Les Normographes
Recherches de Lucile Bataille

Écrit par Lucile Bataille.

« J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » Ivan Illich

La typographie est partout. Elle porte en elle les caractéristiques de la rationalisation et évolue au fil des avancées techniques et sociales. Elle sert le progrès en aidant à la compréhension du monde qui nous entoure. Il est admis que l’écriture dans notre société est un savoir fondamental et qu’elle est l’une des bases de l’enseignement à l’école. Cela s’avère très différent pour la typographie.

Fernand Baudin, « Écriture typographie enseignement », Réécriture de l’écriture, Rencontres internationales de Lure, Cahiers de Lure, n°28, Besançon, 1982. p. 13–22.

Fernand Baudin, typographe et auteur de La typographie au tableau noir, remarque que même si les typographes sont les héritiers de l’art de la communication écrite, ils n’en sont pas moins exclus des débats autour de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Pour lui, c’est dans l’appréhension des écritures sous toutes leurs formes que naît l’acte de penser et d’agir. Il sait bien que tous les enfants ne deviendront pas des typographes (certains seront cosmonautes !), ce qui importe, c’est qu’ils disposent tous de la même base critique des médias et supports de l’écrit qui les entourent pour pouvoir suivre leurs préoccupations.

PÉDAGOGIE ▶ TYPOGRAPHIE

En parallèle des savoir-faire techniques et industriels liés à l’imprimerie et au design, les pédagogues présentés ci-dessous ont réalisé des outils questionnant différentes formes du langage et offrant des approches innovantes associées aux questions de transmission des savoirs. En faisant la passerelle entre typographie et enseignement en classe, ils ont permis d’imaginer des dispositifs didactiques basés sur une critique et une prise en compte du progrès technique à l’école.

Louis Dumas, pédagogue du XVIIe siècle, a pensé une pédagogie basée sur quelques règles typographiques. Celle-ci permet l’apprentissage de la lecture, en considérant autant le support que le message. Le système du bureau tipografique est pensé comme un livre ouvert où chaque enfant peut s’exprimer librement. L’enfant peut ainsi manipuler ce matériel pour reproduire les programmes, annonces, enseignes, affiches qu’il a l’occasion d’observer dans son environnement.

Ce pédagogue s’inspire directement des casses typographiques pour réaliser un meuble littéraire, un jeu de cartes sur lesquelles sont imprimés des lettres ou des sons. De ce fait, il incite l’enfant à devenir composeur/compositeur de ses textes et l’implique à participer activement à son apprentissage - même s’il ne fait que composer les textes et ne les imprime pas. Louis Dumas adapte le dispositif des casses typographiques à son discours, à ses nécessités, afin que les enfants aient une base commune d’expression par l’écrit et sa manipulation.

Joseph A. David, ingénieur américain, invente la plaque universelle en 1876. Cette plaque de zinc de 6 par 13 cm est un outil combinatoire puissant. Elle permet de tracer différentes variations d’un alphabet, en majuscules et en minuscules, mais aussi de la ponctuation, des motifs géométriques et des ornements. En France, un article du Journal de l’Éducation du 26 octobre de la même année fait mention de cette innovation :

« Tout instituteur pourra à l’aide de cette seule plaque, créer des jeux de lettres mobiles pour faire des leçons de lecture d’après la méthode naturelle aux élèves de maternelle, pour tapisser les murs de son école de sentences morales, pour exposer aux yeux de ses élèves un trait d’histoire, une règle de grammaire. »

Par sa simplicité d’usage, il est facile aux enfants d’en comprendre le fonctionnement et de s’en emparer. En produisant cette plaque de manière industrielle, cet ingénieur permet une mise en tension intéressante entre la pédagogie et l’industrie. Les manuels scolaires existaient déjà et étaient produits à grand tirage, mais en imaginant cet objet, il offre une toute autre manière d’aborder l’apprentissage de la lecture et de l’écriture : une manière mécanique et modulaire, valeurs portées par la typographie. L’intérêt de cet objet réside dans la potentialité de ses formes, car il permet à la fois de donner une leçon, de faire participer les élèves, de décorer la classe et de jouer, seul ou en groupe.

Célestin Freinet, pédagogue du XXe siècle, était un fervent défenseur de l’innovation. Il avait l’intuition que l’éducation devait avancer dans ce sens progressiste et prendre en compte la technique. Voici ce qu’il écrivait en 1928 :

Célestin Freinet, L’Imprimerie à l’école, 1928.

« L’école est restée au stade de l’atelier artisanal ; et ses outils habituels, à peine modifiés, demeurent : la plume, le crayon, le cahier et le manuel scolaire. Au siècle de la machine à écrire, de l’imprimerie, du téléphone, du cinéma, de la radio, des disques ! Et les instituteurs s’épuisent à poursuivre cette chimère qui représente pour eux l’harmonisation de l’activité scolaire avec les progrès scientifiques, mécaniques, industriels, culturels et techniques du milieu ambiant. C’est à cette réadaptation, à cette modernisation que nous nous sommes appliqués. »

En réfléchissant à une pédagogie basée sur les moyens d’impression modernes, il a dû adapter et simplifier des techniques industrielles pour des enfants de cinq ans.

Il imagine, par exemple, des composteurs typographiques en bois à justification fixe adaptés à la main de ces éléves. Mais son originalité fut de les penser, ce qui jusqu’alors n’avait jamais été proposé par les typographes, autant pour les droitiers que pour les gauchers. Ainsi tous les enfants pouvaient composer à leurs aises. L’esprit moderne de Freinet se trouve autant dans ses idées pédagogiques, que dans la réflexion qu’il mène sur les conditions de production industrielle de son matériel pédagogique.

TYPOGRAPHIE ▶PÉDAGOGIE

Pour ma part, comme Fernand Baudin, je ne pense pas que ces pédagogies aient pour unique but l’apprentissage de la typographie. Elles amènent surtout à considérer cette pratique comme étant un milieu d’expérimentation pouvant participer à la formation d’un sens critique sur les médias et supports de communication qui nous entourent. La typographie est une clé de lecture qui permet d’appréhender la logique contenu/contenant inhérente à l’information.

Dans ma pratique, la découverte de la pédagogie Freinet m’a engagée à réfléchir aux modalités qui pourraient exister entre le design et ce modèle d’éducation. Cette pédagogie, pensée pour un libre développement de l’enfant, avait pour but de favoriser la mise en commun des savoirs et la coopération. Je me demande encore aujourd’hui ce qu’aurait pu imaginer ce pédagogue avec les dispositifs de communications actuels.

En tant que designer graphique, je travaille à réaliser un outil permettant d’appréhender les bases de l’alphabet romain ; un outil dont la fonction serait l’initiation et l’appréhension du langage et de la typographie, en combinant des techniques de créations sensorielles et numériques. Aujourd’hui, je réfléchis également à la constitution d’une anthologie de textes historiques sur les questions de pédagogie alternatives et de transmission des savoirs à l’aide du design dans le cadre de l’unité de recherche Il n’y a pas de savoir sans transmission à l’ÉSAD Valence-Grenoble.

La typographie : abstraction formelle du langage

Les modules en bois, créés pour mon dispositif typographique, nommés Famille bâtons, sont divisés en 4 groupes : les ronds, les triangles, les carrés et les patatoïdes, basés sur un répertoire de formes élémentaires et préliminaires à la création de lettres. Ainsi par leurs manipulations et le nombre de variations possibles, ces modules permettent de s’approprier et d’expérimenter différentes formes d’expressivité du langage. Donner la possibilité aux apprenants d’avoir un répertoire de formes et d’éprouver la constitution d’un langage, c’est aussi une manière, pour les enfants, de s’exprimer sur leurs visions du monde et le rapport qu’ils entretiennent aux formes qui jalonnent celui-ci.

Les Normographes que j’ai créés sont des outils de dessin modulaires réalisés à partir de plaques de bois découpées au laser. Ils se déclinent en plusieurs familles formelles et permettent d’appréhender le signe par différentes expériences : la forme, la contre-forme, le tracé, la copie, l’assemblage… Mutualiser les formes réalisées en classe permet ainsi de constituer une typographie qui s’établit dans un rapport de cohérence et de diversité.

Une fois numérisé, l’alphabet créé peut être facilement utilisé pour la création de supports d’expressions au sein de la classe (affiches, journaux, blogs, mails, pancartes, signalétiques, etc.). Réaliser son outil d’écriture permet de suivre l’évolution d’un message par tous ces aspects que ce soit dans le choix, la constitution, l’harmonisation, la construction, l’assemblage et son usage, bref sa matérialisation ainsi que, dans le cas de ce dispositif, son abstraction numérique liée à l’encodage et à la création de celui-ci via une interface machine.

La création d’un langage : prise en main des outils de communication contemporains

Œuvrer à la transmission de contenus, c’est permettre aux utilisateurs d’être autonomes et critiques face aux pouvoirs et aux moyens de productions de leur époque. L’émergence du numérique et l’appropriation des outils et des médias qui lui sont propres n’a fait qu’exacerber ce principe. Il a permis de trouver un terrain d’investigation visible, permettant à de nombreuses personnes de s’emparer des savoirs et de diffuser des contenus.

Je travaille en ce moment à la réalisation d’un dispositif qui permettra aux élèves de numériser les lettres dessinées et de les enregistrer dans une police de caractère, à l’aide d’une webcam et d’une interface graphique dédiée. La création d’une typographie comme son encodage permettent de comprendre les processus et les enjeux qui interviennent dans les langages de programmation.

À travers ce dispositif, l’apprenant pourra se former et appréhender l’ordinateur (en tant que matériel) via la manipulation de la webcam, la numérisation des lettres créées ; l’enregistrement dans une base de données dédiée. Mais il pourra aussi se servir de cet outil en autonomie afin de découvrir différents enjeux de la programmation et de l’implémentation numérique d’une donnée (ici la lettre) jusqu’à pouvoir communiquer avec les autres à l’aide de la police de caractère réalisée. Ce travail est réfléchi en soutien à l’apprentissage des techniques d’information numériques, du traitement de texte afin que les actions réalisées par la suite sur un système informatique puissent être comprises, critiquées et gérées par la personne qui travaille avec ses ressources et ses nouvelles modalités de langage.

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