Le travail de Pascal Gautrand s’inscrit sans ambiguïté dans le champ de la mode. Textiles, chemises, mannequins sont les composantes de ses projets. Néanmoins, il joue plutôt des codes de la mode et n’en adopte pas tout à fait les formes. Une démarche tout aussi créative que réflexive qui lui donne une place et un rôle des plus singuliers dans la discipline.
En 2008, il fut le premier designer de mode à obtenir une résidence
d’un an à la Villa Médicis.
Strabic : Comment définiriez-vous votre pratique ?
Pascal Gautrand : Je suis designer de mode. C’est à cela que j’ai été formé avec le DSAA de l’ESAAT de Roubaix puis le cursus de l’Institut Français de la Mode.
Mais au-delà de l’objet, c’est davantage le système de la mode qui m’intéresse : les producteurs, les utilisateurs. En effet, on se concentre en règle générale sur l’aboutissement de son processus créatif uniquement, que ce soit le défilé ou le vêtement présenté en boutique. Pour moi, le moment intéressant, c’est à la fois tout ce qui se passe avant, soit la fabrication, ou après, la réappropriation par l’usager. Le moment où le vêtement se charge de valeurs.
Je dirais que je m’intéresse plus à une certaine sociologie de la mode et de l’accessoire qu’à son image, son esthétique. Et je pense que proposer des moyens de produire, de penser le processus, c’est aussi faire du design.
Vous avez été le premier pensionnaire « mode » de la Villa Médicis. Parlez-nous de votre Prix de Rome, une expérience historiquement pensée par l’Académie pour les artistes mais qui s’ouvre aujourd’hui à de nouvelles disciplines.
Il est vrai que la Villa Médicis est, par tradition, plus un lieu pour les plasticiens ou aujourd’hui les historiens de l’art. C’est du moins dans cette perspective qu’on la considère habituellement.
Ma démarche de créateur, parce qu’elle est animée par un questionnement et une recherche plus conceptuelle, s’intégrait peut-être plus facilement dans le cadre d’une telle résidence.
Le DSAA que j’ai suivi à Roubaix m’avait familiarisé avec le développement d’une méthode pour la recherche que j’ai continué d’explorer autour de la question du hasard dans le processus de fabrication. Ce qui m’intéresse, c’est de contrebalancer la toute puissance du styliste qui impose ses idées à une chaîne de personnes dans la fabrication. Avec XVI/made in mazamet, j’intégrais des t-shirts et chemises recyclés dans la production d’une série de pièces pour homme et femme. Avec l’installation Taille Mannequin que j’ai organisée avec les élèves du Lycée Paul Poiret, nous avons réalisé, à la chaîne, dix-huit mannequins à la fois identiques et tous singuliers.
Tous ces projets ont en commun de vouloir proposer une fabrication en série de pièces uniques, où la responsabilité du design ne revient pas à une seule personne.
À Rome, j’ai voulu poursuivre cette idée de cocréation. Ce qui m’a frappé dans cette ville c’est le nombre d’artisans qui travaillent sur mesure, l’importance de la culture « sartoriale ». Je considère cela comme un système plus ouvert, un lieu d’échange car le produit s’y construit dans le dialogue. Il s’établit une relation particulière entre le fabricant et le client, et en même temps autant d’histoires différentes pour chaque création. En reprenant l’adage anglais « When in Rome, do as Romans do », j’ai pensé un projet autour d’un vêtement basique, une chemise d’homme de la marque Zara, produite industriellement et en série. J’ai ensuite demandé à trente tailleurs de la dupliquer. Dans la reproduction de cette pièce on peut lire les particularités et la « main » de chaque atelier, de chaque artisan.
Vous expliquez que « le design de mode ne peut se limiter à imaginer l’esthétique d’un vêtement, il doit aussi créer un lien particulier avec la personne qui l’endosse ».
Oui, j’aime tester et travailler sur différentes pistes pour ouvrir la possibilité d’appropriation de l’objet. Je m’intéresse par exemple à la relation entre le sur-mesure et le prêt-à-porter. Aujourd’hui, le principe du sur-mesure revêt un tout autre statut que celui qu’il avait autrefois.
On retrouverait en quelque sorte la même analogie dans le rapport de la peinture à la photographie : en affranchissant la peinture de son rôle et de son défi de représentation du réel, la photographie lui ouvre les voies de l’abstraction. On peut penser de même pour le sur-mesure : libéré par le prêt-à-porter de la nécessité de produire et de nous vêtir, on peut en proposer une approche plus contemporaine. Quelle est sa valeur aujourd’hui ? Pour le projet When in Rome..., j’ai réalisé un film, Shirt Stories qui explore justement cette relation singulière entre le client et le vêtement.
La question du temps semble également récurrente dans vos projets.
En effet, je suis aussi très intéressé par ce rapport singulier au temps qu’entretient la mode : celle-ci semble dominée par une fascination du présent, par ce moment où elle se fige en un produit, un vêtement. On se focalise sur cette immédiateté, cet instant précis, alors que l’objet porte aussi en lui tout le temps passé à sa fabrication, à l’apprentissage nécessaire à ses techniques de production.
La mode est aussi paradoxalement obsédée par ce temps de la mémoire qui constitue son patrimoine et souvent sa valeur de marque : une attitude propre à la deuxième partie du XXe siècle et plus vraie que jamais aujourd’hui. Parallèlement, le rythme des collections s’accélère : de deux à quatre collections par an pour suivre le renouvellement saisonnier, on passe par exemple actuellement à seize pour le géant suédois de l’habillement H&M.
On est dans un rythme très artificiel de renouvellement.
Mais mon idée, ma démarche ce n’est pas de militer contre un système, d’essayer même de le ralentir. Je veux juste pointer vers les alternatives, montrer qu’un autre rythme peut coexister. Être dans la juxtaposition plutôt que dans l’opposition.
C’est dans cette perspective qu’a été pensé le mouvement Slow Made, en partenariat avec l’INMA et le Mobilier national. À travers des cycles de conférences et un label apposé à certains projets d’artisans et de créateurs, on veut souligner cet autre temps du faire. Reposer la question du temps dans l’industrie de la mode.
Il s’agit de fédérer un public, des institutions et bien sûr des artisans autour d’une position commune : valoriser le “juste temps”, celui de la fabrication.
Et c’est avec cette même idée de proposer des postures alternatives que je travaille depuis quelques saisons sur le projet Maison d’Exceptions : il s’agit d’un espace exclusif au sein du salon professionnel Première Vision, qui s’attache à défendre et à soutenir l’émergence d’une autre temporalité de fabrication. On y expose une sélection d’artisans ou d’ateliers qui travaillent de manière radicalement différente sur un rythme qui leur est propre et surtout sur des projets de commande. Tissage, broderie, et autres techniques d’ennoblissements textiles... sont autant de savoir-faire exceptionnels que l’on souhaite ainsi promouvoir comme « antidote à l’uniformisation ».
Cette manifestation n’a d’ailleurs lieu qu’une fois par an, au cours de l’édition de février du salon. C’est une manière de ne pas tout à fait se conformer au rythme de l’industrie et de se rapprocher du rythme naturel de la recherche technique. Son esprit est en parallèle relayé par un magazine en ligne. À travers lui, on ne s’efforce pas tant de coller à l’actualité mais plutôt de proposer une plate-forme pour croiser et répertorier tous les acteurs et savoir-faire de cette grande culture textile.
Pour finir, pourriez-vous nous parler un peu du lieu où nous nous trouvons aujourd’hui, la galerie Made in Town ?
J’ai entamé dès 2009 un blog qui recensait les particularités du faire en fonction de sa localisation, une valorisation de la fabrication. Ce qui m’intéressait c’était l’influence que peuvent avoir le contexte et le lieu de fabrication sur l’objet, plus que sur son aspect purement esthétique.
J’ai voulu appliquer ces idées à un lieu, leur offrir un espace qui puisse être le relais de ce questionnement. La vocation de ce lieu est ainsi d’explorer, sous différentes formes (exposition, diffusion de produits, rencontres...) les multiples aspects de la fabrication (lieux, acteurs, techniques, modes de conception...).
La transversalité est aussi une notion très importante à mes yeux. Certaines réflexions sont en effet plus avancées dans des domaines voisins. Je pense bien sûr au Slow Food, en écho à la démarche que l’on propose avec le Slow Made. On parle donc ici de la fabrication au sens large : le vêtement, l’accessoire, l’objet, la gastronomie...
Enfin, Made in Town c’est une vitrine parisienne mais c’est aussi un espace virtuel sur le Web pour diffuser ces projets.