La représentation de la mort dans le cinéma américain
Roger Caillois

DOCUMENT : Roger Caillois, “La représentation de la mort dans le cinéma américain”, Quatre essais de sociologie contemporaine, Paris, Olivier Perrin Éditeur, 1951 [Extraits].

« On voit s’affirmer dans différents films une mythologie cohérente et inédite. On cherche en vain les éléments d’importation qu’elle peut contenir. Elle paraît au contraire en parfait accord avec les traits généraux de la civilisation américaine, dont elle est issue. On découvrira peut-être çà et là des sources livresques, mais ces dernières se trouvent si remaniées, refondues et assimilées, que le résultat peut passer pour un apport particulier du cinéma, traduisant d’une façon immédiate une sensibilité nouvelle. S’il ne les invente pas, c’est en tout cas l’écran qui fixe les représentations collectives où elle s’exprime et c’est lui qui les répand.

[...] Rien a été retenu de l’ancien décor ni de l’ancienne figuration. Plus rien de terrifique ou de déconcertant : ni le squelette et la faulx, ni le diable aux ailes de chauve-souris, ni chœur de séraphins, ni chaudières bouillantes. On ne monte plus au ciel, on n’est plus précipité en enfer. Ce sont [...] des domaines tout proches et entièrement apprivoisés, dépourvus du moindre élément fantastique. On arrive dans un vaste terrain herbeux qui ressemble vaguement à un champ d’aviation et d’où s’élève une brume qui s’épaissit à mesure qu’on avance. On devine à travers le brouillard les formes indécises de quelques hangars. Le défunt, apparemment, ne sait pas qu’il est mort. Mais bientôt, on s’occupe de lui. Des employés à casquette galonnée surgissent auprès du nouveau venu ; ils le conduisent dans les bureaux où il doit s’acquitter des formalités indispensables ; il prend place dans la file d’attente, remplit plusieurs fiches, cependant qu’un fonctionnaire courtois lui explique quelle est désormais sa condition. Mais il semble déjà habitué : le changement est insignifiant.

Un ordre parfait règne dans cette administration gigantesque ; de temps à autre il peut pourtant se glisser une erreur. Par exemple, à la suite d’une confusion d’identité, un individu est recueilli avant terme par le préposé chargé de l’aller quérir au moment indiqué sur les registres officiels. Le malheureux est alors renvoyé de service en service, pour que la décision convenable soit prise à son sujet. On imagine qu’il est difficile de tout faire rentrer dans l’ordre sans déclencher quelques complications ni troubler une comptabilité délicate, car il importe de se maintenir dans la stricte légalité et dans la bonne règle.

Here comes Mr. Jordan, (Alexander Hall), 1941.

Cette administration est accommodante, mais intègre. On s’y abstient de recourir aux falsifications d’écritures. Une erreur de ce genre et ses conséquences divertissantes fournissent le thème du Défunt Récalcitrant.

L’autre monde se présente ainsi sous un aspect bureaucratique qui l’apparente à la réalité et la prolonge. On ne s’y trouve nullement dépaysé. Les fonctionnaires sont affables et complaisants. Rien d’essentiel ne les distingue, sinon leur cordialité, de ceux à qui chacun a eu affaire sa vie durant. On cesse de relever d’une administration pour dépendre d’une autre, presque identique à la première.

Dans la vie, on entre rarement en contact avec le chef responsable d’une organisation étendue et complexe. On ne s’entretient jamais qu’avec des subalternes. De même, il est exceptionnel qu’on rencontre la Mort en personne.

On borrowed time (Harold S. Ducquec), 1939.

La chose arrive cependant dans un film plus ambitieux, qui répond d’ailleurs à une inspiration différente : L’Étrange Sursis.

Mais est-ce bien la Mort, ce personnage discret, d’une élégance sévère, correct à l’extrême en ses propos et en ses façons, dont l’abord est un peu froid et qu’un enfant désireux de prolonger les jours de son grand-père retient prisonnier dans un arbre ? Il est d’allure si modeste qu’on le prendrait plutôt pour quelques inspecteurs en tournée dans sa circonscription. Sa captivité aboutit d’ailleurs à une catastrophe. Personne ne meurt plus. Tous ceux qui demeurent avec leurs plaies, leurs blessures, leurs maladies, souffrent sans pouvoir trouver un terme alors intolérable martyre. À la fin, l’enfant et le vieillard consentent à mourir. Ils libèrent leur prisonnier et celui-ci toujours obligeant les amène vers la sérénité décisive. À leurs questions, il répond qu’il les conduit vers les lieux « où pousse le chèvrefeuille ». C’est ainsi que l’aïeul avait défini la mort à son petit-fils qui lui demandait ce que c’était. Le sens du film est clair : il s’agit de présenter la mort comme rassurante et bienfaisante, de la montrer miséricordieuse est indispensable. [...]

Ces quelques exemples demeurent disparates et sans grande portée. Ils ne proviennent certes pas d’un fonds complet, coordonné et unanimement reconnu par la conscience populaire. Néanmoins il ne semble pas qu’il n’y ait là que de déplaisants caprices et de simples fantaisies individuelles. En effet, ces œuvres présentent une similitude incontestable dans l’inspiration et dans les images. Elle répondent à un même état d’esprit chez les spectateurs et tendent à leur imposer la même représentation de l’existence après la mort. Elles expriment et illustrent les besoins communs d’un public qui embrasse la presque totalité de la population d’un des plus grands États du monde. C’est dire que cette représentation ne saurait être arbitraire, en réalité elle transpose non sans exactitude le comportement des Américains à l’égard de la mort. Celle-ci dans aucun pays sans doute, ne tient aussi peu de place dans l’imagination collective qu’aux États-Unis, de même qu’il est peu de pays où elle en tienne plus qu’au Mexique.

Le contraste est frappant entre les deux pays limitrophes. Dans l’un, la mort est obsédante, il semble qu’elle occupe la pensée de chacun. Dans l’autre, elle paraît à peu près complètement éliminée des préoccupations ordinaires. C’est au point que tout ce qu’on désigne ailleurs sous le nom très justifié de « pompes funèbres » est ici inconnu.

La veillée funéraire, la levée du corps, l’inhumation sont effectuées avec une discrétion exceptionnelle. La dépouille mortuaire est remise à une compagnie spécialisée qui s’occupe de tout. Elle l’installe dans une pièce aménagée à cet effet, afin que la famille et les connaissances puissent la saluer une dernière fois dans les meilleures conditions. La plupart du temps, l’aspect de ces maisons est plus engageant qu’affligeant : elles sont parfois éclairées par des rampes de néon qui les font prendre au profane pour des boîtes de nuit et elles comportent des fumoirs, des boudoirs qui permettent des sortes de récréation à ceux et celles qui viennent remplir une obligation sociale peu attrayante dont on s’est pourtant ingénié à faire disparaître le caractère funèbre.

Les voyageurs européens ont été, en général, très frappés par cette institution. Ils en ont donné des descriptions détaillées. Leur premier étonnement porte toujours sur l’aspect cordial et familier des lieux. Le vestibule est égayé d’une profusion de plantes vertes ; un salon agréablement, sinon luxueusement, meublé accueille le visiteur. Des tapisseries, des statuts, des bibelots, des fleurs fraîches dans les vases semblent avoir pour tâche de le rassurer et de le mettre à l’aise : il s’agit, dit-on, de combattre le chagrin par l’admiration. Voici la description de l’entrée d’un établissement de ce genre à San Francisco :

« Le vestibule de marbre et de glaces s’ornait de candélabres de bronze représentant des angelots fessus. Au fond batifolaient d’autres angelot roses, frisés, marqués de fossettes et entourés de vapeur. »

On cherche à détourner l’assistance de toute impression triste ou macabre. Une compagnie de Buffalo proclame ainsi ses mérites sur les boîtes d’allumettes qu’elle distribue à titre de publicité : « Le recours à l’une de nos succursales garantit le maximum de confort et l’agrément de l’atmosphère familiale ». Le plus souvent on force la note. On accentue la richesse du cadre afin que le mort paraisse s’être soudain élevé de quelques degrés dans l’échelle sociale. Un labeur méticuleux et scientifique a d’ailleurs transformé sa dépouille. Le corps est d’abord embaumé au moyen d’un liquide sous pression qu’on injecte dans les artères.

« Ainsi regonflé, note un observateur, il n’a pas le visage insolite et si émouvant du dormeur qu’on ne réveillera plus, mais plutôt cet air soucieux du monsieur qui essaie de dormir sur un banc de gare en attendant sa correspondance ».

Puis on le lave, on le rase, on le peigne, au besoin on le farde. On l’habille enfin. Le « funeral parlour » dispose d’un vestiaire bien fourni où des vêtements de bonne coupe et aux couleurs claires achèvent de rendre au défunt l’apparence d’un vivant. Le même observateur remarque encore : « Ce ne sont pas des fantômes uniformément vêtus d’un linceul que Charon accueillera dans sa barque, mais des morts habillés de pied en cap, qui continueront d’avoir une personnalité physique et qui viendront là comme pour une promenade en rivière ».

Ainsi préparé, le cadavre est placé dans un cercueil capitonné de soie ou de satin, orné de nœuds de tulle et de volants de mousseline qui le font ressembler à une bonbonnière. C’est dans cet écrin que le mort assiste à une sorte de réception mondaine donnée en son honneur. Ces relations viennent lui faire là une dernière visite, dans un cadre qui reconstitue l’ambiance du foyer, à l’occasion d’un événement de sa vie, d’un événement comme un autre de sa vie.

Voir la description de ces maisons mortuaires et de cette sorte de cimetières dans le roman d’Evelyn Waugh, Le Cher Disparu, trad. franç., Paris, 1949.

Après cette réunion, une automobile mène le cercueil au cimetière. Seuls les parents les plus proches l’accompagnent et ils se retirent aussitôt sans assister à l’inhumation. Les cimetières d’ailleurs, en particulier le célèbre Forest Lawn de Los Angeles, sont conçus dans le même esprit. On place sur les tombes des copies de l’antique. Apollons et Vénus de marbre sont destinés à rendre moins austère l’idée de la mort, pendant que des morceaux fameux de grands musiciens retentissent au-dessus des caveaux.

Les observateurs sont d’accord sur le but recherché : escamoter la mort, ne pas insister sur le chagrin et le mystère, supprimer les rites, donner à tout un caractère innocent et enjoué, en un mot aider les vivants à rester heureux malgré la mort, malgré les disparus. Un reporter, visitant une fabrique de ces cercueils-bonbonnières, écrit :

« Le magasin d’exposition me parut être soudain une gare de triage encombrée de wagons-lits qui attendraient leurs passagers. Rien de funèbre dans cet étalage de coupés luxueux. Les méthodes américaines produisaient leur premier effet. Je ne croyais plus à la mort en Amérique. »

Un autre conclut : « Partout on s’emploie à souligner le caractère irrémédiable de la mort. L’Amérique est sans doute le seul pays où l’on s’efforce de ruser avec elle. » Quelque humour sinistre dans la publicité des « Funeral Parlours » fait d’ailleurs douter qu’en cette entreprise de neutralisation de la mort, la réussite soit complète : « Mourrez, et nous nous chargeons du reste », affirme une maison ; « Cela arrive à chacun une fois », rappelle une deuxième.

Comment interpréter ces slogans ? Suprême inconscience ou revanche détournée de l’angoisse indéracinable de l’anéantissement final ? »


Roger Caillois, “La représentation de la mort dans le cinéma américain”, Quatre essais de sociologie contemporaine, Paris, Olivier Perrin Éditeur, 1951 [Extraits].

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