Tubologie
Nos vies dans les tubes

Article écrit par Mathilde Sauzet.

Après Cut & Care – A Chance to Cut is a Chance to Care, une exposition portant sur la figure du travailleur horizontal (Biennale de design de Saint-Étienne, 2017), le duo d’artistes, performeurs et éditeurs Ludovic Burel et Ju Hyun Lee (alias KVM) présente Tubologie, Nos vies dans les tubes. Invités par la directrice du FRAC Grand Large Hauts-de-France, Keren Detton, ceux-ci questionnent, en explorant les collections d’art et de design, les conduits étroits qui façonnent nos cheminements de pensée et nos accès aux ressources.

L’exposition occupe le grand volume au dernier étage du bâtiment réalisé par Lacaton et Vassal, ainsi que ses coursives extérieures sur deux niveaux. Premier point de vue après le passage de la porte automatique : une rangée de Renouées du Japon éclairées par des lampes de culture en intérieur ; une série de chaises emblématiques de l’histoire du design ; un échaudage aux nombreux pieds et traverses dont l’unique plateforme est si haute qu’elle échappe au regard ; une toile d’Ugo Rondinone où figurent des cercles concentriques bleus et jaunes fluo. "La lune ou le soleil" selon Ludovic Burel. Une pièce sonore de Géry Petit, ("infirmier, le jour et musicien la nuit" lit-on dans le livret de l’exposition) complète l’étrangeté de la scène.

Entre le loft de collectionneur et le laboratoire de science fiction, l’espace de la tubologie rassemble des œuvres, des objets et des plantes.

Mais quelle en est la hiérarchie ? La pièce Untitled de Peter Friedl s’impose : un néon rouge dessine les mots "badly organized".

L’espace le long des baies vitrées s’intitule la "zone art" : retour à un accrochage plus muséal où l’on rencontre une collection de fossiles artificiels rouges et bleus d’Allan McCollum intitulée Natural Copies from the Coal Mines of Central Utah, une série de tableaux ICI NON, typographie blanc sur blanc, de Rémy Zaugg, un disque en aluminium tourné d’Ann Veronica Janssens dans lequel se reflète la lumière du jour. La sculpture Fedex de l’artiste Walead Beshty, un cube de verre fendu de tous côtés disposé sur un carton de ladite société de transport aux dimensions identiques, convoque l’élément emblématique du socle et sa fonction autoréférencielle dans l’art. Deux affiches de Scott King amènent à rapprocher le tube du concert et des symboles de la musique populaire. La première, The Rolling Stones, représente quelques milliers de points noirs sur fond blanc rangés selon une grille rectiligne. Dans la partie basse de l’image, une ligne horizontale isole cinq points, disposés en band, du reste de la trame. Les stars, les fans paraissent tous assignés à une composition stricte. La seconde Elvis dessine également une trame, des milliers de carrés cette fois, et un rond quelque part en bas à gauche, comme une anomalie dans le motif de l’ordre établi.

L’exposition s’ouvre sur la mer. Sur le balcon, un homme et une femme arrosent au spray les dizaines de plantes en pots : bienvenus dans la "zone piment". Les noms de trente variétés figurent en liste comme des noms d’œuvres. Dans la continuité de leurs précédentes expérimentations botaniques, Ludovic Burel et Ju Hyun Lee ont collecté les graines et semé les plants à l’aide de jardiniers, issus d’associations de la région de Dunkerque, ou bien des particuliers.

Un Kitchen Debate, un format de rencontres autour des récoltes et ressources produites par l’exposition sera organisé samedi le 10 novembre au Learning Center – Ville durable de la Halle aux sucres à Dunkerque.

Zone Renouées, zone design, zone art, zone piment… L’approche de la zone sur laquelle s’appuie l’exposition est celle que le philosophe Timothy Morton développe dans son ouvrage Hyperobjets, philosophie et écologie après la fin du monde récemment traduit et coédité par la Cité du design & KVM (it : éditions) :

"Les objets émettent des zones."

Rappelons que les objets dont parle Timothy Morton ne sont pas des chaises, ni des tableaux mais des entités largement étendues dans le temps et dans l’espace : un trou noir, un gisement de pétrole ou la biosphère… L’auteur analyse les relations difficiles que les humains entretiennent actuellement avec les éléments qui les dépassent. Peut-on regarder des objets – œuvres d’art et de design – avec le filtre des hyperobjets ? À propos de ceux-ci, Timothy Morton explique :

"Pour que l’expérience esthétique ait lieu, il doit y avoir une zone. La zone émane d’un objet et perce ma couverture conceptuelle, me hante par son étrange étrangeté".

Tubologie semble proposer cette ouverture.

Le bruit du chantier dans le port et le cri des mouettes débordent la "zone son". Cette dernière est associée à la "zone photo", double zone définie par un mur de photographies, par un espace d’écoute au casque sur des tatamis et par une baie vitrée donnant sur une immense halle de chantier naval désaffectée dont le bâtiment du FRAC est le jumeau contemporain.

Comme les chaises dans le premier espace, les tatamis s’offrent à l’usage, à l’expérience physique. Allongé, la tête posée sur de curieux polochons poilus, le corps s’expose comme un tube parmi les tubes.

Les Abris #5 et #7, photographies de campements dans les bois de Bruno Serralongue, frottent la Lounge Chair des Eames, la Diamond Chair d’Harry Bertoia, la Panton Chair et d’autres encore, brisées, déformées, brulées et assemblées dans une série d’images de Barbara Visser intitulée Detitled. Un déplacement à l’horizontal, de casque en casque permettra d’écouter les pièces de La Monte Young & Marian Zazeela, Terry Riley, Frédéric Le Junter et de nouveau Géry Petit.

L’exposition se termine au dernier étage avec la zone de tubes la plus savoureuse, celle des "tubercules" : Consoude tubéreuse, Crosne du Japon, Curcuma, Gingembre, Oca du Pérou, Taro et Topimanbour empotés dans des sacs de plastique tissé. Plantation luxuriante qui sied à merveille à l’esprit horticole de l’architecture. Les variétés les plus exotiques semblent s’être acclimatées aux Hauts de France – heureuse conséquence de la canicule de l’été, du réchauffement climatique ?

Ici les tubes resteront enterrés jusqu’au moment où il faudra les manger.

Cette installation jouxte le dernier module de l’exposition, extrait surélevé de la "zone design", une seconde série de chaises sur la plateforme de l’échafaudage, arrivant à hauteur du dernier balcon. Rapprochement d’emblée incongru qui rappelle la beauté "d’une rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie", du Comte de Lautréamont.

Les artistes expliquent que la permaculture a inspiré leur manière de penser la porosité entre les zones.

Le tube n’est pas seulement celui des chaises en acier cintré, ni le morceau le plus écouté de l’été ; il est une autoroute, une émission de radio ou un produit phytosanitaire. Selon KVM, le tube guide mais contraint la direction, il protège et enferme à la fois, il dissocie, classe, ordonne au risque de la diversité. L’exposition Tubologie invite à traverser les zones, à déborder les tubes. À laisser l’eau se répandre dans les cultures.






KVM (Ju Hyun Lee & Ludovic Burel), Tubologie – Nos vies dans les tubes, , 2018, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque.

Vues de l’exposition « Tubologie — Nos vies dans les tubes », KVM — Ju Hyun Lee & Ludovic Burel, 2018, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque : © Aurélien Mole. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France.

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