URBA(SIO)NISME ou l’architecture au profit de la guerre

Écrit par Thomas Richou. Photographies Andrea & Magda.

Lauréat d’un concours organisé par l’Association israélienne des architectes unis (AIAU), Eyal Weizman et Rafi Segal se sont vu confier la préparation d’une exposition sur l’architecture israélienne pour le congrès de l’Union internationale des architectes (UIA) à Berlin en juillet 2002.

Le propos de cette exposition prit une ampleur critique au-delà des attentes de l’AIAU. Les deux architectes trublions entendaient montrer le rapport implicite entre l’architecture israélienne et le conflit au Proche-Orient. Le travail bouclé et le catalogue imprimé, l’AIAU déclara « que ces idées ne relèvent pas de l’architecture ». Conséquence immédiate : exposition annulée et les 5 000 exemplaires du catalogue au bûcher.

L’ouvrage publié en 2004 aux éditions de l’Imprimeur est une réédition du catalogue d’origine. Le courage des auteurs aura été plus fort que la censure sioniste. Si le catalogue a été écrit il y a maintenant une dizaine d’années, son propos n’en est pas pour autant dénué de force et d’actualité. Aucun gel des colonies n’est pour le moment négocié et les ambitions d’Israël ne cessent de s’étendre après les printemps arabes. Quel est le rôle de l’architecte au sein du conflit ? Est-il un simple bâtisseur qui répond au besoin des habitants ou une pièce nécessaire de l’occupation ?

Photographie issue de l'ouvrage "Palestinians - a photographic journey through stories of life and cooperation", © Andrea & Magda.

Les cicatrices du paysage

Une des pensées premières de la trilogie vitruvienne est la solidité (suivent l’utilité et la beauté), et cette solidité induit inévitablement une permanence, une pérennité des édifices. Si une blessure ne dure pas, les stigmates restent. Là est le propos de Weizman et Segal : l’architecture n’est pas innocente. Les constructions juives sont une plaie ouverte pour le peuple palestinien, une plaie qui aura du mal à cicatriser.

Le fait colonial a débuté peu avant la Seconde Guerre mondiale, alors que la Palestine était sous mandat britannique. Un nouveau type de construction permit l’expansion rapide et furtive, la Homa Oumigdal, littéralement « muraille et tour » en hébreu, tout un programme. L’étalon de la conquête urbaine israélienne est foncièrement bâti sur une base anti-urbaine, dans la mesure où le lien social venant consolider les acquis et la cohésion de la ville sont ici renversés dans une dichotomie ethnique. D’un côté les juifs et de l’autre les Arabes, non le Palestinien sur sa terre, juste le voisin négatif. [1]

Photographie issue de l'ouvrage "Palestinians - a photographic journey through stories of life and cooperation", © Andrea & Magda.

Le paradoxe alimente le code génétique urbain israélite. Le plan Sharon se concrétise un an après la déclaration d’indépendance du pays en 1948, et deux ans après le plan de partage (résolution 181 de l’ONU). Arieh Sharon (à ne pas confondre avec son quasi-homonyme du Likoud), diplômé du Bauhaus de Dessau, dont on ne présente plus la portée, se retrouve être l’instigateur d’un gigantesque plan unificateur de la pensée sioniste, enrobé de modernisme. Un schéma directeur reprenant une pensée unique sur une carte au 1/20 000e. Une utopie moderne dans le désert.

© Andrea & Magda.

« L’urgente mission confiée à Sharon et à son groupe d’urbanistes consistait à fournir des solutions provisoires pour héberger les masses de nouveaux immigrants juifs, à permettre la colonisation des régions frontalières du pays pour stabiliser la ligne de cessez-le-feu de 1948, à prévenir les concessions territoriales et à entraver le retour des réfugiés de guerre palestiniens. » [2]

L’utopie ségrégationniste est née. Si dans son principe la colonie reprend, comme le kibboutz, les mots de Thomas More et de son Utopia, elle vient surtout imposer des choix sur des terres qui ne lui appartiennent pas. Cette déterritorialisation et cette décentralisation entraîne une grave ségrégation sociale et géographique.

Afin d’éviter une colonisation hasardeuse et chaotique, le plan Sharon maximisera le développement de villes selon le modèle « européen » où la plupart des habitants vivent dans des villes petites ou moyennes. Créer des éléments autonomes pour générer un maillage complet à l’échelle du territoire. Walter Christaller définira cette hiérarchisation des villes en un modèle spatial : la « théorie des lieux centraux ». L’héroïsme hébreu consistera à créer ces villes nouvelles (environ 400 colonies) sur une décennie, à partir d’un modèle « culturel agraire et préindustriel à la croissance naturelle modérée ». [3]

Or cet anti-urbanisme est extrêmement coûteux pour le contribuable israélite, et le paysage. Des kilomètres de routes à construire, des réseaux enterrés à connecter, des emplois dans des régions désertes à créer, etc. Pourtant la colonisation continue encore aujourd’hui.

Le chapitre écrit par les commissaires de l’exposition, Eyal Weizman et Rafi Segal, sobrement intitulé « La Montagne », est certainement le texte le plus effrayant. Partant du postulat géographique de la Cisjordanie, les deux auteurs mettent en avant le changement de cap des zones d’implantation des colonies avec le temps. Au commencement, les colonies se développaient dans la vallée profonde et aride du Jourdain avant d’entamer « un mouvement vertical de la plaine vers la montagne » en rapport avec les paysages bibliques et un sentiment religieux exacerbé. Cette évolution vers les hauteurs est vendue comme une « ascension spirituelle ». Certains colons viennent s’y installer pour le cadre, le calme et, tant qu’à faire, les subventions gouvernementales non négligeables.

Photographie issue de la série "Palestinian workers in Settlement", © Andrea & Magda.

« La colonisation de l’ensemble de la terre d’Israël est une question de sécurité et un droit. Une ceinture de colonies installées à des emplacements stratégiques accroît la sécurité intérieure et extérieure […] c’est pourquoi nous recommandons des implantations formant une ceinture autour des montagnes, en commençant par le versant occidental [des montagnes de Samarie] suivant un axe nord-sud, puis le long du versant oriental, du sud au nord cette fois, en se plaçant au milieu et autour des populations minoritaires. » « Coupées en deux par les colonies juives, les populations minoritaires auront le plus grand mal à assurer l’unification et la continuité territoriale. » [4]

Les installations sur les hauteurs revêtent donc une double fonction : mystique et de surveillance.

Le colon devient ce fanatique paranoïaque en haut de sa colline. La disposition en hauteur des habitations coloniales permet ce que les auteurs qualifient d’« urbanisme optique ». Elles forment un réseau à grande échelle permettant le contact entre elles et la prise de position sur les villes palestiniennes.

Ainsi le gouvernement israélien implique la population civile dans le contrôle du territoire en plus de la police et de l’armée déjà omniprésentes en Cisjordanie. C’est un détournement de la domesticité à des fins géopolitiques et stratégiques. Cette banalité de la militarisation de l’espace social est un virus qui phagocyte les relations israélo-palestiniennes et implique également une perception biblique de ce paysage agraire. Or ces implantations illégales vont à l’encontre de leur propre volonté. En effaçant les Palestiniens des ces terres pastorales, les colons repoussent cet idéal auquel ils aspirent. « L’architecture sans les architectes – c’est ça, un village arabe, et c’est ce qui fait sa beauté. C’est toujours mieux que quand un architecte s’en mêle. L’architecte gâche tout parce qu’il doit travailler logiquement, et pas eux. » [5]

L’architecture est-elle apolitique ?

Photographie issue de la série "Palestinian workers in Settlement", © Andrea & Magda.

Ce rôle de l’architecte au sein du pouvoir est très difficile à cerner. Ce dernier permet aux créateurs d’être vecteurs de projets. La position de l’architecte est en ce sens très ambiguë et peu développée dans l’ouvrage. L’interview de Thomas Leitersdorf [6] apporte peu de réponses finalement à cette question. En tenant un discours consensuel sur la beauté des villes arabes, il se félicite pourtant de la réussite commerciale et technique des énormes colonies dont il a été le concepteur. Et dans ses déclarations, le rôle de l’architecte se limite à celui d’exécutant. Cette relation client-architecte indique le sens unique de la pensée urbanistique. Pour s’en convaincre, voici les deux seules questions posés à M. Leitersdorf par le comité ministériel pour les implantations :

Quel est le site qui garantit le meilleur contrôle sur les principales voies de circulation ? Et celui qui présente la meilleure chance de croissance rapide et des qualités qui lui permettraient d’entrer en concurrence avec Jérusalem ? [7]

La politique se sert de l’architecture, mais l’architecture fait peu de politique, si ce n’est celle en place. L’architecte n’aurait que le pouvoir de dire non, de garder une éthique, sans empêcher la volonté gouvernementale de continuer son projet, moral ou non. La politique israélienne impose, pour les colonies en Judée-Samarie, une validation du ministère de la Défense et du Premier ministre, alors que seul le ministère du Logement reste décideur dans le reste du pays. « Vous dire que l’architecture influe sur la politique ? Ce n’est pas vrai. Toute l’histoire de la Judée-Samarie aurait pu être différente, mais cela se passe à des niveaux où ni vous ni moi n’y pouvons quoi que ce soit. » Thomas Leitersdorf, architecte à Tel-Aviv, a été le concepteur des villes de Ma’ale Edummim et d’Emanuel [8].

Photographie issue de la série "Palestinian workers in Settlement", © Andrea & Magda.

Un modèle unique ?

« Parfaisant la politique de séparation, d’isolement et de contrôle visuel, [les colonies] peuvent être considérées comme l’aboutissement futur des réalisations urbaines et architecturales d’aujourd’hui, tels l’habitat de banlieue et les quartiers bâtis dans des enceintes surveillées. » [9] Si ce n’est cette petite remarque en introduction de l’ouvrage, les auteurs ne font pas de rapprochement avec l’évolution de nos villes postmodernes. L’exemple de Los Angeles est pourtant paradigmatique à plus d’un titre. Étalement infini. Reproduction exponentielle du pavillonnaire. Absence de cohérence esthétique. Nécessité des réseaux. Moyen de locomotion inévitable. Dégénérescence de l’espace public. Ségrégation spatiale. Militarisation de l’architecture.

L.A., Israël, même combat ? Loin s’en faut. Pourtant les gated communities forment des enclaves sécurisées, socialement homogènes, venant rompre la continuité de l’espace urbain par un mur d’enceinte. Sans être défensif, il n’évoque pas moins qu’une idéologie d’exclusion.

Alors que les murs se sont effondrés en Europe de l’Est, on en construit chaque jour de nouveaux à Los Angeles. [10]


Les ghettos angelenos inversent leurs typologies. Les riches se parquent et les indésirables restent dans des espaces ouverts. La séparation par le vide. De même que le Palestinien est libre de ses mouvements, mais « surveillé » par la colonie.

Nos sociétés postmodernes vont-elles dans une direction où notre voisin, différent, sera exclu de notre environnement car importun ? Les gated communities ne sont pas une exclusivité américaine. Devrons-nous alors recourir à des dispositifs dissuasifs pour éviter toute intrusion sur notre terrain ? Si telle est la direction que prennent nos sociétés consuméristes, la guerre sera autre mais permanente.


Eyal Weizman et Rafi Segal (dir.), Une Occupation civile : la politique de l’architecture israélienne, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 2004.

Pour aller plus loin :

-Decolinizing Architecture Art Residency
-Volume #26 Architecture of Peace
-Eyal Weizman, À travers les murs : l’architecture de la nouvelle guerre urbaine, La Fabrique éditions, Paris, 2008.
-Éric Hazan et Eyal Sivan, Un État commun : entre le Jourdain et la mer, La Fabrique éditions, Paris, 2012.

[1« À noter que l’utilisation du terme “Arabes” pour désigner les Arabes palestiniens est loin d’être politiquement innocente. Les colons ne reconnaissent pas les Palestiniens comme une nation arabe indépendante. », Eyal Weizman et Rafi Segal (dir.), Une Occupation civile : la politique de l’architecture israélienne, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 2004, p. 25.

[2Ibid., p. 64.

[3Ibid., p. 68.

[4Matityahu Drobles, Master Plan for the Development of Settlement in Judea and Samaria for the Years 1979-1983, Jérusalem, Agence juive, Division des implantations, 1979.

[5Entretien de Thomas M. Leitersdorf (architecte de la colonie Ma’ale Edummim) avec Eran Tamir-Tawil, in Eyal Weizman et Rafi Segal (dir.), Une Occupation civile : la politique de l’architecture israélienne, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 2004, p. 160.

[6Ibid., p. 151.

[7Ibid., p. 153.

[8Ibid., p. 160.

[9Zvi Efrat, in Eyal Weizman et Rafi Segal (dir.), Une Occupation civile : la politique de l’architecture israélienne, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 2004, p. 25.

[10Mike Davis, City of Quartz : Los Angeles capitale du futur, La Découverte, Paris, 1991, p. 208.

Texte : creative commons, Images : © Andrea & Magda.

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