Métier : fossoyeur
Creuser dans les entrailles de la ville, enterrer les morts, déterrer les corps.

Extraits d’un entretien réalisé par Océane Ragoucy et Ann Guillaume pour le projet « Construire un lieu », 2016. Illustrations : © Simon Roussin.

Le métier de fossoyeur consiste à creuser dans la terre une fosse – cavité large et profonde destinée à recevoir le corps d’un défunt. Il est aujourd’hui rare pour le commun des mortels d’avoir affaire à ceux qui l’exercent – les fossoyeurs officiant avant ou après les cérémonies d’usage, à l’aube ou dans l’ombre. Dans le cadre d’une enquête sur les trous et les métiers qui creusent, nous sommes allés rencontrer l’un des fossoyeurs du cimetière du Père Lachaise à Paris. Esprit des morts, mythes exhumés, sous-sols architecturés et érections sacrées, outils ancestraux et mental d’acier : ceux qui accueillent et recueillent les corps de nos morts sont discrets mais pas muets.

"Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités ; mais, il est plus beau de contempler les ruines des humains !"
Comte de Lautréamont

Quand on s’intéresse aux métiers qui creusent, celui de fossoyeur apparaît comme l’un des plus anciens, officiant encore au cœur de nos villes. On pense pourtant peu au fossoyeur comme un métier urbain. Comment fonctionnent les cimetières parisiens ?

Le fossoyeur s’occupe des « exhumes » des caveaux. À votre mort, vous louez une concession, pour dix ou quinze ans. Quand la location de cet emplacement arrive à échéance, le cimetière demande à la famille si elle veut renouveler la concession. Sans réponse, elle est récupérée. C’est à ce moment que le fossoyeur intervient, il enlève tous les corps présents dans le caveau concerné et les met dans l’ossuaire. En arrivant par l’entrée principale, vous avez vu qu’il y avait une bâtisse juste en face ? C’est la plus grande tombe de Paris. Toutes les exhumes que l’on fait sont placées dans des petites boîtes. Tous ces corps sont stockés là.

Dans l’ossuaire, chaque corps dispose alors de sa propre boîte ?

On nous annonce parfois qu’il y aura six corps et l’on en trouve quatorze ou quinze. Dans ces cas-là, comment savoir qui est qui ? Tous les corps d’un même caveau sont mis dans une seule petite boîte. Ces boîtes mesurent environ un mètre sur trente à quarante centimètres. On peut y placer l’équivalent de quatre, cinq ou six corps. Mais au bout d’un certain nombre d’années, il ne reste pas forcément grand-chose dans les caveaux. Cela dépend de la manière dont le corps est réduit, mais aussi du type de cercueil trouvé. Les boîtes de l’ossuaire sont conservées car certaines religions ne tolèrent pas l’incinération.

En visitant les catacombes de Paris, on apprend que la présence de ces ossements fait suite à la saturation des cimetières parisiens. À quoi ressemble l’ossuaire ?

On ne voit pas de squelettes dans l’ossuaire du Père Lachaise. Tout est mis dans des boîtes. Ici, on reçoit les ossements qui viennent de Pantin, de Thiais, de Bagneux... La Mairie de Paris gère une quinzaine de cimetières. L’ossuaire du Père Lachaise fait entre 3 et 5 000 m2. Il est entièrement enterré. Si j’y étais enfermé, je ne serais pas tranquille. Il y a probablement plus de dix millions de corps exposés là. C’est incroyable. D’ici un an, il sera complètement saturé et on ne pourra plus rien y stocker mais un autre ossuaire a été construit à Thiais.

Comment sont organisés les fosses et les caveaux ?

Une fosse est destinée à accueillir un ou deux cercueils seulement. Les caveaux ne sont pas sans limite, mais certains contiennent à peu près trente cases, en sachant que chaque case fait à peu près cinquante centimètres de hauteur. Au cimetière Montparnasse par exemple, quand on descend dans les caveaux, on sent le métro qui passe. Même ici au Père Lachaise, certains caveaux sont extrêmement profonds. Prochainement, il est prévu qu’on fasse un caveau de vingt-sept cases, pour vingt-sept corps.

Ce qui veut dire que lorsqu’on prend le métro à Gambetta et qu’on passe à la station Père Lachaise, on frôle tous ces corps…

Oui, à ces profondeurs-là, c’est assez effrayant. Comme ce sont des constructions anciennes, la plupart de ces caveaux sont faits avec des murs en meulière. Ces murs-là tiennent vraiment très bien. Certains ont plus de 150 ans ici, mais on a parfois l’impression qu’ils ont été construits il y a à peine deux ou trois ans. L’état du caveau dépend aussi de la présence d’un arbre à proximité, car si c’est le cas, on sait que caveau sera endommagé à un moment donné par les racines...

Vous avez déjà retrouvé des traces de griffes ?

Cela m’est arrivé deux fois personnellement. J’ai fait deux exhumes où l’on a retrouvé des traces de griffes à l’intérieur, en enlevant le couvercle du cercueil. La personne s’était vraiment griffée jusqu’au sang, ça devait être triste pour elle, ça devait être douloureux. On trouve aussi parfois des personnes enterrées sans tête.

Est-ce qu’il arrive aussi que le cercueil soit vide ?

Quand le corps est parfaitement réduit, c’est qu’il s’agit en général d’une « pleine terre » à côté d’un gros arbre. On se rend compte que les racines font du très bon travail. Même quand les racines entrent dans un caveau et forment un matelas de racines, on ne trouve pas grand-chose car le matelas de racines à lui seul couvre les cinquante centimètres. Le corps est alors dans les racines. Quand c’est du très bon chêne, le corps est très bien conservé. On retrouve aussi des corps en parfait état dans des cercueils en plomb ou en zinc, surtout quand ils ne sont pas crevés. Il y a quelque temps de cela, quand on a ouvert le cercueil de quelqu’un qui était mort en 1870 je crois, ce fut la grosse surprise ! On avait l’impression qu’on l’avait enterré il y a à peine un an ! Il avait encore la peau et tous les ongles. C’était incroyable ! Il arrive aussi que les corps de personnes qui sortent des hôpitaux soient mis dans des sacs en plastique. Quand on exhume, si le plastique n’est pas crevé, tout est conservé, le liquide, le sang mélangé ou le corps dissous. C’est violent.

Concrètement, vous êtes donc dans la fosse et vous voyez et touchez vraiment ce qui reste de ces corps ?

Exactement. Le métier est un peu glauque quand on doit exhumer des corps très récents. Cela arrive souvent lors d’enterrements de personnes de confession juive car ils enterrent le corps et l’envoient parfois six ou sept mois plus tard en Israël. Le corps est alors en état de décomposition avancée. Le métier est également dur en hiver. Quand il fait très froid, s’il y a une exhume ou un creusement à faire... Quand il faut casser du granit, une matière très dure, on utilise des sortes de grosses masses, c’est vraiment à l’ancienne.

Vous ne travaillez pas avec des outils mécanisés, comme le marteau-piqueur ?
Pas le marteau piqueur, mais on utilise une espèce de grosse perceuse qui nous permet de faire ce genre d’opérations. Le problème a lieu surtout en hiver car le groupe électrogène est à compression d’air et quand l’air est trop froid, il ne fonctionne plus. On retourne alors aux méthodes ancestrales.

Vous utilisez les mêmes outils que les paysans d’antan, vous pourriez nous les décrire ?

Les techniques ont été modernisées en mettant à disposition des sortes de petits tracteurs, mais dans les cimetières comme Le Père Lachaise ou Montparnasse, on ne peut pas faire venir ces engins-là. On utilise donc encore, en effet, des techniques d’antan. La fourche est utilisée au quotidien, pour tous les types de terres. La fourche à fumier est utilisée pour creuser la glaise, quand la terre est très collante. Le pied de montoir est l’outil utile pour couper les grosses racines rencontrées dans les fosses. On peut aussi se servir de la hache. On se sert de la pioche pour creuser dans les sols durs. La pelle est utilisée pour enlever la terre de la fosse, et parfois pour creuser quand elle est sableuse. Le louchet est un outil magique ! C’est une sorte de fusion entre la fourche et la pelle. On l’utilise rarement dans les sols très durs. Dans ces cas-là, on s’en remet à la pioche. Fréquemment, on a même accès à certaines nappes phréatiques. En descendant dans certains caveaux, au niveau de la septième case, ça se remplit d’eau. Parfois, quatre à cinq cases sont encore immergées. Dans ces cas-là, on ne descend pas, car il faut pomper l’eau et mettre une combinaison.

Vous ne pouvez donc jamais savoir quelle sera la nature du sol, du sable, du calcaire. Vous ne travaillez pas avec des géologues ? Il doit pourtant exister des plans des sous-sols de Paris.

Non. C’est un peu hasardeux, surtout quand on récupère d’anciennes sépultures. Parfois ça commence par du sable et au bout d’un mètre, ça change brusquement. Il y a beaucoup de glaise ici, et certaines divisions ont des sols très durs où l’on commence à la pioche dès la surface et jusqu’à deux mètres de profondeur. Là, on se dit que la matinée va être difficile. Il ne faut pas avoir peur des profondeurs. Parce que descendre dans un caveau, c’est descendre dans un petit espace réduit. Le danger peut arriver quand je fais une exhumation, je suis parfois à quatre pattes à deux mètres sous terre en train de rechercher les os du corps, alors si ça s’éboule sur les côtés... Vous pouvez être enterré comme ça ! On fait donc attention, en regardant s’il y a des signes annonciateurs. Par exemple si l’on voit une fissure se créer sur la terre, quand il pleut par exemple, ça n’est pas bon signe. C’est pour cette raison qu’on travaille toujours à deux.

Vous avez déjà trouvé quelque chose d’inattendu ?

On peut trouver des souris, des fouines… Je pense qu’un jour on croisera forcément un serpent ! Mais pas de fantôme pour l’instant. Il y a beaucoup de grigris ici. Cela peut être la maîtresse, ou bien la femme qui déteste la maîtresse, qui s’écrivent des choses sataniques. La dernière fois, j’ai trouvé cinq petites poupées liées entre elles par un cadenas. Une fois, quelque chose de plus insolite : dans un magnifique petit emballage, il y avait un caleçon dans lequel il y avait un string et une sorte de noisette et quelque chose écrit dans je ne sais quelle langue. Peut-être un philtre d’amour. Comme on en trouve tous les jours, c’est devenu assez banal. Parfois on ne prend même pas la peine de les ouvrir.

Et ces objets sont jetés ?

Oui, on ne va pas les garder, il y en a dans chaque caveau. De la même manière, on ne garde pas les pierres tombales que l’on détruit, sauf si elles ont un intérêt particulier. Un architecte des bâtiments de France vient ici de temps en temps.

Vous avez tout appris sur le tas ?

Il n’y a pas vraiment de formation. On passe un petit test pour voir si l’on est sociable et les « élèves fossoyeurs » sont ensuite testés sur le mental. On vous fait d’abord porter un cercueil qui fait à peu près cent kilos avec trois autres porteurs pour voir si vous pouvez résister. La deuxième épreuve, c’est le creusement. On donne des outils à des personnes qui n’ont jamais creusé de leur vie, on leur dit « bon voilà, voici votre jeu d’outils, vous avez deux heures » et là, vous creusez un trou. Et je peux vous assurer qu’au bout de cinq minutes, les muscles sont sérieusement entamés. Ils veulent voir ceux qui ont le courage de continuer. C’est de la technique et du mental. J’en connais qui sont tout secs et qui creusent très bien. Le physique vient en troisième position.

Dans le cas où il n’y a pas de caveau, vous enterrez encore en pleine terre ?

Oui, ici c’est peu fréquent, mais dans les cimetières de terrasses, c’est quotidien. Ici, ce sont des familles qui ont des caveaux depuis des générations. Il y a de très beaux caveaux, ceux de princesses, de familles très riches. On a parfois l’impression que ce sont de petits immeubles. Par exemple une légende courait au sujet de celui de la comtesse Demidoff. J’ai eu la chance – je ne sais pas si c’est une chance – d’y entrer. Ce caveau doit faire à peu près 28 m2. Il y a un escalier qui descend à trois niveaux sous terre. Selon la légende, quand la comtesse Demidoff a été enterrée, elle aurait laissé dans son testament un passage un peu bizarre disant que toute personne qui accepterait de dormir dans son caveau pendant une année complète hériterait de toute sa fortune. Des personnes auraient envoyé des demandes au Père Lachaise. Personnellement, je trouve que c’est l’endroit le plus glauque du cimetière, le plus triste, il est très isolé. Il existe beaucoup de grandes sépultures dans lesquelles il faut descendre comme dans une cave.

On parle beaucoup du sous-sol mais l’on voit quand même une grande tour qui mesure au moins dix mètres. C’est rare de voir une tombe érigée.

Les caveaux sont toujours souterrains, il existe une sorte de pièce avec une trappe au sol qui donne accès à l’escalier. Les monuments les plus hauts sont des sépultures d’époque, beaucoup ont des légendes. Les trois tombes les plus connues sont celles de Jim Morrison, d’Edith Piaf et d’Allan Kardec, le fondateur du spiritisme. Sa tombe est la plus visitée et la plus fleurie du Père Lachaise. Beaucoup de Parisiens ne le connaissent pas spécialement mais des touristes du monde entier viennent la visiter. Il y a aussi la tombe de Victor Noir, un journaliste qui avait une réputation de Dom Juan. Il aurait apparemment le don de rendre les femmes stériles fertiles. Pour cela, il faudrait se frotter sur sa sépulture. Donc on a déjà retrouvé des touristes dans des positions insolites sur... Le Père Lachaise est très particulier parce qu’il y a plus d’expéditions de touristes que d’enterrements.

Vous aimeriez être enterré ici ?

Peut-être que je préfèrerais être incinéré, je ne sais pas. Maintenant, il y a beaucoup moins d’inhumations que de crémations. La tendance s’est très fortement inversée, c’est moins cher, il y a moins de paperasse, cela prend moins de place, et encore, si les gens veulent garder les cendres. Ici, on a le jardin du souvenir. Une très belle pelouse. Parfois les touristes ne savent pas et s’y allongent. Ce sont les cendres qui l’entretiennent.

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