The Cat, the Reverend and the Slave

Propos recueillis par Juliette Goiffon et Tony Côme, le 23 juillet 2011 auprès de Alain Della Negra.

Le 23 juillet dernier, nous retrouvions l’artiste Alain Della Negra au Café Chéri. Avec Kaori Kinoshita, il est l’auteur de The Cat, the Reverend and the Slave, un documentaire dédié aux mondes virtuels et plus précisément aux trois communautés emblématiques de Second Life. Nous avons profité de la récente parution de ce film en DVD pour soulever avec lui des questions d’avatar, de schizophrénie et de moi profond !

Strabic  : Peux-tu nous rappeler la genèse du projet ? Quand est-ce que tout commence et comment vous embarquez-vous, avec Kaori, dans une telle aventure ?

Le projet a justement commencé au moment où nous nous sommes associés, avec Kaori, pour travailler ensemble. C’était d’abord la question de l’avatar qui nous intéressait et celle du jeu vidéo. Au début, on ne pensait pas vraiment aux jeux en ligne ni aux mondes virtuels, mais plutôt au rapport du joueur avec sa représentation et, plus précisément, à sa façon de l’exprimer dans le jeu vidéo.

On a fait une première vidéo intitulée Neighborhood – en bonus dans le DVD (et en exclusivité sur Strabic ci-dessus) – où l’on a demandé à des joueurs des Sims de raconter leur vie d’avatar. Le spectateur ne comprend que progressivement que ces histoires ne sont pas réellement vécues. C’est vraiment des questions documentaires de ce type qui nous ont intéressées dès le début.

Après ce premier essai, on a découvert les Sims online et on s’est mis à y jouer assez souvent. On a commencé à faire un film sur ce sujet mais le jeu a capoté et beaucoup de joueurs des Sims ont migré vers Second Life (SL).

Là, ce n’était plus un jeu. C’était le premier monde virtuel où tout avait été créé par les joueurs, un truc un peu plus « open source ». On a donc fait un casting pour voir comment les gens parlaient de leur avatar et, très vite, on s’est rendu compte que leur détachement n’était pas du tout le même que celui des joueurs des Sims.

Parce que dans Second Life, ils deviennent vraiment leur avatar ? Ils s’identifient vraiment ?

Ben oui, mais ils ont raison, vu qu’ils se rencontrent en vrai ! Ils nous parlent d’une discussion qui a réellement eu lieu. Alors, à partir de là, on s’est davantage posé des questions liées à l’anticipation et à la « virtualisation », à la façon dont nos rapports se « virtualisent ».

On est donc rentrés dans le jeu, c’était en 2007. On y a joué pendant près d’un an, le soir. On a construit une maison, on y a mis une télé où l’on montrait ce que l’on faisait. Et on a rencontré les gens du coin. À l’époque, c’était surtout des Américains, il n’y avait pas beaucoup de Français et puis, je ne sais pas pourquoi, ils nous fascinaient bien plus. En fait, tout est parti d’un couple, ceux qu’on voit dans le film, qui sont dans la cuisine et qui s’engueulent. C’étaient nos voisins directs.

Là-bas, comment est-ce que tu choisis l’endroit où tu t’installes ?
Tu regardes où il y a un truc pas cher à louer, un peu au pif. Après, en fonction des communautés que tu aimes, tu te balades quoi. Nous, on a rencontré ce couple-là. Le type avait un club où il y avait beaucoup de « furries » (des personnages animaux). Sa femme, elle, était partie dans une communauté qui s’appelle les « Goréens » et s’était embarquée dans un jeu de rôle maître/esclave.

En s’intéressant à ces « Goréens », on a rencontré des chrétiens qui cherchaient à libérer les esclaves. Au final, on a monté une carte des États-Unis, on a mis des points sur tous les gens qu’on rencontrait, et puis on s’est téléportés. On a pu faire le voyage jusqu’à chez eux pour les filmer.

Et pourquoi les États-Unis ?

Vu qu’ils sont tous voisins dans un jeu, ces gens-là, vu qu’ils sont tous dans le même monde, en filmant aux États-Unis, on aurait pu, par le biais des cadrages et du montage, faire croire qu’ils vivaient réellement dans la même ville : tous les endroits où habitent réellement ces gens-là sont en effet des banlieues américaines qui, même si elles sont très éloignées les unes des autres, se ressemblent énormément.

On avait cette idée en tête de faire une fausse ville, mais on ne l’a pas respectée. On a finalement indiqué où les gens habitaient, on a été obligé de respecter ces données-là. Au fond, le truc était déjà tellement délirant que, quand tu rajoutes des couches comme ça, un peu expérimentales, tu perds le fil.

Le dispositif SL, qui était au début le sujet du film, est devenu un simple outil. C’est ce qui nous a permis de visiter les États-Unis que l’on ne connaissait pas et de rencontrer des gens que l’on n’aurait jamais pu voir autrement. Assez vite, on a utilisé SL pour infiltrer des communautés comme les furries. En jouant à ce jeu, on a pu sympathiser avec certains joueurs, dépasser certaines conventions, être invités à des fêtes dans lesquelles normalement on n’aurait jamais pu entrer.

Peut-on parler de schizophrénie jeu/réalité ?

Disons qu’il y a plutôt une porosité. Tu vois, ça ne s’arrête pas comme quand, par exemple, tu rencontres quelqu’un sur Meetic. Sur Meetic, tu vois le type en vrai, si ça ne correspond pas vraiment à la marchandise, tu oublies vite tout ce qu’il y a eu avant. Alors que là, sur SL, l’avatar a vécu tellement de choses au quotidien qu’au contraire, tu as l’impression que ce que tu vois dans le monde réel n’est qu’une carapace ou qu’une façade et que toi, grâce à ce jeu virtuel, tu as pu accéder au moi profond de la personne qui est en face, au-delà de ses tics, du fait qu’il soit gros, petit ou autre. Ça a un côté assez spirituel. Après, tu assistes même à l’abandon du corps chez certains, poussés au maximum.

En tant que joueurs, avez-vous vous-mêmes fait l’expérience de ces extrêmes ou avez-vous su rester à distance ?

Cette expérience, on l’a faite, mais pas au point de tomber amoureux. Tous les deux, on avait quand même un personnage assez marqué : « On est réalisateurs, on vient rencontrer des gens, etc. » Parfois, il m’arrivait de faire un avatar en plus pour aller voir certaines communautés un peu en cachette. J’ai perdu deux ou trois soirées à errer un peu dans le jeu mais pas au point d’être pressé de rentrer chez moi pour jouer – sauf évidemment pour certains rendez-vous précis. Je peux comprendre le sentiment mais je ne peux pas dire que je l’ai vraiment vécu à fond.

Est-ce que, selon toi, SL est venu stimuler et catalyser certains manques latents ? Ou, au contraire, a-t-il été créé au bon moment pour répondre à des tendances déjà bien ancrées dans la société ?

Difficile à dire parce que SL, ça n’a jamais vraiment marché. Au fond, SL fait presque davantage référence aux réseaux sociaux comme Facebook, qu’aux autres jeux en réseau comme World of Warcraft. Ça se situe un peu entre les deux. Disons que c’est presque un Facebook en 3D. Les créateurs de SL pensaient que ça devait passer par la 3D. En fait, c’est assez compliqué de se créer cet avatar et de le vivre, alors que tu vis ça assez facilement avec un système encore plus incarné comme Facebook. En un sens, SL est un peu la préhistoire de Facebook.

Mais dans SL, tu es obligé de te créer un personnage, ce qui fait nécessairement appel à ton imagination, non ?

Certains essayent de se faire un peu ressemblants, mais généralement ils s’idéalisent. Ça ne passe pas très bien si tu te fais un avatar gros ou un truc comme ça. Les gens ne comprennent pas ! C’est vrai qu’à un moment donné, il y a eu une petite mode… les « chubbies » ! Maintenant, je ne sais pas où ça en est.

Mais ce qui relie tous les personnages qu’on a filmés, c’est quand même l’envie d’aller à la rencontre des autres. C’est ce qui nous a touchés aussi. C’est ce qui est chouette dans Facebook également. Il y a un geste de générosité de la part des gens : vouloir savoir ce que font les autres, penser à tout cela. Ce n’est pas comme rester devant sa console. C’est précisément l’inverse. Et donc, pour répondre à votre question, plus que des actes de création ou d’imagination, c’est vraiment l’envie d’aller vers l’autre et l’effort que ça te demande qui prime. C’est participer et, en quelque sorte, devenir citoyen.

Pour ce qui est de l’aspect créatif dans SL, il est souvent vachement décevant pour des gens comme nous (issus du milieu des arts visuels et appliqués – ndlr). Tu te dis qu’on pourrait voler, créer des super maisons dans l’espace avec des machins et changer toutes les règles. En fait, tu ne trouves pas ça du tout, ou alors très très rarement. Les vrais joueurs, ils en ont un peu rien à foutre de tout cela, c’est pour ça qu’ils refont des pavillons, des piscines, des trucs vraiment débiles. Moi aussi, j’ai eu envie d’une maison ultra classique, c’est marrant, non ?

Et sinon, aujourd’hui, qu’est-ce qui se passe sur SL ?

À un moment, toutes les grandes entreprises avaient commencé à faire leur pub et sont rentrées en masse. Les créateurs ont essayé de développer ça à fond et ont caché tous les trucs un peu glauques, liés au sexe par exemple, pour mettre davantage en avant le côté business. Mais ce changement de direction a un peu foiré parce que les gens qui venaient monter leur magasin n’avaient aucune envie de jouer ou d’y passer du temps. Ils faisaient ça au début pour avoir un article dans la presse. Ségolène Royal a fait son avatar et puis voilà, ils étaient contents ! Ils ont eu leur petite couv’ et après, ils ne revenaient plus.

Ceux-là n’y sont plus du tout. Aujourd’hui, ça serait ringard qu’une boîte se dise : « Je vais me lancer sur SL. ». Je pense que c’est passé. Mais bon, à l’école des Arts déco, ils donnaient bien un cours là-dessus, en scénographie. Il y en a bien deux trois qui continuent et peut-être que ça, ça marche un petit peu…

Récemment, le responsable de SL a essayé de faire revenir le jeu à son état d’avant l’ère commerciale… Mais, quand tu arrives, ça reste un peu glauque. C’est comme un désert, tu ne rencontres pas grand monde. C’est compliqué. Ça fait un peu Mad Max à certains moments, tu sais plus trop où tu es. Franchement, prenez une heure ou deux pour aller voir, c’est gratuit hein !

À propos de désert, pourquoi avoir tourné certaines scènes du film lors du Burning Man Festival ?

En fait, c’est à ce festival que le créateur de SL a eu l’idée de créer ce monde virtuel. Il s’est dit : « Je vais faire le même truc mais en réseau ! » C’est vrai que le BMF, c’est cette utopie de la ville où toutes les règles peuvent être changées, où l’on change de nom, où l’on peut être vraiment soi-même.

Mais finalement, SL reste plutôt collé au quotidien, non ?

Oui, mais le créateur pensait qu’on allait faire que des arbres incroyables, un nouveau monde quoi !

Parce que la représentation de l’avatar dans SL est un peu décevante pour ceux qui n’y jouent pas et que la projection va évidemment bien plus loin, on a finalement décidé d’intégrer ces scènes tournées au BMF, précisément pour illustrer ce sentiment d’exaltation et de liberté que tu peux avoir dans SL. On s’est dit que ça se comprendrait peut-être mieux avec ça : un mec qui se balade à poil dans le désert ! Tu vois, tu peux avoir ce genre de sentiment sur SL.

Mais après, il y a plein d’autres points communs. Pour organiser le BMF, ils ont choisi un endroit sans aucune forme de vie animale, végétale, etc. Il fallait tout repenser. SL c’est exactement pareil, au début, c’est seulement un grillage. Et le BMF, c’est aussi hyper lié aux nouvelles technologies, les types de Google, les gens de Pixar et compagnie y vont tous, c’est pas loin de la Silicon Valley. Et puis, c’est pas long, c’est dix jours. C’est un peu un mélange techno-hippie quoi, mais c’est assez cher : il n’y a pas des gens qui viennent avec leurs chiens. Tu arrives en camping-car, faut le louer, faut amener toute sa bouffe, faut venir avec un projet, faut être dans une communauté : les gens se regroupent par communauté, ils repensent un peu la ville comme ça, en arc de cercle.

Vous avez gardé un contact avec les joueurs ? T’as eu leur avis sur le film ?

Ouais, alors les chrétiens ont bien aimé, le chat a bien aimé, l’esclave aussi, le couple s’est séparé depuis, c’était un peu tendu. Mais tous, ils ne m’en parlent pas des masses.

Au début, on a eu l’idée de passer notre film dans SL et finalement on l’a pas fait parce que c’est vachement violent de se montrer en vrai dans le jeu. On l’avait fait lors de notre premier voyage : on avait filmé une dizaine de personnes et on avait organisé une projection privée, tous les avatars étaient venus dans une salle au même moment et là on avait vraiment senti des tensions. C’était très violent, beaucoup plus qu’on l’avait imaginé. Tu mets ce que tu veux sur ton profil, tu te décris un peu mais là d’un coup, ils sont montrés comme ils étaient. C’était difficile comme moment, alors les gens se rassuraient, c’était très fort… Du coup, après, on s’est dit qu’on n’allait pas leur prendre la tête avec ça, et on l’a jamais refait.

Il faut garder la cassure real life/second life. Ce film-là ne représente pas non plus du tout ce qu’est un joueur de SL parce qu’il y en a un ou deux sur trois qui ne veulent pas se faire filmer, qui ne mélangent pas du tout les deux. On n’a pas fait un casting, en cherchant les meilleurs cas. Dès que je croisais quelqu’un je lui demandais. On a fait avec ceux qu’on croisait, ceux qui répondaient, avec qui on sympathisait, avec qui on jouait… C’est le dispositif qui marche, les personnages sont ce qu’ils sont, ils sont chouettes mais pas représentatifs, ça pourrait marcher avec tout le monde quoi. C’est ça qui est génial !

THE CAT, THE REVEREND AND THE SLAVE de Alain Della Negra et Kaori Kinoshita - Production : Capricci Films - Acheter le DVD - Bande-Annonce du film :

texte : creative commons - images : © Alain Della Negra

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