Il y a un an, Sophie Ricard, architecte de l’équipe de Patrick Bouchain chargée du réaménagement du quartier Chemin Vert à Boulogne-sur-Mer, s’est installée au n°5 de la rue Auguste Delacroix, vivant ainsi sur le lieu même du projet. Entretien-fleuve en deux parties avec Patrick Bouchain, à propos de cet Atelier Permanent d’Architecture : « Construire ensemble – le Grand Ensemble » à Boulogne-sur-Mer.
Strabic : Qu’est-ce que la Maison de Sophie ? Qu’êtes-vous en train de faire à Boulogne-sur-Mer ?
Nous sommes dans une période de renouvellement urbain, lié à une politique de requalification et restructuration des grands ensembles. Dans ce cadre, nous voulions proposer des expériences démontrant que le logement social tel qu’il est fait aujourd’hui est extrêmement contraignant, et inapte à loger convenablement ses habitants. Après le pavillon de la Biennale de Venise, en 2006 [1], où nous avions questionné l’hospitalité, j’ai voulu mettre en place un laboratoire de réflexion sur le logement social, qui s’appelle « Construire ensemble – le Grand Ensemble ».
Tourcoing et Boulogne-sur-Mer ont accepté d’accueillir nos expériences. Dans ces villes, le problème se pose avec des populations existantes : l’architecture sur laquelle on travaille est déjà construite, et occupée. Comme nous pensions que pour faire du bon logement social, il fallait travailler avec la participation des futurs habitants, cette contrainte supplémentaire nous aidait à préciser notre sujet. Nous étions au premier degré du problème :
faire de l’architecture avec les habitants actuels des lieux.
Je voulais faire quelque chose de très différent de tous les équipements culturels que j’avais déjà faits, et finalement je me suis retrouvé dans la même posture : construire pour quelqu’un qui a déjà un lieu, mais qui veut le transformer.
Ces deux villes-là sont confrontées à un même problème : à Tourcoing, on a une zone d’aménagement concerté pour laquelle tout a été rasé, sauf qu’à un endroit des habitants ont protesté. Il s’agit de très peu d’habitants, les plus vieux, qui ont vécu l’histoire de leur vie ici, alors que les plus dynamiques et les plus jeunes sont déjà partis. À Boulogne-sur-Mer, c’est une série de soixante maisons construites en 1972 qui est de trop dans le plan de renouvellement urbain du grand ensemble. C’est étonnant, parce que la maison individuelle est plutôt un modèle, et il était question de raser et faire partir ces gens. Là encore, la population qui posait problème était très modeste et délaissée. Quand des problèmes surgissent dans ce type de planification, on a pour habitude de sortir et d’isoler l’élément « perturbateur » au lieu de régler le problème sur place. Le maire a été alerté, car
cette population pauvre et déstructurée allait être très difficile à réintégrer si on la délogeait de ce quartier.
Il fallait agir pour ne pas voir s’accélérer cette déstructuration sociale.
Ces deux projets, de l’extérieur, ne paraissent pas « prestigieux ». Les gens sont pauvres, vieux, dans des maisons toutes à leur image. Dans les deux cas, nous nous sommes attachés à trouver le positif de ces situations. Mais comme ce qui est positif est subtil, cela ne se voit pas au premier abord, c’est masqué par la condition sociale des gens. Donc voilà la réponse à ta question :
à Boulogne-sur-Mer, nous faisons une permanence architecturale.
C’est-à-dire être totalement dans l’observation et le dialogue. Il n’y a pas de différence entre le moment d’observation et celui du discours, la chose profonde s’exprime de manière hasardeuse, comme souvent dans la vie.
Nous avions eu ici en stage une jeune étudiante de l’école d’architecture de Versailles qui voulait faire chez nous son Habilitation à la maîtrise d’œuvre. Contrairement au modèle libéral qui est toujours proposé aux étudiants, nous avions à lui offrir ce sujet d’intérêt général : s’occuper de soixante maisons dans une collectivité publique. Et nous lui avons dit que, sincèrement, cela ne marcherait que si on y habite. « Es-tu d’accord pour faire l’expérience, pendant deux ans, de traiter un problème d’architecture sur le lieu même du problème posé ? » Elle a accepté d’habiter sur le lieu même du projet, et elle s’est complètement intégrée à la population. Au début, quand elle a pris une maison inoccupée, qu’elle l’a rénovée pendant deux mois avec cœur pour y habiter,
les gens pensaient que c’était une blague, qu’elle allait juste prendre des photos et partir.
C’est logique qu’il leur soit difficile de croire que quelqu’un vienne vivre dans un endroit décrété invivable. Mais elle a démontré elle-même qu’elle s’installait là, en faisant une partie des travaux elle-même, et en emménageant avec son copain. Elle a établi comme ça un rapport d’une très grande honnêteté, très loin d’une certaine condescendance qu’on peut redouter dans ce type de situation.
Ce qui s’est passé, la réhabilitation d’une maison vide qui devait être détruite, le baptême de cette « Maison de Sophie » et le fait qu’elle vienne y habiter, c’est un peu ce qui existe dans la permanence artistique, lorsque des compagnies viennent travailler mille heures à un endroit pour aboutir à une heure de représentation théâtrale. C’est dans la permanence que les bonnes choses se font, pas dans l’instant. Elle s’est mise totalement dans cette permanence : sociale et culturelle, intellectuelle, physique, architecturale. Je n’avais expérimenté cela nulle part à ce point.
Tous les lieux où vous expérimentez votre idée de « Construire ensemble – le Grand Ensemble » ne fonctionnent pas de la même manière ?
Non, c’est à Boulogne-sur-Mer qu’on est le plus près de l’idée première. Comme toujours, tu projettes un idéal, une utopie, mais tu n’obtiens jamais réellement cet idéal, tu tends vers lui. À Tourcoing, l’expérience a donné un atelier public d’architecture et d’urbanisme implanté dans le quartier. C’est un mode de présence qui fonctionne bien, déjà testé en Allemagne, Hollande et dans les pays nordiques. Mais ça n’est qu’un atelier d’échange et de conception entre habitants et architectes, un peu comme sur les baraques de chantier où on développe cela sur un temps particulier. À Boulogne c’est l’inverse :
on a choisi la permanence architecturale, mais sans savoir où allait le projet.
C’est cela qui est nouveau : c’est la permanence elle-même qui fait le projet, de manière totalement expérimentale. On ne sait pas du tout ce que ça va produire, et rien ne garantit que Sophie tienne jusqu’au bout. Elle-même est dans une situation expérimentale, entre les habitants et les élus. À l’inverse d’autres projets que je conduis avec des autorités classiques, je laisse celui-là totalement libre à l’expérience. J’aide Sophie quand elle rencontre des difficultés, pour ne pas la laisser devant des obstacles rédhibitoires. Mais tout peut arriver !
Quel est l’objectif visé ? Réhabiliter chaque maison ? Aider les habitants à devenir auto-constructeurs ?
L’objectif est de réintroduire le savoir-vivre, à tous les niveaux. Le gros problème des grands ensembles est dû à l’association forcée de populations, qui ne se serait pas faite naturellement. C’est contraire à cette osmose culturelle, cette agrégation de savoir-faire des grandes communautés de l’histoire de l’humanité. Il faut donc rechercher le savoir-vivre de ces gens qui vivent ensemble. Il ne s’agit évidemment pas de donner « une leçon de savoir-vivre ». En vivant ensemble nous allons apprendre mutuellement. Manger, dormir, avoir des problèmes de couple.
C’est le vivre qui est au centre de l’architecture, et là, le vivre ensemble.
Qu’est-ce que ces gens-là savent faire ? On entend souvent qu’ils ne savent rien faire, et que la preuve : ils sont chômeurs, assistés, etc. Mais il faut chercher la petite résistance infime qu’ils développent face au système dominant. Des résistances de savoir-vivre, des résistances pour vivre. Il faut réintroduire cette noblesse du vivre ensemble : « Je vis avec vous, et peut-être que ma spécialité étant l’architecture, je peux aborder avec vous des problèmes d’architecture, de réparation, etc. » Avec la modestie de quelqu’un de candide, une jeune qui apprend son métier. Révéler que les gens habitant ces maisons ont des savoir-faire professionnels, autant que les siens. Tenter de faire ce que toute architecture peut faire : construire en habitant, habiter en construisant, et se reconstruire en habitant. Valoriser le faire.
Donc :
l’objectif premier, c’est garder sa maison !
Elle est mal entretenue et mal conçue, il faut faire de l’architecture sans s’en rendre compte : changer les meubles de place, réparer des murs, refaire la peinture. On a décrété que ces choses étaient du domaine réservé de l’architecture, depuis que le Mouvement moderne a considéré qu’il n’y avait qu’un seul type d’habitat. Ici la question est : « Quel est ton mode de vie, ton désir ? », et Sophie construit ce chemin, entre l’habitant qui n’est pas écouté et les élus qui sont chargés de réhabiliter le quartier.
Quelle figure de l’architecte cette pratique dessine-t-elle ?
Sophie est un lien, un relais, un tuteur, plus qu’un architecte projeteur. Elle fait un travail exemplaire. Par exemple, ces gens savent très bien compter, faire des courses sans trop dépenser. Donc elle axe le travail comme cela : il y a tel budget par maison, que préfères-tu qu’on fasse en premier ? Certains préfèrent avoir d’abord un poêle, et faire eux-mêmes la peinture, un autre dira l’inverse parce qu’il peut récupérer un chauffage ailleurs, etc. Sophie introduit le fait que toute architecture appartient à quelqu’un, et laisse la trace de la vie de quelqu’un. Toute construction doit être faite avec et pour quelqu’un.
Elle commence aussi un travail que je voulais faire depuis très longtemps : fabriquer un document de travail qui ressemble à un roman-photo. Cela m’a toujours fasciné, comment une photo et une bulle exprimaient tant de choses.
Elle prend en photo la maison de chacun, et écrit à côté ce que la personne aime, peut et veut changer.
Cela fabrique une sorte de mémoire des lieux. C’est un descriptif des travaux à faire, comme un état des lieux de la maison, mais qui pour un ouvrier qui viendra travailler dans la maison est plus explicite que tous les descriptifs que fourniront les ingénieurs ou architectes. Et peut-être que de cette manière pourra s’instaurer un dialogue entre l’ouvrier et l’habitant : « Tiens, c’est vrai, je comprends pourquoi tu as fait ça, c’est parce que tu ne veux pas abîmer le papier peint. », etc. On sort de l’abstraction du document technique. Mais elle fait cela aussi parce qu’elle est jeune et candide ! Elle ne sait pas encore comment est fait un « vrai » descriptif. Elle veut pouvoir parler avec tous les interlocuteurs très simplement, donc ce document doit être proche de la main qui réalise. Très souvent on a des documents contractuels, contentieux et bureaucratiques qui mettent à distance les ouvriers, pourtant les premiers concernés.
Cela fait presque un an qu’elle est là, ce qui peut paraître très long, alors qu’un an dans la vie d’un projet traditionnel, c’est très court. C’est le temps des procédures à mettre en place. Elle commence les travaux dans un mois, d’abord par un chantier général qui mettra toutes les maisons à plat, puis viendront les chantiers particuliers pour les intérieurs. Tous les habitants avaient les mêmes problèmes : les fenêtres et les toits fuyaient, les murs n’étaient pas isolés. On rénove d’abord cela pour tout le monde, et c’est elle qui suit le chantier. C’est un projet extrêmement simple, puisque tu peux presque juste dire « Changez-moi les fenêtres. », il y a très peu à dessiner. Quand les chantiers vont commencer, elle aura démontré qu’en un an, contrairement à ce que disent certains,
elle n’aura pas fait que boire de la bière, des soirées accordéon et du soutien scolaire.
Un projet a été dessiné, les gens ne s’en sont pas rendu compte, cela va leur paraître normal lorsque les travaux vont commencer. Alors que souvent un début de chantier est très agressif.
Elle va construire avec eux, manuellement ?
Oui, elle a déjà fait les jardins. Elle a d’abord fait le sien puis aidé les gens à faire les leurs. Mais la construction, ce n’est pas seulement quelqu’un qui empile des briques ou qui fait de la peinture, c’est aussi quelqu’un qui va acheter la peinture, quelqu’un qui tient le planning… Elle va être cette organisatrice, ce factotum nécessaire à toute action. Tu peux très bien être assis au milieu du chantier dans un fauteuil en étant vieux, handicapé ou inhabile, et y participer ! Avant dans les villages, il y avait des gens assis qui regardaient les autres jardiner. Aujourd’hui dans la vie actuelle, tu n’as pas le droit de regarder les autres travailler : soit tu travailles, soit tu es au chômage. Elle va de toute façon être très présente, en choisissant les ouvriers, les artisans, en négociant les adaptations, et en suivant l’ensemble. Donc oui, elle fera le chantier.
Vous avez dit qu’il n’y avait presque rien à dessiner dans ce projet. Difficile pour un architecte ?
C’est vrai, elle n’a pas fait beaucoup de dessins. Dans les agences d’architecture qui font du logement social, il y a certes beaucoup de graphiques, mais si tu regardes de près, ce n’est pas du dessin au sens conceptuel du terme. Sophie, au contraire, refait un dessin comme on n’en fait plus, elle charge les choses de sens. Contrairement à ce qu’on peut croire, elle dessine beaucoup dans le sens où elle fait des maquettes, elle initie les enfants à des jeux, avec des Lego, de la pâte à modeler, des relevés de couleurs, des maquettes à plat, en volume. N’est-ce pas de l’architecture ? Si tu mets côte à côte le gros dossier d’une agence traditionnelle bourré de contrats et de plans, et ses maquettes en carton à côté, d’accord c’est risible, mais pour moi c’est elle qui fait vraiment le métier. Quand elle a passé ses examens pour être HMO, ses professeurs ne lui ont pas remis le diplôme. Elle l’aura sûrement cette année, après le chantier. Mais sur ce premier travail qu’elle a fait, essentiellement social,
elle a expliqué à ses professeurs tout ce que je viens de te dire, et on lui a répondu que ce n’était pas de l’architecture.
Donc cela va au-delà d’une expérimentation pour améliorer la réhabilitation, la restructuration, la transformation du logement social. Dans les années 1970 on a fait la table rase totale, et là on est en train de faire une deuxième table rase au prétexte que quarante ans, cela n’a pas d’histoire. C’est pourtant la vie de plus d’une génération qu’on veut effacer. Je pense qu’à un moment on devra arrêter de raser.
Travailler avec les gens, ce n’est pas une fausse participation, une « consultation », c’est la mise en œuvre d’un Etat démocratique dans lequel on devrait être. Comme cela n’est pas enseigné dans les écoles d’architecture, si j’avais le pouvoir de le faire je prendrais comme décision qu’au moins la moitié des étudiants en HMO devrait faire son stage dans le secteur public, et non pas tout le monde dans le privé comme cela se fait aujourd’hui. Et peut-être travailler principalement dans le logement social et non pas dans les bâtiments publics.
Il y a une voie nouvelle dans la pratique de l’architecture qui est très complexe, plus modeste, moins spectaculaire, moins honorifique.
Mais elle est indispensable, et on devrait avoir une quantité non négligeable d’étudiants diplômés ayant travaillé un an sur ce terrain. D’ailleurs Sophie elle-même ne devrait pas passer plus de deux ans à Boulogne. Pour ne pas qu’elle s’enterre, qu’elle se fasse manger par le système. On devrait déjà prendre un nouvel étudiant en HMO, qui reprendrait la main. C’est cela la dimension expérimentale.
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Lire le second volet de l’interview :
• Patrick Bouchain : ma voisine, cette architecte. 2/2
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POUR ALLER PLUS LOIN :
> Site de l’expérience Construire ensemble le Grand ensemble
> Site de l’agence Construire
> Un livre : Construire Ensemble de Grand Ensemble
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