème d’une jeunesse en rébellion, le jean est aujourd’hui devenu un vêtement banal pour tous.
« Mais je ne me sens pas vieille. Dans ma tête, je suis toujours jeune. »
Cette phrase sonne comme une justification : « La mode m’atteint toujours, je ne suis pas dépassée, je suis encore en phase avec l’air du temps ». Car l’idée de renoncer à la mode est plus vertigineuse qu’on ne l’imagine. « La mode est donc comme un abri » déclarait le philosophe Alain dans son Système des Beaux-Arts [7]. « Nous avons tous connu de ces femmes âgées, qui pour protester contre la fuite et les injures du temps, gardent obstinément les parures et le style des toilettes de leur jeunesse. Elles se placent ainsi hors de cet “abri” dont nous parlions ; et plus que scandale et honte, c’est un sourire et un sentiment de tristesse qu’elles provoquent en nous. »
« Les femmes devraient vieillir avec notre époque, non avec la leur. [8] » pourrait lui répondre Chanel.
Renoncer à la mode c’est renoncer à paraître socialement. C’est laisser passer le renouvellement saisonnier et l’évolution de la société sans s’y atteler, un peu comme une forme d’abandon. À défaut de rester jeune physiquement, la mode permet de rester contemporain, de faire corps avec le présent.
« Je veux quelque chose d’actuel. »
Formuler une telle demande, est-ce témoigner d’une curiosité toujours aiguisée ? Ou cela sonne-t-il comme un aveu de faiblesse ?
« Une dame, très intelligente sous ses cheveux gris, me dit :
- Je dételle. Faites-moi un uniforme que je porterai désormais jusqu’à ma mort.
- C’est impossible, lui répondis-je. Une femme qui vieillit doit être à la mode ; seule une jeune femme peut être à sa mode. [9] »
En nous rapportant cet échange avec une des ses clientes, Chanel esquisse une nouvelle fois l’idée de la mode comme une contrainte nécessaire, un jeu auquel se plier avec d’autant plus de docilité si l’on est âgé.
« J’aime bien, je sais que ça me va bien et je me fiche de savoir si c’est à la mode ou non. »
Il faut souligner la différence qu’il y a entre suivre les dernières modes, celles des créateurs, et être dans une norme rassurante qui est aussi la mode.
Pour être à la mode, et contrairement à certaines idées reçues, il n’est pas nécessaire d’être vêtus comme les mannequins dans les dernières séries de photographies de Vogue. « Ce qu’il y a d’esthétique dans la mode, c’est une sécurité et une grâce qu’elle donne, par l’assurance de ne pas accrocher l’attention. » souligne encore Alain [10]. Être à la mode rejoint alors l’idée d’une certaine normalité. Nous la suivons ne serait-ce que parce que nous achetons nos vêtements, en majorité neufs, donc nécessairement actuels.
Être réellement aux marges de la mode, c’est un acte très fort, violent et il n’y aurait guère que les fous pour y parvenir. « Personne n’est assez fort pour être plus fort que la mode [11] » avance Chanel. Penser s’y soustraire est finalement assez illusoire.
Parce qu’elle a vu les modes se faire et se défaire, la personne âgée est le témoin amusé, voire désabusé, de ce drôle de manège : un système de normalité qui est aussi garant du lien social et du vivre ensemble.
La relation entre la mode et la vieillesse, loin d’être antinomique, est ainsi sans doute plus étroite qu’on ne le pense : elle comprend son emprise, accepte d’y prendre part tout en en saisissant les contradictions. En tant que phénomène cyclique animé par un perpétuel recommencement, tout ce qui est vieux peut ainsi redevenir jeune. Le vieux est à la mode cette année ! Et il n’y aura que les jeunes pour croire le contraire…