Les thuriféraires du livre papier et autres amateurs de voluptés typographiques vont être heureux. Leur passion s’ouvre à un nouvel espace : The Shelf Journal, « Le Journal de l’étagère ». Plus proche de la revue/livre (un mook ?) que du journal papier, ce charmant volume bilingue à couverture gaufrée se propose de célébrer le design éditorial. « Le charme de nos bibliothèques, à savoir l’indéfectible variation formelle autour de cet objet unique », le livre forcément. Moins large dans ses directions que le magazine Étapes, The Shelf se situerait entre l’érudition d’un Back Cover et la connaissance du métier du bulletin graphê, il cherche sa place dans ce paysage de publications graphiques déjà bien balisé.
Édité et mis en page par Morgane Rébulard et Colin Caradec, l’objet pousse avec humour la métaphore de l’étagère : armoire stricte parsemée de livres en couverture, blocs de textes structurés avec des serre-livres, images soutenues par de fins rayonnages, ou encore, extraits de livres enroulés sur leurs tiges de bois comme des journaux de bistrot. À noter que les titres sont composés en Mabel, les textes français en Le Polyglotte, les textes anglais en The Poyglot, trois caractères dessinés par Morgane Rébulard.
La revue s’ouvre sur un entretien avec les agitateurs de Frenchfourch, maison d’édition indépendante et décalée, animée par Alexandre Centazzo et Tristan Pernet, l’occasion pour ce dernier de revenir sur leurs parcours et la difficile économie de la micro-édition. Suit un bel article sur les éditions Cent pages, certainement l’éditeur indépendant des plus beaux livres de ces dernières années. Avec leurs tranches d’un noir profond, la collection Cosaques de Cent pages présente des textes courts et corrosifs. On évoquera par exemple Le Jour se lève de Jacques Rigault dont l’intégralité de l’ouvrage est transpercé d’un poinçon comme ceux des feuilles pour classeur. L’absence de texte rompt à chaque page la lecture pour mieux interroger la destinée de l’auteur : il s’est tiré une balle.
Préposé aux chevaux vapeur, l’article de Colin Caradec sur les Éditions Cent Pages.
Il y a également la collection Rouge-gorge avec ses tranches rouges et mauves et son travail minutieux du caractère Skia. Ou encore les livres de Frans Masereel dans lesquels on doit lire le texte en transparence, en superposant deux pages, fines comme celles des Pléiades. Il semblerait presque que les graphistes de The Shelf aient voulu rendre hommage à Cent Pages en colorant de vert la tranche de la revue. L’auteur Colin Caradec insiste sur la vision de la maison de celui-ci (il a rencontré l’éditeur de Cent pages, Olivier Gadet) mais on regrette de ne pas entendre SP Millot, le discret typographe qui a conçu ces collections iconoclastes.
Plus loin, en renversant l’étagère à l’horizontale, on navigue dans les lectures de Pierre di Sciullo. On apprécie la belle langue et les trésors de bibliothèque du typographe français : entre bizarreries néerlandaises, dictionnaires exotiques, et livres de références sur le graphisme (Printed Matter/Druckwerck de Karel Martens et Robert Kinross, Cultiver notre Jardin et Design’s delight de Jan Van Toorn), l’éclectisme bat son plein.
Entrevue avec Pierre di Sciullo par The Shelf Journal.
Deux contributions techniques et érudites jalonnent le volume. La première, un exhaustif bréviaire détaillant toutes les formes de présentation des spécimens typographiques (les planches de présentation des typographies par les fonderies). Le second, un texte rugueux de William Addison Dwiggins sur la structure et les techniques de composition d’un livre. L’étudiant en graphisme apprendra quelques topos du genre et autres techniques à la papa. On s’interroge sur la pertinence de ce type de contributions qui feront surtout plaisir aux bibliophiles et typographes en fin de course. Pourquoi tant d’acharnement à sortir une revue indépendante et exigeante pour remettre à plats les vieilles recettes ? De plus, il existe maintenant une flopée de livres aux Éditions Pyramid, qui détaillent et vulgarisent le travail typographique de façon claire et simple.
The Shelf, évoque une tendance particulière du design graphique qui, face à la montée de la culture numérique dans son milieu, établit une sorte de repli sur soi vers la culture ancestrale du livre papier. L’édito de la revue sur leur site internet se positionne « Face à la dématérialisation des contenus éditoriaux [...] à l’heure où l’Internet remet en question le matérialisme tout naturel de l’Occidental moyen, à l’heure où la valeur pécuniaire de l’objet livre refoule les adeptes du savoir gratuit disponible sur la toile… ».
On entend encore la même fétichisation de l’objet-livre, pourtant il s’agirait de comprendre que ces deux espaces de création (le matériel et le virtuel) ne sont pas à opposer, et que, osons l’affirmer, une qualité graphique, une émotivité de la lettre émerge du numérique. Qu’on le veuille ou non, la culture numérique s’est incorporée dans la culture visuelle et graphique.
Ce qui relie ces deux espaces est bien toujours ce plaisir du texte, toujours en mouvement avec cette jouissance de la forme (de la page, du livre) : « Ce que je goûte dans un récit, ce n’est donc pas directement son contenu ni même sa structure, mais plutôt les éraflures que j’impose à la belle enveloppe : je cours, je saute, je lève la tête, je replonge. » Roland Barthes, Le plaisir du texte, Éditions du Seuil, Paris, 1973.
Alors courons, sautons dans la beauté d’une belle impression, dans les spasmes d’une lecture à l’écran.
The Shelf Journal #1- Design éditorial, culte de l’étagère – The Shelf Company, Morgane Rébulard, Colin Caradec. 2012, 18€, France. Points de vente.