En 2003, près de Marseille, Nathalie Bles et Serge Stephan font une curieuse rencontre : deux maisons bulles six coques abandonnées sur un parking.
Retour avec Nathalie Bles sur un projet artistique utopique.
Lire la première partie de l’entretien
Bruxelles : manifester l’utopie
En 2007 il y a eu Bruxelles, avec une seule bulle. C’était un curatoring d’Antoine Desvigne et la manifestation, « Spend-It », durait deux mois. J’ai invité deux artistes à exposer à l’intérieur de la bulle dans ce cadre.
Les deux expositions avaient lieu en même temps ?
Non, elles se sont succédé. Le premier artiste, Al Masson, m’avait sollicitée, il voulait à tout prix faire une installation dans la bulle. Il a fait Spider Nest : 30 mètres de tulle d’un bleu plus pâle que l’intérieur de la bulle sortaient par le toit sur le terrain et volaient comme une traîne. À l’intérieur, il y avait une forme d’araignée, la bulle était son nid.
Le deuxième était Vincent Ganivet, qui connaissait le projet et y avait contribué depuis le début.
Il faut savoir que nous étions sur un lieu très particulier, dans le quartier turc de Bruxelles : le terrain donnait sur une place assez étrange, à côté d’un canal où beaucoup de gens viennent boire des bières pendant la journée. Vincent a monté une fontaine à l’intérieur de la bulle, nous avons appelé l’installation Spirit Level.
Le lendemain du montage, nous avons vu une pléiade de mômes turcs à la grille : « Monsieur, madame, mais ça c’est une maison et elle n’y était pas hier ! ». Ils trouvaient ça dingue, vraiment magique.
En fait c’était un « one-shot » architectural, et dans l’espace public, c’est excessivement rare.
Et on pouvait rentrer à l’intérieur de la bulle ?
Ah oui, bien sûr. Ça a duré trois jours et c’était toujours ouvert. Les enfants se sont tous installés là le soir suivant. Ils regardaient la fontaine qui coulait, et, avec le bruit du générateur, c’était très hypnotique et apaisant. C’était un espace assez hallucinatoire, auquel on a accès et où l’on voit des choses que l’on ne voit pas ailleurs. C’est une des rares fois où j’ai vu des préados bien sauvages rester une heure devant une installation d’art contemporain !
Tous ceux qui sont passés, de nuit surtout, ne pouvaient pas décoller. Le galeriste de Vincent répétait : « C’est la bulle dans la bulle ! »
C’était vrai et c’était bien ce sur quoi je comptais ! Les effets lumineux produisaient un micro-paysage new-yorkais de buildings miniatures, une ville lilliputienne. Pour moi il y avait un rapport entre une structure décorative très dix-huitièmiste, incluant une harmonie précise des angles, et des volumes, apparaissant soudainement dans un modulaire seventies. Puis nous étions dans la ville, pas dans une salle d’expo, nulle part en somme. Hétérotopie.
On voit qu’à Bruxelles le terrain était très exigu. As-tu eu des problèmes de montage ?
Hum. J’aime bien cette histoire parce qu’elle est typique de tous les montages et démontages que nous avons pu faire. Le technicien est arrivé à 7 heures du matin pour faire normalement sa journée et rentrer. Mais au bout des huit heures il restait trois coques à monter, le Fenwick n’avait pas assez de marge de manœuvre sur les côtés et la manipulation manuelle était très longue et très risquée… Alors il est venu me voir : « Nathalie, ce qu’on fait là c’est hors de toutes conditions de sécurité, en termes de droit du travail, c’est tout faux. Mais il n’est pas dit qu’une fois dans ma vie je ne serais pas allé au bout d’un montage, et ce truc, je partirai quand il sera terminé. » Et le montage a finalement pris treize heures à la lumière des phares.
C’est vraiment lié à cet objet-là, parce qu’il a une forme douce, quelque chose de très harmonieux, et ce côté jouet : les techniciens supportent mal de se retrouver face à une incapacité de manipulation. J’ai vu un certain nombre de modulaires, celui-là est une vraie réussite conceptuelle, la manipulation y est totalement intrinsèque à l’objet. À un moment, ça devient un Lego. Les monteurs ne peuvent pas abandonner.
Nous mêmes, nous ne pouvions pas abandonner…
Pulsions de destruction et montages déviants
Mais ce n’est pas un Meccano non plus…
Non. Dans la première phase du projet, nous invitions des artistes, donc nous n’entamions en rien l’intégrité de l’objet.
Mais il y a eu cette deuxième phase plus tendue avec les bulles, l’épuisement, la recherche permanente de lieux de stockage, les dettes.
Bourges, 2006, photographie Nathalie Bles
C’est à ce moment qu’a eu lieu la performance Hole ?
Hole était pour moi le premier geste de franche agression vis-à-vis de la bulle. Toutes les coques étaient démontées et posées « en tortues », la performance se déroulait de nuit, au mois de novembre, dans la cour des Beaux-Arts de Bourges. Je pénétrais dans cette espèce d’allée-tunnel avec un bonnet qui m’aveuglait complètement. Il y avait tout un parcours entre les coques et la lumière changeait très brutalement lorsque j’arrivais à la dernière coque qui elle était debout. Je montais à l’intérieur, on passait en lumière stroboscopique violente, et là je perçais la bulle. C’était un duel.
… Finalement, cette jolie petite forme blanche s’est avérée être un gouffre noir. À un moment, la bulle est passée à l’intérieur de mon cerveau comme une pure obsession.
Jean-Benjamin Maneval, croquis, 1964
L’idée des montages « déviants » est venue aussi de cette deuxième phase je suppose, de par ces incompréhensions ou ces attributions d’idées qui n’étaient pas les nôtres.
Et qu’avez-vous présenté à Estuaire 07 ?
Estuaire 07 [Biennale entre Nantes et Saint-Nazaire] était un curatoring de Virginie Pringuet du Lieu Unique sur un terrain qui regroupait une vingtaine d’architectures modulaires. Nous y avons fait des montages déviants, chacun de notre côté. Serge a réalisé un montage fleur, les six coques montées sans toit et positionnées à la verticale. J’ai fait un montage partiel, trois coques et le toit, une sculpture de béton comme figure de proue, le tout face à la Loire, ce qui nécessitait un système d’élingage terrible pour résister au vent.
Nantes, Estuaire 07, 2007, photographie Nathalie Bles
Après Estuaire, je n’avais plus de stockage. Il y avait donc deux solutions : soit je la laissais au bord du chemin, sachant qu’elle allait être vandalisée, soit je la laissais à Serge qui avait de quoi la stocker. Ce que j’ai fait.
Ça a été difficile, j’avais perdu ma maison. Pendant quatre ans j’avais cette petite chose accrochée au pied, alors quand tout à coup il n’y a plus rien eu, je flottais dans la stratosphère, je manquais de prise au sol…
Nantes, Estuaire 07, 2007, photographie Nathalie Bles
Cette histoire a continué à habiter vos créations ?
Forcément, il y a des tenants qui me concerneront toujours, comme celui du ready-made. Je récupère tel objet, qui plus est « à valeur ajoutée », comment et pourquoi y toucher ? Et si me vient le désir de le détruire, de l’abîmer, de le casser, bref de jouer à l’antithèse de la conservation ? Où situer ma marge d’action ? Si j’entretiens un rapport fétichiste avec l’objet, ces questions sont de pures micro-bombes à retardement…
Je pense maintenant que le plus juste dans ce travail résidait dans l’absence de possession. Ça n’était ni un objet acheté, ni un objet de collection, pas non plus un objet que nous avions conçu. La bulle ouvrait un terrain d’actions et de libertés conceptuelles et plastiques qu’un artiste a très rarement l’occasion d’aborder, pas plus avec la production des autres qu’avec la sienne propre. Nous ouvrions un espace à un moment donné, à un endroit donné et pour un temps limité. Le tout restant précaire et non reproductible, même si cela impliquait une réorganisation « lourde » du terrain.
Tout reste à faire de ce côté-là.
____
Pour aller plus loin :
Le site de Nathalie Bles
Le site de Serge Stephan
Dossier pédagogique réalisé par le Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne à propos de la maison bulle