Pour une éthique du corps visqueux
Munari, McLean, Faustino et… Spinoza

Écrit par Léopold Lambert, préalablement publié sur The Funambulist, traduit par la rédaction et illustré par Jérémy Boulard Le Fur.

Qui n’a jamais vécu le moment où le corps cherche une position confortable sans jamais y parvenir ? Quiconque a déjà essayé de dormir sur un rocher sait de quoi je parle.

Penchons-nous un instant sur ces images. La première est une série de photographies de Bruno Munari de 1944, dont le titre est aussi important que le travail lui-même : Ricerca della comodità in una poltrona scomoda (Recherche du confort dans un fauteuil inconfortable). La deuxième image a été faite un peu plus tard, en 1971, par Bruce McLean, dans le cadre d’une série appelée Plinths (Socle). Celle-ci en particulier est la première de la série, Plinths I. Continuons dans la chronologie (consciente ou non) de ces œuvres avec celles de Didier Faustino, Opus Incertum (2009) et Auto Satisfaction (avec les élèves de la Georgia State University, 2009). Ces trois œuvres ont en commun le fait qu’elles considèrent le corps comme une sorte de matière visqueuse pouvant incarner différentes formes selon l’objet sur lequel elle échoit (une chaise, un cube, une sculpture).

Visqueuse est un mot-clé ici, car fluide aurait envisagé le corps comme surface épidermique plutôt qu’assemblage de chair.

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Il semble que le corps n’ait pas de fonction mécanique traitant avec la gravité, mais qu’il s’agisse plutôt d’une sorte de carcasse visqueuse interagissant avec le volume de l’objet, sans pouvoir séparer ses parties les unes des autres. Sous cet angle, difficile d’imaginer une telle vision du corps comme un manifeste d’aucune sorte. L’incarnation d’un corps visqueux n’est pas exactement sujette à l’admiration. Mais qui n’a pas déjà vécu le moment où le corps cherche une position confortable sans jamais y parvenir ? Quiconque a déjà essayé de dormir sur un rocher sait de quoi je parle. Il y a quelque chose dans ces situations qui ramène notre corps à la négociation la plus primaire avec son environnement. La plupart des animaux ne conçoivent ni ne construisent d’objets destinés au confort, et sont donc confrontés quotidiennement à cette situation. Observons par exemple un chien essayant de trouver la position appropriée pour se reposer.

Il y a un effort intuitif à produire pour parvenir à disposer chacun de ses membres dans l’environnement imposé.

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Considérons la philosophie établie par Spinoza dans son Éthique, publiée à titre posthume en 1677. Pour le dire dans le langage du profane que je suis, Spinoza envisage le monde comme une substance matérielle (appelée Dieu ou nature), soumise en permanence au mouvement de parties formant ses corps (une planète, un arbre, un animal, etc.). Puisque que le monde n’est constitué que de cette infinie substance, ses particules se heurtent continuellement les unes aux autres. À l’heure actuelle, par exemple, vous êtes probablement assis, et les particules de votre corps rencontrent les particules de la chaise. Ces contacts peuvent être préjudiciables à la composition des deux corps – n’oublions pas que quand nous coupons du beurre, le couteau est également affecté –, ce qui, le cas échéant, produit une forme de violence. À l’inverse, un corps comme le nôtre peut agir sur chacun de ses membres pour composer une relation harmonieuse avec l’environnement alentour.

Gilles Deleuze, Sur Spinoza, cours donné à Vincennes le 17 mars 1981.

Gilles Deleuze explique ceci avec le cas d’une vague : elle peut nous gifler, mais nous pouvons également tâcher d’adapter notre corps à son courant.

Spinoza appelle les affects violents « tristes », et les affects harmonieux « joyeux ». Le corps visqueux que j’évoquais ci-dessus est une position – ou plutôt un ensemble quasi infini de positions – négociant en permanence avec l’environnement alentour, et donc avec le monde en général. Il peut donc s’inscrire dans l’éthique de la joie chez Spinoza. Si on définit l’architecture comme une discipline qui organise les corps dans l’espace, il faut la distinguer de la recherche du bonheur individuel – dessein toujours dangereux à l’échelle sociétale – pour la rapprocher de celle d’une joie des corps spinoziste non moralisatrice. Mais il faut absolument dissocier cette éthique de l’idée de confort.

Le confort est au contraire un état ​​dans lequel la présence de l’environnement matériel disparaît.

Le paroxysme du confort résiderait dans la chute libre, où seules les particules lumineuses de l’air seraient en contact avec le corps. Il y a de plus un problème fondamental avec l’éthique politique du confort. Son idée même est, par définition, incompatible avec toute lutte politique. Un regard sur la bourgeoisie palestinienne semblant embrasser le statu quo de l’occupation, au point de construire en Cisjordanie des bâtiments ressemblant à des colonies civiles israéliennes, peut servir d’exemple. Mais outre les problèmes politiques déclenchés par le confort, il y en a aussi d’ordre biologique.

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Xavier Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, 1800.

En 1800, l’anatomiste et physiologiste français Xavier Bichat révolutionne l’interprétation de la vie en définissant celle-ci comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Avant lui, la vie était pensée comme un processus interrompu par la mort. Grâce à son travail, nous envisageons la mort comme un processus continu, que la vie persiste à contrer jusqu’à épuisement. Si la mort constitue ce processus irrémédiable agissant sur un corps donné, il faut remarquer que ce processus ne fonctionne pas aussi vite sur tous les corps : il y a donc, pour chaque corps, une accélération ou un ralentissement du processus de mort.

À chaque instant, dans sa relation à l’environnement alentour, notre corps agit sur son processus de mort en le faisant soit accélérer soit ralentir.

Une chose est dite toxique lorsque sa rencontre avec le corps conduit à une accélération de ce processus. À l’inverse, une autre est dite saine lorsque sa rencontre avec le corps provoque un ralentissement du processus. Le confort ne peut pas être perçu comme clairement violent, mais, dans son refus de renforcer le corps, il peut être considéré comme toxique.

Voir par exemple Shusaku Arakawa & Madeline Gins, Reversible Destiny : We have decided not to die, New York : Abrams, Inc., 1997, et Shusaku Arakawa & Madeline Gins, Architectural Body, Tuscaloosa : The University of Alabama Press, 2002.

Il est donc de la responsabilité du design d’offrir des conditions matérielles ni violentes ni confortables, mais plutôt joyeuses, telles qu’elles puissent ralentir le processus de mort, comme le travail de Shusaku Arakawa et Madeline Gins l’exprime depuis quelques décennies. Leur architecture, matérialisée à quelques occasions, est construite pour que le corps accomplisse en permanence l’acte de « ne-pas-mourir ».

Dans la terminologie de l’éthique décrite ici, cela signifie la décélération du processus de mort à une vitesse minimale utopique. Cela implique que chaque élément architectural doive servir ce but.

Dans le cas des trois artistes dont nous parlions plus haut, on observe une chronologie intéressante : Munari utilise son corps pour subvertir l’objectif essentiel (apparemment infructueux) de sa chaise. McLean utilise des cubes dans un objectif similaire, mais l’abstraction de l’objet le rend moins « intentionnel » et plus abstrait que la chaise. Faustino va encore plus loin avec Auto Satisfaction en composant une sorte de paysage objectal ne correspondant à aucun archétype, mais qui apporte une complexité que les cubes n’ont pas. Cette chronologie est donc une invitation, non seulement à subvertir les archétypes normalisés qui nous entourent en permanence, mais au-delà, à dessiner des objets et architectures refusant de porter ces présupposées positions fonctionnelles du corps, encourageant au contraire à acquérir l’éthique joyeuse du corps visqueux.

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Texte : Creative Commons - Illustrations : © Jérémy Boulard Le Fur

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