La mort récente de Benoît Mandelbrot, théoricien des figures fractales, a brièvement ravivé un intérêt pour cette branche des mathématiques, et constitue pour nous un prétexte idéal pour se pencher sur un ouvrage récemment traduit de l’anglais et disponible chez Actes Sud : Mathématiques et Architecture de Jane et Mark Burry.
Une relation historique
Mathématiques et architecture, a priori rien de nouveau : au Ier siècle av. J.-C., Vitruve décrivait déjà l’instrumentalisation de principes ou de méthodes arithmétiques et géométriques dédiées à la conception architecturale. À la Renaissance, le développement de la perspective linéaire se fait à la croisée des disciplines et permet de produire les nouveaux outils de transmission des idées architecturales. Aujourd’hui encore, on retrouve plusieurs communautés académiques qui étudient les relations entre ces deux disciplines (on peut citer par exemple les cycles de conférences biennaux « The Nexus Conferences » et le journal Nexus Network Journal). Cet ouvrage vient ainsi compléter l’édifice en apportant une dimension nouvelle au débat.
À ce propos, on peut regretter la traduction du titre – à l’origine The New Mathematics of Architecture – qui a laissé de côté ce qui nous semble pourtant fondamental dans l’orientation du livre, à savoir l’influence des évolutions récentes en mathématiques sur les pratiques architecturales. Dans le cadre de cette problématique, Jane et Mark Burry réussissent à ne tomber ni dans l’écueil d’une vulgarisation trop restrictive des objets mathématiques évoqués, ni dans un survol trop rapide de leur mise en œuvre en architecture. Au contraire, il s’agit ici de questionner la fertilisation de l’architecture contemporaine par les diverses évolutions des disciplines mathématiques.
Une puissance générative aux logiques masquées
La préface de Brett Steele, directeur de l’Architectural Association School of Architecture, ainsi que l’introduction du livre par les auteurs, positionnent cette recherche dans un tableau plus général et soulignent très justement plusieurs tendances qui mettent aujourd’hui sous une tension nouvelle la relation mathématiques-architecture. D’une part, on assiste à un accroissement à la fois de la puissance générative et de la complexité des outils mathématiques et, d’autre part, on constate une disparition progressive des chiffres au sein du langage de conception des architectes.
Cette disparition serait une conséquence de l’évolution des outils informatiques et des systèmes d’information employés dans les agences, qui tendent à masquer la composition mathématique et logique de haut niveau au profit de nouvelles formes de modélisation et d’explicitation des projets, telles que les maquettes virtuelles ou la réalité augmentée. Ainsi, les traditionnels calculs de résistance de poutres en compression ont laissé place à des formes plus sophistiquées d’optimisation de structures par algorithmes, inspirées de modèles provenant du monde vivant.
Même l’aléatoire savamment contrôlé dans le geste de l’esquisse est remplacé par l’aléatoire mathématiquement généré.
Ces outils permettent de rendre accessible aux architectes un savoir auparavant réservé aux spécialistes : celui des mathématiques post-Renaissance telles que la théorie du chaos ou encore les géométries non euclidiennes. La question analysée par les auteurs est la suivante :
quelle est cette architecture nouvelle qui émerge de ce savoir rendu opérationnel et démocratisé par les outils informatiques ?
L’ouvrage propose d’étudier un ensemble de 46 projets, répartis selon 6 chapitres qui méritent d’être cités ici :
• « Surfaces mathématiques et Sérialité » aborde des projets où la question des surfaces est traitée grâce à des principes génératifs issus des séries mathématiques. Ce chapitre développe notamment la question des surfaces paramétriques (surfaces générées par une même équation en variant ses paramètres), à partir de projets tels que l’aéroport international de Pékin par Foster and Partners ou le Walt Disney Concert Hall conçu par Gehry.
• « Chaos, Complexité, Émergence » propose entre autres un regard sur la possibilité offerte par les outils numériques pour « travailler la complexité », à la fois dans une ambition d’analyse mais aussi de génération. Un exemple de projet est le Louvre d’Abu Dhabi par Jean Nouvel, dont la géométrie complexe émerge d’un modèle d’optimisation de l’occultation de la lumière tout en conservant une économie de matière. Le bâtiment ainsi conçu présente une esthétique particulière, expression de sa propre performance sur ces critères.
Les chapitres suivants – « Remplissage et Pavage », « Optimisation », « Topologie » et enfin « Paysages, Statistiques et Multidimensionnalité » – traitent de multiples autres aspects que nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir.
L’ouvrage se conclut par un très bon glossaire qui permet aux auteurs de décrypter pour les non-initiés les principes mathématiques les plus complexes évoqués dans le texte, ainsi qu’une bibliographie extensive qui permet au lecteur qui souhaite poursuivre sa lecture dans un domaine plus spécifique de consulter les textes de référence sur le sujet.
Autres dimensions des outils mathématiques
On regrettera peut-être la fixation sur la dimension « sensationnelle » de l’instrumentalisation des mathématiques. En effet, l’ensemble des projets et des analyses tend à mettre en avant la démarche de dépassement des limites architecturales, à travers la médiatisation par les outils mathématiques. Il aurait pu être intéressant d’étudier comment les mathématiques sont utilisées à des échelles moins singulières, par exemple à propos de la standardisation dans les maisons préfabriquées que l’on retrouve notamment chez Algeco.
On regrettera enfin le fait que la question des mathématiques comme outil de transmission ait été laissée de côté par les auteurs, alors qu’elle aurait permis de réintroduire la notion de collectif (ingénieurs, bureaux d’études, maîtres d’œuvre, commanditaires, utilisateurs…) dans la question de la conception architecturale. Il nous aurait semblé intéressant de voir figurer une analyse plus poussée de la façon dont ces nouvelles instrumentalisations des mathématiques ont permis de renouveler un langage de conception dans le dialogue entre les différents acteurs.
Cependant, nous pouvons signaler que dans le cadre plus général de l’étude des divers modes d’utilisation de modèles scientifiques dans les projets de conception, Mathématiques et Architecture est un ouvrage précis dans le raisonnement et brillamment illustré. Il soulève et propose des pistes de réflexion qui ont le mérite de stimuler l’imagination.
À ce titre, nous sommes convaincus que ce livre mérite une place non seulement dans les bibliothèques des architectes, mais aussi dans celles des praticiens et théoriciens d’autres arts appliqués.
Saluons pour cela le travail réalisé par ce couple d’auteurs, qui signe là un excellent ouvrage sur la relation certes historique, mais sans cesse renouvelée, des mathématiques et de l’architecture.
Critique de livre publiée en partenariat avec Nonfiction.fr.