« La crue n’a pas seulement choisi et dépaysé certains objets, elle a bouleversé la cénesthésie même du paysage, l’organisation ancestrale des horizons : les lignes habituelles du cadastre, les rideaux d’arbres, les rangées de maisons, les routes, le lit même du fleuve, cette stabilité angulaire qui prépare si bien les formes de la propriété, tout cela a été gommé, étendu de l’angle au plan : plus de voies, plus de rives, plus de directions : une substance plane qui ne va nulle part, et qui suspend ainsi le devenir de l’homme, le détache d’une raison, d’une ustensilité des lieux. »
C’est ainsi que Roland Barthes commentait la grande crue de 1955, dans un article intitulé « Paris n’a pas été inondé ».
Jusqu’au 18 janvier prochain, l’artiste Tadashi Kawamata occupe à nouveau l’espace de la Galerie Kamel Mennour et, enfin, Paris semble bien avoir été inondé !
La vision que propose Kawamata n’est pas aussi enjouée que celle de Barthes qui, cinquante ans plus tôt, ne masquait pas son enthousiasme devant une « rupture [qui] a eu le mérite de rester curieuse, sans être magiquement menaçante ».
Certes, à la galerie, l’inondation a aussi « dépaysé certains objets, rafraîchi la perception du monde en y introduisant des points insolites et pourtant explicables : on a vu […] des réverbères tronqués, leur tête seule surnageant comme un nénuphar, des maisons coupées comme des cubes d’enfants », etc. Mais, l’inondation s’avère plus sévère chez l’artiste que chez le sémiologue. D’une part, elle fait référence aux récents tsunamis bien plus qu’à une crue centennale, elle est criminelle plus que rituelle.
D’autre part, le point de vue est tout autre. Nous ne sommes plus, comme chez Barthes, réfugiés dans les hauteurs, bien au sec, en position contemplative. Non, nous sommes tout de suite immergés dans les profondeurs, engagés dans une interminable apnée, prêts à suffoquer. Comme pris au piège. Au-dessus de nous, la surface de l’eau n’est plus ce voile abstrait, ce plan de coupe mathématique qui inspira Barthes à Paris tout comme, ne l’oublions pas, les acteurs d’Archizoom et du Superstudio à Florence.
Assemblage chaotique de fragments de meubles et de bouts de bois en tous genres, cette pergola bien horizontale menace le visiteur dès son entrée dans la cour de la galerie. Pellicule épaisse et impénétrable, inquiétante banquise constituée de vestiges en dérive, c’est là l’évocation de centaines de maisons côtières atomisées qui flottent au-dessus de nos têtes. Et un spleen tout baudelairien de nous envahir :
« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis, / Et que de l’horizon embrassant tout le cercle / Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits… »
Tadashi Kawamata, Under the Water, du 10/12/2011 au 18/01/2012 - Galerie Kamel Mennour, 47, rue Saint-André des arts, 75006 Paris - Vues de l’exposition "Under the Water", kamel mennour, Paris, 2011 © Tadashi Kawamata Photo : Fabrice Seixas - Courtesy the artist and kamel mennour, Paris.