Se pencher sur les cartes mentales pour découvrir la pensée en 3D…
C’est ainsi que Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la Fing (Fondation Internet Nouvelle Génération) explore les sciences cognitives et propose l’expérience d’une géographie conceptuelle augmentant nos capacités d’intelligence collective.
Cartographie des acteurs, cartographie des échanges, des humeurs, des usages, des valeurs, etc. Dès lors que la carte n’est plus un simple support d’information géographique, elle devient un véritable outil d’échange et de partage de contenus. C’est ainsi que le nouvel outil mindmap se met au service des processus de conception et prend place dans les nouvelles TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Empiriquement dessinées sur papier ou élaborées à partir de différents logiciels de mindmapping (XMind, FreeMind, mindmeister...), ces schémas d’idées spatialisent les concepts sous forme d’arborescence et proposent une vision globale sur le cheminement de la pensée. La carte mentale offre ainsi un espace de réflexion commun, comme l’explique bien Jean-Michel Cornu, auteur de ProspecTIC, nouvelles technologies, nouvelles pensées. Selon lui, l’outil de mindmapping soutient une démarche de réflexion collective dans laquelle nous saurions décupler nos capacités de pensée et développer une nouvelle forme d’intelligence collective.
Outiller la parole
Si les mindmaps sont très utiles dans le milieu de la pédagogie, elles le sont aussi dans les disciplines créatives. Support de brainstormings et de prise de notes interactives (le mindmapping vidéo-projeté par exemple), les cartes mentales se révèlent être des outils très efficaces de la co-conception, des ateliers d’idées, de la concertation, du recueil de témoignages et de propositions. À l’heure où les artistes, architectes, designers, urbanistes et politiques misent sur la participation des usagers, la mindmap est utilisée comme médium de dialogue et de prise de parole.
Évitant la logique argumentaire causes-conséquences, le mindmapping n’écarte aucune proposition, même celles qui peuvent mener dans des impasses. Habituellement exclues des pensées linéaires, les idées en l’air et les interventions décalées font au contraire toute la richesse d’une réflexion cartographiée.
Arbres de connaissances
Effectivement, dans un processus de mindmapping, on peut faire évoluer en parallèle des hypothèses incongrues ou contradictoires et révéler ensuite des connexions inattendues, parfois des similitudes, et surtout des complémentarités. C’est justement de ce dernier constat qu’est né le projet « d’arbres de connaissances » développé par la structure Ligamen. Les arbres de connaissances sont des cartographies basées sur le mindmapping pour mettre en lien les compétences de chaque acteur d’un groupe et éviter la concurrence.
« Les cloisonnements institués par département ou par discipline conditionnent une logique de territoire disjoint, qui incite davantage aux redondances de compétences et aux concurrences, qu’aux coopérations et aux complémentarités, propre à une logique d’espaces de connaissances. » [1]
L’analyse de Ligamen décrit deux systèmes de fonctionnement de groupes : d’une part les systèmes hiérarchiques et d’autre part les organisations en réseau. Ces fonctionnements sont comparables à ceux d’un développement argumentaire linéaire contre un travail en carte mentale. Dans une hiérarchie, l’identité d’un acteur est liée à sa position et sa mission, excluant son implication dans d’autres domaines (plus haut, ou plus bas). À l’inverse, dans une organisation en réseau, chaque acteur peut participer à plusieurs missions. À partir de ces schémas peuvent s’initier des collaborations « intelligentes » dans lesquelles chaque acteur trouve sa place.
La pensée-2
« C’est la difficulté de certaines personnes, pourtant très intelligentes, à envisager la convergence d’intérêts [...] qui m’a poussé à chercher quelle était la limite cognitive qui empêchait de sortir du seul point de vue de l’observateur appelée vision “égocentrée”. » [2]
Pour distinguer les deux pratiques de la réflexion linéaire et cartographiée, Jean-Michel Cornu développe une comparaison sur les points de vue. Le premier, correspondant au développement direct d’une idée (d’un point A à un point B), se rapporterait à une position dite « égocentrée » : celui qui marche dans la forêt et doit choisir à chaque embranchement d’emprunter un chemin ou l’autre. Au contraire le processus de mindmapping propose d’expérimenter un point de vue commun dit « allocentré », correspondant par exemple à celui d’un personnage de jeu vidéo qui voit où mène chaque chemin (du point A à plusieurs points B, C, D). Ces deux positions illustrent l’usage de nos deux modes de pensée : la pensée par les mots et la pensée par l’espace. Pour Jean-Michel Cornu, l’adoption d’une vision allocentrée, soit l’usage du mode de pensée spatial, est une condition de la « convergence d’intérêts » et donc d’une pratique de l’intelligence collective. Cette intelligence dont nous sommes capables n’est pourtant pas innée :
« Chez nous, comme chez les animaux, notre capacité de réflexion est limitée à l’enchaînement de trois concepts. Mais l’utilisation d’un ensemble de “mots symboliques” qui font partie de notre langage stocké dans la mémoire à long terme, nous permet d’aller plus loin et d’enchaîner autant de concepts que nécessaire au développement cohérent d’un discours. » [3]
De la même manière, les chercheurs en sciences cognitives ont révélé qu’il est possible de dépasser la limite de la pensée spatiale (5 à 9 idées) en faisant appel cette fois à des « lieux symboliques » logés dans la mémoire longue, par exemple : les repères d’une maison d’enfance, des trajets réguliers, des cartes visuellement mémorisées, etc. C’est ce dernier mode de pensée, redécouvert récemment, que ces chercheurs appellent « la pensée-2 ». Malgré la petite révolution que provoque la pensée-2 dans les sciences cognitives, Jean-Michel Cornu nous explique qu’historiquement, nous utilisions pleinement nos deux modes de pensée :
« Les moines du Moyen Âge utilisaient une cathédrale qu’ils connaissaient parfaitement pour y construire souvent plus de cent lieux de mémoire (des loci) […] cependant, il semble que cet "art" soit tombé en désuétude après la Renaissance, où les progrès des sciences ont assuré le triomphe de l’approche hypothéticodéductive basée sur le premier mode de pensée. Devrons-nous réapprendre les différents locis d’une carte commune, comme nous avons appris les mots de notre langage ? » [4]
Le cartographe
Permettant à un groupe d’évoluer dans un même « espace mental », les mindmaps sollicitent nos deux modes de pensée et permettent alors le processus d’intelligence collective. Pourtant, une assemblée travaillant sur carte mentale reste incapable de manipuler et de naviguer dans les concepts sans se référer au support visuel de la carte. La complexité d’une carte mentale rend très difficile l’appropriation et l’intégration des idées car la « navigation » est assujettie à un plan en 2D. C’est pourquoi Jean-Michel Cornu propose une augmentation de la carte mentale qui réinventerait les « loci ». Comment naviguer ensemble dans un espace de pensée commun ? Quelle est la forme d’une carte mentale en 3D ?
De la géolocalisation d’idées dans les recoins d’une pièce, en passant par leur incarnation sur le corps, ou encore par la spatialisation des contes, Jean-Michel Cornu nous rapporte diverses expériences sur les « lieux symboliques ». Il est animé par l’idée de créer un outil de navigation dans la pensée aussi performant que peut l’être l’outil « carte géographique » pour se repérer dans la ville. Quelle serait l’adresse et les coordonnées d’un concept ? C’est ainsi que J.-M. Cornu cherche à développer un outil combinant le système de mindmap avec celui du plan d’une ville pour créer un outil intuitif et commun de navigation dans les idées.
« Pour faciliter la mémorisation, cette carte se superpose à la carte géographique d’un territoire imaginaire permettant aux participants de penser par quartiers, places et rues pour relier des idées et les incarner dans des lieux symboliques. Cela nécessite que la carte heuristique fonctionne par zoom (cf. Prezi) et s’associe à une cartographie géographique de type Openstreetmap ». [5]
Quartier des acteurs, des ressources, des écoles, des enjeux, etc., une fois la topographie mémorisée, l’assemblée n’a plus besoin de carte pour se repérer et échanger. Attribuant une adresse à chaque idée, chaque contribution vient construire la « ville-projet ».
Pour le projet Imagination for People, Jean-Michel Cornu et son équipe développent cet outil de « carte mentale augmentée ». Imagination for people est une plate-forme ressource de l’innovation sociale alimentée par de multiples contributeurs sur le même principe qu’un Wiki. L’interface spatiale sera une porte d’entrée sur la plate-forme de telle sorte que chaque contributeur puisse endosser le rôle du « cartographe » et géolocaliser ses informations dans les quartiers identifiés. Si cette carte contributive n’a pas encore vu le jour, elle laisse imaginer la possibilité de dialoguer dans une « géographie intuitive ». C’est bien là des locis que Jean-Michel Cornu tente de réintroduire via la culture du numérique. L’intelligence collective dépendrait-elle alors de nos capacités à devenir « cartographes » ?
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Légende des images : 1. Carte publique de mindmeister - 2. Ligamen - 3. Cartes Mindomo - 4-5. Scoop - 6. Illustration de Charles Beauté.
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Pour aller plus loin :
Michel Authier, Pierre Lévy, Michel Serres, Les Arbres de connaissances, éd. La Découverte, 1992.
Jean-Michel Cornu, ProspecTIC, nouvelles technologies, nouvelles pensées, Fyp éditions, 2008.
Le blog de Jean-Michel Cornu.
Mode de pensée et conflits d’intérêts.
Le blog de ProspeTIC avec la Fing.