Muriel Cooper
Beyond Windows

Écrit par Nolwenn Maudet

Tour à tour graphiste de génie aux MIT Press, co-fondatrice du Visible Language Workshop en 1976 et membre fondateur du célèbre MIT Media Lab (1984), Muriel Cooper a été l’une des premières à explorer et mettre en œuvre le design graphique à l’ère de l’informatique.


À l’image de ce qu’elle avait envisagé des contenus avec l’avènement de l’informatique, ce portrait est une sélection construite (et traduite) à partir de ce que d’autres (biographes, collègues, élèves, graphistes…) ont dit de son travail (en gris) ou de ce qu’elle en a elle-même dit (en violet).


Nicholas Negroponte,“Design statement on Behalf of Muriel Cooper”, Chrysler Award for Design Innovation, original documents, 1994.

« L’impact du travail de Muriel Cooper peut être résumé en deux mots : Au-delà des fenêtres. Il sera vu comme un moment charnière dans le design d’interfaces. Elle a fissuré le monde plat des rectangles opaques superposés avec l’idée d’un univers galactique. »


Photographie de Muriel Cooper en conversation avec des hommes non identifiés, le pied gauche sur la table, 1972.



Graphisme itératif : Dépasser la page, fusionner conception et production

Née en 1925, Muriel Cooper a commencé sa carrière en tant que graphiste. Après avoir monté son propre studio, elle s’est rapidement faite recrutée par les MIT Press où elle a pris la direction du design. Elle y a établi les fondements graphiques de la maison d’édition et en a dessiné le très reconnaissable logo qui n’a pas évolué depuis 50 ans. Elle a aussi conçu des dizaines de livres publiés par la maison, révélant déjà son intérêt pour les processus et les outils de conception.



« Le livre The Bauhaus (1969) est [...] un monument de 700 pages dédié à l’école. [...] Cooper a mis à plat les archives, leur donnant un traitement égal à travers une grille rigoureuse. [...] The Bauhaus a aussi servi comme modèle ou prototype pour Cooper, qui l’a remis en scène dans différents médias. Elle en a fait une animation, filmant trois images par double-page, afin de pouvoir parcourir le livre en moins d’une minute ; et elle l’a montré à ses élèves pour démontrer le flux entre les pages et son approche cinématographique de l’imprimé. Elle a aussi réalisé un poster, avec une mosaïque de double-pages extraites du livre, comme une présentation spatiale en simultané plutôt que la présentation temporelle et linéaire du film. Pour une exposition, elle a présenté le manuscrit du livre à travers deux piles de papier massives, des données brutes qu’il faut filtrer et aplatir par le design. »





« Muriel était toujours à la recherche et implémentait régulièrement des processus de production et de conception itératifs et réactifs aux MIT Press. Parmi les quelques exemples connus de cette manière de procéder il y a le premier livre de Muschamp, File Under Architecture (1974) et A Primer of Visual Literacy. File Under Architecture a été entièrement produit avec une machine à écrire IBM Selectric, où des changements rapides et immédiats de typographie étaient aussi simples que de remplacer la “bille typographique”. Les marges étaient composées de multiples typographies, comme un commentaire courant sur le texte lui-même. Le livre a été imprimé sur du papier boucher et relié en carton ondulé. Le résultat ressemble au processus qui l’a fait naître et révèle un engagement profond et une relation symbiotique entre la conception et la production du livre. »



Confronter le graphisme au nouveau monde digital

En 1976, Muriel Cooper fonde le Visible Language Workshop avec Ron MacNeil et devient ainsi la première et alors unique femme professeur au MIT. Après une année à explorer et détourner les potentialités des outils d’impression au sein de cet atelier, elle découvre les ordinateurs à l’âge de 52 ans avec le professeur Nicholas Negroponte et se passionne pour ce nouveau médium.

Nicholas Negroponte, « Design statement on Behalf of Muriel Cooper”, Chrysler Award for Design Innovation, original documents, 1994.

"Elle avait compris dès le début que le monde digital avait ouvert un tout nouvel espace de problèmes et de tensions, et elle voulait comprendre ces problèmes de manière rigoureuse. »

Muriel Cooper, Design Quarterly n° 142 « Computer and Design », 1989, p. 23.

«Dans notre environnement électronique, le volume de l’information en temps réel va dépasser notre habilité à la traiter. L’utilisation du graphisme comme d’un filtre pour cette information complexe, comme un moyen de la rendre à la fois signifiante et expressive, est le défi principal de la recherche dans notre atelier.»

Projet Talmud. Le logiciel permet aux utilisateurs de manipuler des blocs de textes dans une ville imaginaire de mots. (David Small, 2000.)

« À votre avis, quel intérêt avait-elle à faire la transition entre les espaces, de l’imprimé au numérique, ou du plat au dimensionnel ? »

DR : « Muriel était frustrée par les limitations de la page imprimée, et elle était toujours intéressée par des réactions plus rapides, les expériences non-linéaires et les superpositions d’informations. Elle utilisait une presse d’impression offset, comme elle disait, en tant que “médium interactif”. Alors quand elle a rencontré un ordinateur pour la première fois, c’était évident qu’il présentait des possibilités encore plus grandes. »
RW : « Intégrer les mots et les images à l’écran (typographique), d’une manière qui filtrait et communiquait l’information basée sur l’intérêt du lecteur/utilisateur était son objectif. L’écran d’ordinateur offrait plus de profondeur, et les environnements d’informations -réels ou simulés- offraient plus de possibilités d’orientation dans cet espace. Il était crucial pour elle que l’information soit utilisable. Elle voyait le travail du designer comme la création d’environnements à travers lesquels l’information pourrait être diffusée en flux, plutôt que comme la conception d’objets uniques et statiques. »

« En 1978, Nicholas Negroponte et Muriel Cooper, travaillant au Media Lab du MIT, publièrent un essai fondateur sur la notion de copie souple (soft copy), le matériau linguistique brut de l’âge digital.

Une copie fixe (hard copy) est une reproduction permanente qui prend la forme d’un objet physique pouvant être directement utilisé par une personne, comme une impression sur une feuille de papier.

Le descendant bâtard de la copie fixe (hard copy), le texte souple manque d’une identité typographique fixe. Ne faisant allégeance ni à la typographie ni au format, il est volontier collé, piraté, exporté ou réutilisé dans d’innombrables contextes. C’est le médium ubiquitaire de l’éditeur de texte, de la publication digitale, de l’e-mail et de l’Internet. Le bourgeonnement du texte souple a eu un énorme impact sur le graphisme des années 1980 et 1990. Dans le design pour l’impression, la copie souple a largement éliminé la médiation du compositeur-typographe, le technicien auparavant chargé de convertir le manuscrit, qui avait été laborieusement marqué à la main des instructions du graphiste, en épreuve contractuelle [...]. La copie souple est directement envoyée aux graphistes par les auteurs et les éditeurs. Le graphiste est libre de manipuler le texte - sans avoir recours au compositeur-typographe - et d’ajuster les détails typographiques jusqu’au dernier moments de la production. La révolution de la copie souple a mené les designers à plonger d’une vue aérienne et objective dans les eaux mouvantes du texte, d’où ils le mettent en forme de l’intérieur. »



Information Landscape, MIT Media Lab, 1994.



« L’interface expérimentale ayant eu le plus de succès fut les “paysages d’informations” (information landscapes), présentée en 1994 à la conférence TED. Ces paysages d’informations étaient des environnements immersifs en 3 dimensions peuplés non pas par des immeubles mais par de l’information. La souris de l’utilisateur navigue à travers le texte organisé sur les 3 dimensions, rendant possible des espaces complexes, non-linéaires et multi-hiérarchisés dans lesquels l’utilisateur, plutôt que le designer, contrôle la temporalité et le message de ses contenus. »



Repenser le rôle du graphiste : vers un design de flux, de filtres et de processus

Avec son atelier, Muriel Cooper a cherché à démontrer et étendre l’influence que le graphisme pouvait avoir sur le nouveau monde numérique. Mais elle a également exploré l’influence que les ordinateurs allaient avoir en retour sur le métier de graphiste. Plutôt que de fuir ces changements, elle les a exprimés et les a pris en compte, redéfinissant l’objet même du graphisme.

“Points de vue financiers” (Financial viewpoints) permet de visualiser en continu les données de la bourse sous différents angles et différentes granularité parmi lesquelles l’utilisateur peut naviguer. (Lisa Strausfeld, 1995.)


Muriel Cooper, “This New World” in Frieze Magazine, n° 151, mars 2014.

«Ce monde nouveau demande un nouveau type de designer qui créera des opportunités, des chemins et des modalités pour un utilisateur plus indépendant, un designer qui créera des structures riches pour des utilisateurs qui seront capables d’acquérir, d’explorer et de collecter l’information dans leurs propres termes.»

Muriel Cooper, Conversation with Ellen Lupton, May 7, 1994. Unpublished.

«Notre objectif est de faire de l’information une forme de communication, ce que l’information seule n’est pas. L’information en elle-même n’a pas le degré de “filtrage” que le design lui donne. Je suis préoccupée par ce qu’est la nouvelle définition du graphisme, et quel rôle il joue par rapport à l’information. Si vous prenez un livre, dans sa forme traditionnelle, ou un magazine, un quotidien, ou un journal télévisé, l’objet a été filtré à travers plusieurs contraintes technologiques. Le graphisme peut être vu comme un processus de filtrage. Les matériaux vous viennent d’un éditeur, d’un écrivain, d’un photographe, etc… Le graphiste filtre ces éléments existants.»



« Perspective est un prototype de “système expert de grilles” qui met en page les images qui ont été choisies et recadrées par le designer en utilisant un ensemble de règles simples. Les contraintes de la grille limitent les propositions de la machine ; qui sont remarquablement acceptables. » (Ron MacNeil, 1989.)

Muriel Cooper, Design Quarterly n° 142 « Computer and Design », 1989, p. 23.

«La mise en page automatique pour l’impression est très intéressante, mais comme les applications pour le multi-media se développent telles que le {trading} financier, le besoin de mise en page automatique et de conception intelligente sera crucial pour l’utilisateur naïf. Les designers ne pourront tout simplement plus produire le nombre des solutions individuelles qui seront nécessaires pour le nombre large de variables implicites dans l’interaction en temps réel.»



Le design, par nécessité, deviendra l’art de concevoir des processus.



Ibid.

«Les graphistes experts sont spécialistes dans la génération et la critique d’exemples, plutôt que l’articulation de tels principes en tant que règles “si-alors” ({if-then}). Cependant, une technique de {machine-learning} prometteuse pour capturer l’expertise de ceux qui résolvent des problèmes visuels est la “programmation par l’exemple.” (...) Le designer peut alors converser avec le système, et trouver des moyens de généraliser les actions à appliquer aux exemples à venir.»



Ben Fry et Casey Reas, History of Processing 2.

“Beaucoup des idées de Processing remontent au Visual Language Workshop de Muriel Cooper.”



Casser les frontières : une certaine idée de la pédagogie

Il est impossible de parler de Muriel Cooper sans évoquer son travail de pédagogue. En effet, ne sachant pas programmer elle-même, c’est à travers les productions de ses élèves que l’on peut percevoir l’importance de son workshop et son génie visionnaire pour le graphisme à l’ère numérique. Parmi eux : John Maeda, Lisa Strausfeld ou encore les créateurs de Processing.

Prototype d’une station de travail pour designers, un environnement graphique multimédia qui mélange les genres et les médiums. (David Small, 1987.)



Muriel Cooper, “Art and Technology in the Information Age”, Insights Design Lecture Series, 1987 (64:47).

«Il est impératif que nous passions moins de temps à ignorer ou défier la menace des ordinateurs, que nous nous éduquions nous-mêmes et que nous participions à la direction de ce média polymorphique. [...] Beaucoup d’écoles d’art se demandent comment introduire les ordinateurs dans leurs programmes. Elles commenceront typiquement comme utilisateurs des logiciels existants et, à un certain niveau, elles joueront un rôle sérieux en demandant du graphisme de meilleure qualité.»



Travaux d’étudiants du Visible Language Workshop sur la typographie digitale (1976-1990).



David Small, “Muriel Cooper’s Visible Wisdom”, ID Magazine ,september–october, 1994.

« Elle était une professeur d’un genre différent : très réticente à vous dire ce que vous deviez faire. À partir du moment où vous avez commencé avec l’hypothèse qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de faire quoi que ce soit, ce qui devient plus important c’est de faire en sorte que les étudiants pensent par eux-mêmes. Muriel a mis en place le bon type d’environnement pour cela : un espace qui encourage les interactions. »

Abrams, Janet, “Muriel Cooper’s Visible Wisdom”, ID Magazine ,september–october, 1994.

« C’est l’atmosphère d’un atelier qui transparaît au Visual Language Workshop ; son arrangement spatial (et donc son organisation sociale) a influencé d’autres sections du MIT Media Lab, où les bureaux personnels carrés ont progressivement été remplacés par un arrangement plus ouvert de postes de travail. »



« Si les ateliers du Bauhaus étaient une tentative de prise en compte des conditions de la production industrialisée, alors le Visible Language Workshop a été une tentative de confrontation à la “production informationnalisée”. »



Muriel Cooper s’est éteinte en 1994 alors qu’elle enseignait toujours au Media Lab, quelques mois après avoir présenté au monde ses “paysages d’information”. Victime du sexisme ambiant et développant ses recherches loin des milieux traditionnels du graphisme, Muriel Cooper a longtemps été ignorée de l’histoire du design. 20 ans après sa mort, il est plus que temps de redécouvrir le travail de cette pionnière du design graphique.


Pour aller plus loin :

Longues interviews de Muriel Cooper :
www.aiga.org/medalist-murielcooper/
www.elupton.com/2010/07/cooper-muriel/

Podcasts de conférences données par Muriel Cooper :
Podcast 1981
Podcast 1987

Le numéro 142 du magazine Design Quarterly (1989) dirigé par Muriel Cooper.

Le numéro de septembre-octobre 1994 de l’International Design Magazine dédié à Muriel Cooper.

Résumé d’un an de recherches mené par le biographe de Muriel Cooper (en anglais)
David Reinfurt, This stands as a sketch for the future. MURIEL COOPER and the VISIBLE LANGUAGE WORKSHOP, 2007.

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