L’ouvrage est imposant. Presque 600 pages, en couleur et sur un papier épais. Une couverture au grain rugueux, contrastant avec la légèreté des propositions architecturales que l’on découvrira à l’intérieur.
On le feuillette, l’iconographie est généreuse, les formats justes. On s’attarde sur quelques images, et l’on retrouve sur des doubles pages quelques-unes des images les plus emblématiques de l’architecte d’origine hongroise : une superstructure recouvrant Beaubourg ou l’invasion du Golden Bridge de San Francisco. L’alternance de schémas, coupes, perspectives, planches de bandes dessinées ou de photos de maquettes est bien pensée. Le rythme est soutenu et ponctué de quelques rares et courts textes introductifs, survolant chacun des « grands moments » de sa pensée, comme l’« architecture as improvisation », mettant l’architecte en marge d’une production traditionnelle par sa revendication du dessin -ou du dessein- non figé.
Manual Metal-Felt, © Yona Friedman, courtesy Yona Friedman
Mais ces encarts écrits, trop courts et noyés dans un flot intense d’images, ne laissent pas au lecteur le temps de s’y attarder. Peu importe. On ressent, à travers les 250 premières pages, la production prolifique et fantasmée d’un des architectes les plus caractéristiques des utopistes des années 1960. Et, comme pour nous signaler que tout cela sort vraiment de l’esprit d’un homme, cette première séquence s’ouvre sur quelques clichés de l’appartement de l’architecte, qu’il occupe toujours à Paris, boulevard Garibaldi. Réalisés par le photographe Stefano Graziani, on y découvre un Yona Friedman bien vivant malgré son absence à l’image, dont les prises de positions théoriques sont renvoyées comme étant intrinsèquement liées à sa vie quotidienne.
Deux parties donc, équivalentes en poids : cette parole de Yona Friedman d’abord, faite d’images sous le titre « The dilution of architecture ». Nous la survolons négligemment comme on parcourt un document mille fois observé, tout en sachant que nous y reviendrons. Puis c’est au tour de Manuel Orazi de s’exprimer, par le verbe, celui du chercheur. « The erratic universe of Yona Friedman », comme pour expliquer ce que l’architecte a vraiment voulu dire. Trois chapitres sont alors généreusement développés, pour rentrer en profondeur dans la pensée de Yona Friedman : on commence par une mise en contexte, nécessaire, parfois oubliée et ici largement étayée. Puis on entre dans les grands débats qui ont animé l’architecte et qui ont fait de lui une figure de proue pour ceux qui tentèrent de repenser le métier. Enfin, l’auteur ouvre sur les débats de société qui ont inscrit sa pensée architecturale dans une vision politique et globale. Le propos s’annonce clair, structuré et documenté. On s’y plonge volontiers.
Yona Friedman a publié de nombreux ouvrages durant sa carrière, en commençant par l’Architecture Mobile en 1958 ou Comment vivre entre les autres sans être esclave et sans être chef en 1975.
Les Éditions de l’Éclat en ont re-publiés certains ces dernières années, donnant la curieuse impression que ces textes ont été écrits hier, autant par leurs propos que par le contexte qui les accompagne. Pourtant, ici, on comprend que les prémices de sa pensée s’inscrivent dans une jeunesse juive passée dans une Hongrie fasciste qu’il combattit. Deux figures le marquent alors qu’il n’a pas vingt ans : Werner Heisenberg, physicien à qui il doit son intérêt pour l’imprédictibilité des actions et Kàroly Kerényi, qui suscite chez lui le goût pour le mythe et le récit pour la construction de groupes sociaux. D’autres encore, comme l’architecte Ludwig Kozma, chez qui Friedman travaille un temps, et qui anticipe ses idées d’architecture mobile. Mais, surtout, ces trois figures ont été des modèles pour le jeune Yona, qui voit en elles des intellectuels poursuivant leurs idéaux conceptuels seuls face à une opinion publique réticente. Ce qui caractérisa sans doute en partie la carrière de l’architecte : malgré ses multiples liens d’amitié tissés à travers l’Europe avec des architectes de renommée internationale, ses idées restèrent souvent perçues comme marginales, décalées, « utopistes ». Avec tout le dédain que les pseudo-pragmatiques peuvent donner à ce dernier terme.
Extensions to the Georges Pompidou Center, Paris, 2008. © Yona Friedman, courtesy Manuel Orazi
Des utopistes justement, il va en côtoyer, chez les socialistes sionistes. L’État d’Israël est naissant lorsqu’il part s’y installer pour une dizaine d’années. C’est à ce moment que ses idées libertaires s’affirment : le fédéralisme anarchiste, que Proudhon développa, lui suggère qu’il ne peut pas, en tant qu’architecte, imposer ses choix aux futurs utilisateurs ; ou bien le communisme coopératif, à travers les utopies réelles des moshavim, distincts des kibboutzim collectivistes, et qui lui inspirent ses pensées sociétales globales et concrètes. C’est aussi une époque où, fuyant la guerre et l’antisémitisme européen, de nombreuses personnes affluent pour trouver refuge en Terre Sainte.
Il faut alors accueillir ces nouveaux arrivants -ces migrants- dans des conditions décentes malgré l’urgence et la précarité de leurs situations : les architectes ne se dévoient pas et travaillent à la préfabrication de logements, thème déjà abordé en France et dans un autre contexte par Jean Prouvé, et que Walter Gropius prolongera ici. Yona Friedman, lui aussi, y contribue.
Nous sommes aux prémices des utopies technologiques, qui atteindront leur apogée quelques vingt années plus tard, avec les Métabolistes japonais ou les Anglais d’Archigram. Konrad Wachsmann en est un des théoriciens, et Friedman boit ses paroles : « The building must evolve indirectly, obeying the conditions of industrialization, through a multiplication of cells and elements » [1]. Et, d’un seul coup - même s’il y reviendra par la suite - sa Ville Spatiale devient réalisable.
Tunis Medina, 1959. Sectional perspectives of the Ville Spatiale above the Medina © Yona Friedman, courtesy Marianne Homiridis
S’enchaînent alors, à partir de l’année charnière qu’est 1956, les prises de position, la multiplication des concours, le Team Ten et les Smithsons, le groupe CoBrA, les Situationnistes avec Debord et Constant, les méga-structures et la flexibilité, le GIAP avec Michel Ragon comme président, Cedric Price ou Peter Cook, les workshops sur l’auto-plannification, Giancarlo De Carlo, les idéaux de participation des habitants, et le développement de communautés locales autogérées...
Toute une histoire de la pensée architecturale avant-gardiste, voire révolutionnaire, est longuement retracée ici, et Friedman en est le fil conducteur.
Ce n’est pas un hasard, tant sa pensée et sa production intellectuelle ont été prolifiques et hétéroclites. Un seul regret toutefois, mais non lié à l’ouvrage : qu’il n’ait pas, ou si peu, construit. L’unique bâtiment dont on relève la paternité, inconnu de la plupart, est un lycée à Angers. D’ailleurs, Friedman relève lui même que l’édifice n’est pas particulièrement intéressant en tant qu’objet, mais que l’est bien plus le processus de prises de décisions qui a abouti à son édification. D’ailleurs, fait significatif, la présentation du lycée qu’en fait l’administration actuelle sur son site internet écorche les nom et prénom de l’architecte : « Construit en 1981 à partir des plans de l’architecte Yoma FRIEDMANN, le lycée est situé dans un parc arboré de 4 hectares à 3 km du centre de la ville. Il présente les aspects d’un campus aéré et ouvert ». Mais ce n’est pas important. Ceux qui étaient là s’en souviennent sûrement. Et pour nous autres, nous pouvons re-parcourir les ouvrages manifestes de l’architecte après avoir dévoré cette exceptionnelle monographie.
Stages in the development of housing forms, from 1958. © Yona Friedman, courtesy Marianne Homiridis
Manuel Orazi, Yona Friedman, Yona Friedman. The Dilution of Architecture, Éditions Archizooms/Park Books, Zurich, 2015.