Co-organisé par Nod-A, Wiithaa, La Fing, Cap Digital et d’autres, Make It Up est un évènement qui a eu lieu du 1er au 3 décembre et qui a réuni une trentaine de participants aux profils très différents autour d’une grande ambition : "reprogrammer l’obsolescence".
Après Museomix, notre envoyée spéciale s’est infiltrée à Make It Up.
Samedi 1er décembre, 9h30, nous arrivons à Mains d’Œuvres. À l’intérieur, il fait bon, ça sent le café, et on me remet un badge marqué "design", un programme qui explique le déroulé des trois jours ainsi qu’un petit collier en bois à mon nom réalisé à la découpeuse laser.
C’est ce moment étrange où tout le monde s’observe sans s’approcher, en sachant pourtant que dans quelques heures nous serons regroupés autour de projets communs.
Il y a des visages que j’ai déjà croisés à Museomix ou dans certains FabLabs.
La bonne parole
Le top départ est donné, les organisateurs nous dirigent d’abord vers le "funérarium des objets", où sont installés dans des grandes caisses en OSB des objets hétéroclites de tous types que nous allons devoir ressusciter, détourner, hacker. Certains d’entre eux portent un smiley jaune autocollant indiquant qu’ils fonctionnent encore.
Dans une lumière tamisée, au centre de cette scénographie d’objets perdus, Arthur Schmidt (de Nod-A) se tient derrière un pupitre bricolé afin d’ouvrir les festivités. Pour l’occasion, il est déguisé en grand prêtre avec une sorte de cape noire mal scotchée.
S’ensuit une cérémonie d’ouverture à cheval entre grandiloquence ironique et militantisme médiatique.
La tenue d’évangéliste semble en effet parfaite pour délivrer un discours qui se construit sur fond de "prise de parole citoyenne et environnementale", dans une volonté de "croisement d’obsolescence programmée et d’Internet des Objets".
Les grands mots sont lancés. Les belles formules sont scandées : nous sommes là, non seulement pour faire acte de créativité en détournant ces objets et "leur offrir une seconde vie", mais aussi pour "aider à résoudre des problèmes sociaux et environnementaux".
Certains participants, plus ou moins complices de l’équipe d’organisation, sont invités à présenter un objet pour expliquer un peu "sa vie, son histoire, et son chemin jusqu’ici".
"C’est un petit lampion en papier, qui a beaucoup servi et qui a été déchiré récemment lors d’une soirée où il y avait un peu trop de vent..." raconte l’une d’eux avec une voix émue.
"Obsolète tu as été, obsolète tu ne seras plus !", entonne Arthur, d’un ton grave. Nous sommes invités à répéter. Une minute de silence est ensuite observée en hommage à ces objets jetés.
Elle est vite interrompue par quelques rires. Tout ça ne peut pas être si sérieux, si ?
"Communicants, durables, utiles"
Nous avons ensuite une présentation rapide pour établir nos commandements pour ces trois jours : la logique du cradle to cradle, de l’upcycling, de l’open design et de l’Internet des Objets, et, en vrac, la manière dont certains objets peuvent contribuer à répondre à des problèmes quant à la consommation d’énergie, d’eau ou de déchets.
Parmi les nombreux exemples vidéoprojetés comme autant d’icônes, on trouve pêle-mêle un luminaire fait en briques tetrapak, les prises Coupe-veille de Gilles Belley, le célèbre fauteuil Favela des frères Campana et la Mezzadro Chair de Castiglioni.
Nos objectifs sont annoncés très clairement : nous pouvons coller, combiner, réinventer ces objets. Nous venons d’être ainsi sacrés Makers : nous allons constituer des "équipes transdisciplinaires", associer nos "compétences complémentaires" et imaginer des objets "communicants, durables, utiles", qui seront exposés le dernier jour afin de "répandre la bonne parole et donner envie aux gens de développer l’Internet des Objets".
Après quelques minutes d’exploration dans la réserve d’objets disponibles, c’est le moment des "pitchs". Les "porteurs de projets" inspirés par les objets amassés au funérarium sont invités à le présenter en 30 secondes chrono.
C’est mon moment préféré, celui des idées saugrenues et des concepts lâchés sans barrière ni censure :
faire léviter des objets avec un blender, imaginer à partir d’une balance à fruits un système pour peser le courrier qui s’accumule et matérialiser les soucis qui vont avec, un scanner - fer à repasser, un étendoir qui préviendrait quand le linge est sec, un projet de générateur d’électricité à partir de hauts-parleurs... et une idée de "cité connectée" qui permettrait aux habitants du quartier de "connaître aussi bien le matos disponible chez les bricoleurs du coin que les bons plans pour le meilleur shit de Saint Ouen."
On passera sur la spontanéité troublante avec laquelle tous les initiateurs de projets résument leurs idées par un titre toujours formulé en anglais : DataBench, Quickpaper, Turmix, Bodylight, Daddyhero...
Quelques pistes sont sélectionnées pour être ensuite développées en équipe. La méthode est la même qu’à Museomix : il s’agit de constituer un "pool" rassemblant des compétences sur plusieurs catégories : design, software, hardware, fabrication, avec deux cases bonus : joker et ovni. Les initiateurs de projets doivent constituer des équipes comportant tous les profils. De mon côté, je me rattache à un groupe, constitué initialement autour d’un projet d’instrument de musique à partir d’un vieux téléphone à grosses touches et d’un paquet de souris.
"FabLab, bricolage, TechShop"
Il y a trois pôles disponibles pour nous aider à concevoir et fabriquer nos projets.
Les membres des équipes, en fonction de leurs spécialités, sont amenés à prendre connaissance des outils, machines ou technologies disponibles. Le FabLab comprend une découpeuse laser, une imprimante 3D et une découpeuse vinyle. Le pôle fabrication est un atelier avec tous les outils de bricolage. Les composantes électroniques, kit Arduino, modules Wi-Fi, LEDs, capteurs, sont eux mis à disposition dans un espace appelé TechShop.
"Itérer"
Un des mots d’ordre de Make It Up est "itérer", c’est à dire "faire bouger l’idée dans le projet, penser avec nos mains". Arthur Schmidt explique : "notre méthode passe par une preuve de concept, en carton, post-it et dessins, puis une simulation par le story board avec un proto de forme, jusqu’au prototype esthétique, qui a vraiment l’apparence de l’objet fini. On est vraiment dans le quick and dirty. Il faut faire, avoir les mains dans le cambouis et au pire se dire : if you can’t make it, fake it."
Nous sommes sept : Christelle, "propulseuse", qui a déjà participé à Muséomix 1 et 2, Morgan qui est en "joker" mais qui est designer comme moi, Arnaud, ingénieur, occupe le rôle du "software", Léo en "hardware", Rosanna en "fabrication" et Maxime, bricoleur multi-tâches est dans la case "ovni" et finira d’ailleurs par développer en parallèle son propre objet.
Première cueillette dans la réserve des objets morts : nous rassemblons sur notre table tout ce qui a des touches, des boutons... et commençons à imaginer un instrument de musique tentaculaire multi-touches, résultat de l’association de tous ces jouets, téléphones, claviers, souris...
"On avait oublié qu’il fallait que ça soit utile"
L’équipe se soude immédiatement autour de l’idée d’un instrument de musique avec plusieurs commandes qui allumerait des machins, ferait réagir des bidules, animerait des trucs et ferait résonner toutes sortes d’objets, comme un mini théâtre étrange.
Mais très vite les "coachs" qui circulent parmi les groupes nous opposent quelques questions : est-ce que c’est utile ? Est-ce que c’est durable ? Est-ce que c’est communicant ?
Les membres de mon équipe perdent un peu les pédales sur ces questions et le problème de définir ce qui est, ou non, utile, est vite balayé pour rester dans les limites de notre mission pour ces trois jours : nous ne devons pas faire quelque chose de "simplement artistique". Soit.
Quelle nécessité pour notre objet ? Comment déterminer vraiment son usage et y a t-il nécessairement un usage, un service à inventer au-delà de l’envie de réaliser un instrument de musique ? Et finalement, comment définir l’utile ?
Répartition des tâches
Quelque chose d’assez net se produit à ce moment précis dans le groupe : nous nous répartissons les tâches. Les codeurs programmeurs commencent à démonter les objets, à examiner les circuits et à envisager la manière dont ils pourraient, avec une carte Arduino, reprogrammer les boutons. Le "concept", le "scénario" et la "justification du projet" se retrouvent alors dans les mains de nos designers, Morgan et moi, chargées de trouver "un sens en plus" à notre histoire...
Assez rapidement pourtant, la question est tranchée de manière collective : notre objet pourra tweeter. S’il faut qu’il soit communicant et connecté, on n’a qu’à tweeter notre musique. Ça suffira.
Nous réduisons ensuite notre ambition de départ en ne gardant que des souris : une intuition nous pousse à décider que si notre objet doit être duplicable, potentiellement reproductible en open source, travailler à partir d’éléments standards et basiques paraît une option plus opérante.
La fin de la première journée est marquée par "la revue des coachs". Les organisateurs passent de groupe en groupe pour valider les projets. Nous présentons notre idée de faire tweeter de la musique à des souris. Le principe est approuvé immédiatement.
De l’interdisciplinarité à la spécialisation
Le deuxième jour, nos objectifs sont clairs et les tâches sont réparties. Arnaud et Léo programment et montent le circuit électronique de nos souris pour associer un son à chaque bouton. En parallèle, la conception et la fabrication du support de notre instrument avance aussi.
Chacun se retrouve alors à faire ce qu’il sait faire, pour aller vite, gagner en temps et en efficacité. On frôle les limites de l’interdisciplinarité.
Le temps presse, nous n’avons pas une minute pour expliquer à tous ce qu’individuellement nous mettons en place. Trop pris dans le jeu de la vitesse et du fameux quick and dirty, nous avançons tête baissée pour finir avant la fin de la journée. Pas le temps de partager nos savoirs-faire.
On est totalement dans le brief
Le soir, à la deuxième "revue des coachs", le verdict tombe dans une formule qui fait presque froid dans le dos : notre projet "est clair, et il répond bien au brief". Qui sont ces "coachs", membres de l’organisation qui décident si notre projet convient ou ne convient pas ? Ils ne se sont pas présentés personnellement et cette impression d’être évalués par des personnes dont nous ne connaissons pas les compétences est assez étrange, là où chacun de nous a été consciencieusement estampillé selon sa profession ou son expertise supposée.
Les "coachs" sont d’autant plus désarmants qu’ils circulent d’un projet à l’autre en empruntant quasiment l’attitude du jury de Master Chef, pour venir tester notre objet. Face à nos dispositifs, ils jouent les naïfs et les maladroits pour pousser les prototypes à leurs limites. Malgré tout, c’est confirmé : notre projet est "dans le brief".
Malaise.
Nous ne savions pas que nous étions là pour répondre à une commande.
Mission accomplie
Troisième jour : nous lançons notre premier tweet. Grâce au talent de notre ingénieur, nos souris fonctionnent, elles produisent du son et tweetent des messages musicaux. Nous avons réussi notre mission. La deuxième version du support est monté avec quelques dernières modifications et notre objet est fini. Il sera exposé le week-end du 8 et 9 à Saint-Ouen, au Marché Malassis.
Parmi les autres projets présentés, une équipe a réparé un grille-pain et l’a connecté à internet pour qu’il attrape les informations sur la météo du jour et l’imprime sur les tartines qu’il grille. Sur ces tartines s’impriment aussi des devinettes et des pense-bêtes.
Make It Up aussi a rempli ses objectifs. Des gens qui ne se connaissaient pas, issus de générations différentes et qui avaient chacun des compétences particulières se sont entendus et ont travaillé ensemble pendant trois jours pour faire exister des nouveaux objets, pas forcément opérationnels, mais résultants de la mise en commun d’idées et d’expériences.
Malgré une forme plus ou moins ironique de récupération de tous les grands concepts médiatisés (ce n’est peut-être pas un hasard si Make It Up a reçu la visite de Pauline Lefèvre de La Nouvelle Édition de Canal +) lancés en l’air pour donner du crédit à la démarche, ces trois jours ont été un vrai temps de rencontre autour d’objets, de questions sur certaines possibilités technologiques et techniques.
Alors finalement, qu’est-ce qui compte dans ces dispositifs de création collaborative ? Est-ce que c’est “l’utilité” des projets, la viabilité des objets, leur aboutissement opérationnel, la promo qu’on peut en faire ou plutôt le plaisir de faire, d’inventer, de parler, et la passion d’imaginer côte à côte sans projeter plus loin ?
Ces moments de création à plusieurs doivent rester des temps à part, pour tester et découvrir des choses.
Dans mon groupe, par exemple, Maxime (qui se faisait appeler Max Gyver et portait d’emblée l’étiquette "ovni") s’est rapidement échappé de nos timings et objectifs. Il a tracé lui-même les limites de ses expériences en hors-piste et a démonté une chaîne hi-fi, un dictaphone, une dynamo et une vieille cassette audio pour reconstruire empiriquement une sorte d’objet informe qui met à nu le système d’enregistrement d’un son sur une bande magnétique. Il a passé plusieurs heures à étudier la façon dont on peut enregistrer sa voix sur cette bande, à échanger avec ceux qui pouvaient l’aider, pour rejouer le son en passant un capteur sur la bande tendue. Pas de semblant de "scénario d’usage", pas de faux "concept", pas d’idée choc : simplement l’essence de l’expérience, empirique, sans objectif a priori... et qui ne répond à aucun "brief".
L’exposition des prototypes réalisés à Make It Up aura lieu le 8 et 9 décembre au marché Malassis de Saint Ouen. Plus d’informations sur : http://makeitup.fr