Pointure : sur-mesure
Margaux Milhade, une permanence à Bataville

Propos recueillis par Édith Hallauer le 8 novembre 2016 à Paris.

Margaux Milhade, jeune architecte, vient d’achever une année de permanence architecturale à Bataville. Dans le cadre de l’Université Foraine, elle s’est installée sur place en pleine campagne mosellane, choisissant de devenir habitante pour percevoir les fines strates de ce drôle de lieu. Une fois sa mission accomplie, nous avons attrapé Margaux en cours d’atterrissage, de retour de Bata, pour la questionner sur le vécu d’une telle aventure. Manuel d’une architecture des trois-huit.

Vivre à Bataville

Strabic : Pourrais-tu nous décrire quel a été ton rôle en tant que « permanente architecturale » dans ce projet sur l’avenir de Bataville ?

Margaux Milhade Alors d’abord, je n’étais jamais seule, nous étions une équipe. J’ai eu plusieurs stagiaires, des aides ponctuelles, bénévoles ou salariés. Loïc Julienne supervisait le projet depuis l’agence, Agathe Chiron, permanente au TRI Postal d’Avignon, était là au début pour m’aiguiller. Olivier Robin et Hélène Guillemot, architectes, sont venus m’épauler pendant plusieurs mois, ainsi que Maud Grelier, graphiste. Pour ma part, j’étais en charge de la « conciergerie » : l’accueil, les visites, les rencontres, les réunions tout azimuts, l’organisation des temps forts, la supervision de l’ensemble. L’équipe qui m’accompagnait s’est davantage chargée du travail de relevé des lieux, du dessin et de production de documents, de maquettes, même si on travaillait ensemble sur les directions à prendre. Je n’aurais jamais réussi à faire et transmettre tout cela seule.

Permanence architecturale à Bataville

Car pour répondre à la question qu’on nous posait, à savoir « que peut devenir Bataville ? », la première des choses à faire était de cartographier ces lieux : éclaircir Bataville.

⚑ Alain Gatti, Chausser les hommes qui vont pieds nus - Bata-Hellocourt, 1931-2001. Enquête sur la mémoire industrielle et sociale, Éditions Serpenoise, 2004.
⚑⚑ Bataville n’est pas une commune administrative, mais un lieu-dit à cheval sur trois communes. Voir L’invention de Bataville

Comment imaginer l’avenir sans avoir relevé le présent ? Depuis le livre d’Alain Gatti, qui s’arrête à la grève de 2001, Bataville n’avait jamais été étudiée. On ne savait pas précisément qui vivait sur ce territoire, quelles étaient ses activités, son économie, etc.⚑⚑ Nous avons donc fait cet important travail de relevés – architecturaux et humains – pour raconter cette actualité de Bataville, témoigner de ses richesses, informer sur ses acteurs. Nous avons fait figurer sur une même carte les occupations originelles et actuelles des lieux. Il fallait rendre le plus simplement appréhendable cette grande complexité que nous découvrions au fur et à mesure.

Dépliant touristique : Bataville, avant et maintenant.

Le second volet de cette mission était de faire lien, d’accueillir et de générer des connexions, des énergies et des potentialités autour de ce projet.

Agathe Chiron m’a aidé sur cette question, elle m’avait dit : « C’est simple, tu reçois tout, tu enregistres, et ensuite tu connectes ! » J’ai en effet rencontré pendant un an énormément de gens, une foule bigarrée, à des échelles complètement différentes. Le premier mois, j’étais totalement noyée sous les informations et les sollicitations. On me disait sans cesse : « Il faut que tu rencontres untel », « Comment, tu n’as pas encore vu celui-là ? » - untel étant tour à tour la directrice du FRAC, la responsable de la Synagogue de Delme, le président de la Communauté de communes ou celui du club de pêche… Les acteurs du projet voulaient que j’aille très vite, il y avait une forte attente, une urgence. Et d’un autre côté, il y avait les habitants, qui se demandaient plus pragmatiquement ce que je faisais là, s’inquiétaient du fait que j’aurais froid l’hiver. J’ai vite compris qu’il fallait jouer avec ces deux échelles, sans cesse ouvrir et relier, être curieuse et m’imprégner de l’hyper local. C’était ça relier.
Bataville est très petite, l’autonomie totale dont elle est issue ne peut plus se penser comme avant, il faut la rattacher au très grand. Il fallait donc toujours être là pour répondre au téléphone, et à la fois pouvoir saisir une opportunité dès qu’elle arrivait. Et ça, c’est vraiment un plein temps !

Échange avec les enfants de Bataville

Comment définis-tu la figure que tu es devenue ? Étais-tu la « gardienne » des lieux, la « responsable » ? Comment caractériser ton rôle ?

MM. C’est difficile à dire. L’idée est de faire lien à partir du lieu - du lien humain, mais toujours en le raccrochant au territoire. J’habitais là, je travaillais là, je connaissais de mieux en mieux cet endroit. Même en-dehors du boulot, je tissais des liens tout le temps. Je n’aime pas trop le mot « concierge », bien que je trouverais intéressant d’en parler. « Gardienne » non plus, car je ne voulais rien garder, j’essayais plutôt d’ouvrir ce lieu aux possibles. « Responsable » non plus, je faisais plutôt le lien entre les responsables et les passants. Disons que j’étais plutôt une passerelle. En fait les gens là-bas nous appelaient simplement les architectes. C’est drôle parce que le mot qui au début faisait un peu peur, a finalement presque perdu son sens. On était juste « les architectes, tu sais, ceux qui bossent à l’usine. »

Il y a eu quand même quelque chose de surprenant : à un moment donné, la Communauté de commune m’appelait pour me demander des numéros de téléphones ! On me disait « c’est peut-être toi qui connaît le mieux Bataville — c’était en effet mon unique occupation : tu n’aurais pas le numéro d’untel ? ». Et puis une autre anecdote qui en dit long : quand on a dû quitter notre atelier le dernier mois, la secrétaire de la Communauté de communes a dit : « Mais enfin, comment allez-vous faire pour travailler sur Bataville, si vous n’êtes plus là ? » Je trouve ça très significatif.

Tout d’un coup, c’était devenu absolument évident qu’il faille être là, habiter là, pour étudier et projeter ce territoire.

Avez-vous dû inventer des outils spécifiques à cette mission, quasi anthropologique ? D’autres outils que ceux de l’architecte ?

MM. L’outil fondamental, c’est l’atelier ouvert. C’était une caverne d’Ali Baba, un endroit rempli d’objets très différents, à la fois un lieu de travail et d’exposition, plein de maquettes et de grands plans aux murs pour comprendre le territoire. Il y avait aussi des canapés, de quoi faire un peu de cuisine. C’était un lieu très identifié, l’atelier d’architecture de Bataville, qui devait pouvoir accueillir des élus, des passants, des habitants… On y a fabriqué une table de ping-pong pour les enfants, c’est grâce à cela qu’on a rencontré certains habitants de la cité.

L'atelier ouvert d'architecture, Bataville.

Il y a un autre « outil » très important : le fait d’être inexpérimentée.

Je pense que ça m’a permise d’être très accessible auprès de tout le monde. J’avais énormément à apprendre et je l’assumais, donc j’avais concrètement tout le temps besoin des autres ! C’est extrêmement riche pour rentrer en contact avec les gens, créer des liens, gagner leur confiance. C’est ensuite en apprenant moi-même de mes découvertes et maladresses que j’ai aussi réussi à comprendre ma posture et à la transmettre.

Cette inexpérience a-t-elle aussi comme avantage de ne pas avoir de méthode préconçue, et donc de construire directement un positionnement ad hoc ?

MM. Oui, je pense. Au début, je voulais avoir des retours exacts des autres Universités Foraines, pour pouvoir faire des ponts entre nos pratiques, apprendre de ce qui s’est passé. Mais finalement je pense que c’est important de ne pas avoir de « méthodologie UFO », de pouvoir arriver sur un lieu et d’inventer la façon d’y œuvrer au fur et à mesure. Je peux dire maintenant que ne pas savoir où on met les pieds, ni exactement comment on va faire, assumer complètement le fait qu’on ne sait pas, c’est hyper riche. Cela décuple les forces et engrange énormément de dialogues.

D’ailleurs une autre clé de la permanence, c’est d’être toujours dans l’action, de mettre les mains dans le cambouis. Pendant un an, nous étions tout le temps en train de faire des choses, très diverses : évidemment téléphoner, dessiner, penser et écrire, mais aussi conduire la remorque, transporter du bois, accrocher des panneaux, repeindre, nettoyer, aller acheter des gâteaux au dernier moment … Cet aspect-là est vraiment très important.

Faire des pieds et des mains

Avez-vous dû inventer des outils d’entretiens ou de relevés ? Ces fiches-bâtiments par exemple (voir plan-guide) ?

MM. On n’a rien inventé, on a commencé à faire des fiches pour présenter quelques bâtiments à l’EPFL (Etablissement Public Foncier Lorrain), potentiel acheteur selon la Communauté de communes. Et puis rapidement, on s’est rendu compte qu’il fallait le faire pour tout le site industriel, parce que personne ne connaissait bien les propriétaires et les caractéristiques de cet « ensemble », qui est en fait très morcelé. Tout s’est fait comme ça, de manière très empirique. C’est à partir de besoins ponctuels qu’on faisait les choses, qu’ensuite on développait ou non. Idem pour la carte, au début on se disait qu’il manquait une carte de compréhension simple des accès et des cheminements, et puis cela a abouti à l’édition d’une carte touristique de Bataville. Depuis le début, j’ai dit « on avance sans réfléchir, et à la fin on regardera en arrière ». Et c’est à la fin que toutes nos actions ont pris un sens, ont formé un ensemble cohérent.

En fait, mon outil quotidien, c’était surtout mon annuaire.

Celui qu’on a créé petit à petit, au fil des rencontres, qui comprend aujourd’hui 900 personnes. C’est sûrement l’outil indispensable de la permanence. Il faut pouvoir trouver très vite un numéro, mettre en contact des personnes, réagir à une proposition… Tout comme les outils de communication. On utilisait les réseaux sociaux, un blog, une newsletter. Sur place, des panneaux, beaucoup d’affiches. L’idée étant que tout le monde doit toujours être au courant de nos avancées. Par exemple, la restitution du plan guide auprès des commanditaires s’est faite simultanément au public, dans un temps commun.

Pour les entretiens, je notais tout. J’ai rempli 15 carnets cette année ! Ça m’aidait à absorber toutes les informations. Au début, j’ai commencé à faire des fiches sur chaque personne... ça me prenait un temps fou. Agathe m’a dit « Laisse faire le temps, tu verras toi-même qui étaient les personnes importantes ou pas ! » C’est vrai qu’il faut rester léger dans les productions, ne pas s’épuiser. Je n’ai évidemment pas fait de trombinoscope, malgré les 600 personnes rencontrées ! C’est ma mémoire et l’usure qui ont fait le filtre. Je suis devenue moi-même le nœud du réseau, ce qui pose évidemment la question de la passation du projet.

Cette question s’est justement posée, une fois ma mission terminée. La Communauté de communes m’a dit : « Il faudrait vraiment qu’on recrute quelqu’un pour continuer, peux-tu nous aider à faire la fiche de poste ? C’est compliqué, il nous faudrait une sorte de couteau-suisse. » En effet, il faut quelqu’un qui puisse avoir un regard sur tout ce qui sera produit, qui ait à la fois une vision de l’espace et des réseaux. Il faut pouvoir aussi bien aller rencontrer le président de région que de transporter des palettes et faire de la peinture.

En somme, être fondamentalement débrouillard !

On m’a tendu plusieurs perches pour que je revienne, mais je pense que là tout de suite, je ne pourrais pas continuer. Il manque clairement un lieu défini, qui pourrait accueillir et tester un certain nombre de choses, pour expérimenter la souplesse de Bataville. Préfigurer sans figer : avoir cela comme garantie, c’est tout à fait primordial pour la suite du projet. Quelqu’un ou quelque chose qui puisse remettre en question les usages pour ne pas qu’ils se fixent trop vite. Pour l’instant ce lieu et ce cadre n’existent pas.

Les abords de l'atelier ouvert d'architecture, Bataville.

Est-ce que tu dirais que tu as fait de la « participation » ? Comment est-ce que tu te positionnes par rapport à ce terme ?

MM. Cette notion est très vague et vaste. Je dirais plutôt que c’était un espace ouvert, et que j’ai travaillé avec beaucoup de gens différents. Mais ce n’était pas de la « participation », c’était de l’échange. Notamment avec les enfants, c’était extrêmement enrichissant. Ils génèrent vraiment de la confrontation de points de vue ; alors que les autres, les adultes, les élus, ont finalement des postures assez homogènes. Les enfants apportent une vraie fraîcheur. L’idée est alors de permettre que chacun s’exprime, de faire en sorte que chacun s’écoute et s’entende. C’est ça : organiser un espace où les gens dialoguent.

On n’est donc dans le consensus ou dans la « co-construction » de toutes les décisions. Je n’ai pas organisé « d’ateliers post-it », ni de « réunions de concertation » - ce qui je crois a déçu certains porteurs de projet, qui pensaient qu’on prendrait toutes les décisions ensemble. L’idée est plutôt d’écouter tout le monde, de faire se croiser les points de vue, et de proposer quelque chose.

Avant tout ça, j’ai fait un stage à Nantes dans une boîte de conseil en développement durable. J’étais justement sur le volet « participation », dans lequel on faisait de la participation à base de post-it, mallettes et paper board. L’objectif était de rendre ces choses les plus « efficaces » possible. Dans certains cas, quand on a un sujet très précis sur lequel se pencher, qu’on peut vraiment mettre les choses décidées en actes tout de suite, ça peut être très riche, mais ça ne m’a pas complètement convaincue. On peut aller beaucoup plus loin en prenant le temps de laisser les choses émerger, sur le long terme. Travailler à ce que les liens se tissent lentement. Pour que ça prenne, il faut du temps. Même là, à Bataville, ce n’était pas assez long : c’est seulement au bout d’un an que j’ai commencé à voir de vraies motivations, des énergies, des engagements.

Tu as dis tout à l’heure « en-dehors du boulot » : comment cette notion est gérée dans une permanence ?

MM. C’est très mêlé. Particulièrement à Bataville, c’est impossible de faire une distinction claire. J’étais tout le temps dans mon sujet d’étude, même quand j’allais chercher mon pain le dimanche ! Après, cela pose plein de questions : est-ce que j’ai vraiment besoin de séparer la vie et le boulot ? Pour m’en sortir, soit je considérais que j’étais tout le temps au boulot, ce qui n’est pas forcément facile à vivre, soit que je travaillais pour améliorer ma vie quotidienne - comme si je faisais tout ça en tant que voisine. Un jour, quelqu’un m’a dit « C’est drôle, tu parles toujours des habitants de Bataville en disant ‘nous’ ». Je crois que j’ai vraiment considéré que c’était chez moi. Évidemment, c’est une sorte de piège, on tisse une grande dépendance avec le lieu. Mais ce n’est pas le mauvais côté du piège, c’est extrêmement intéressant ! Pour la suite, je ne vois pas tellement comment habiter hors de mon lieu de travail.

En fait, tout ce travail est fondamentalement politique, il s’agit de construire l’espace commun.

D’ailleurs sur ce point, tout le monde était vraiment satisfait, le comité de pilotage élargi, le département, la Région, la Direction Départementale des Territoires, les locaux, les associations ont trouvé ça « innovant ». Le président de la Communauté de communes a dit « c’est la première fois que je vois un rapport de bureau d’étude dans lequel il n’y a pas de copier-coller ! C’est vraiment du sur-mesure. » Alors qu’il s’agissait juste d’être auprès d’un poêle à bois tout l’hiver ! C’est des choses simples. Nous avons seulement proposé de travailler à faire la ville, ensemble, et au quotidien.

Vivre à Bataville


Pour aller plus loin :
Lire en ligne le plan-guide et le journal de bord de Notre Atelier Commun, restituant cette étude-action au long cours à Bataville.

Texte : creative commons, Images : © Margaux Milhade.

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