BazarUrbain est un collectif pluridisciplinaire qui intervient sur l’espace urbain et social en hybridant réflexions et actions sur les usages, les ambiances et la conduite de projet. Composé de praticiens, d’enseignants et de chercheurs de différentes disciplines, BazarUrbain développe, avec un fort ancrage au terrain, des méthodes d’appréhension, d’analyse et de construction du projet en impliquant au mieux l’ensemble des acteurs. Strabic leur a demandé de réfléchir sur la dialectique entre le singulier et le collectif, tant dans le fonctionnement du groupe que dans ses pratiques.
Comment est né BazarUrbain ?
À la fin des années 1990, le laboratoire Cresson (Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain) de l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble accueille opportunément quelques chercheurs et doctorants de l’Institut d’urbanisme de Grenoble. En 1999, et durant l’année suivante, une demi-douzaine de doctorants des deux institutions décide de rompre l’exercice un peu solitaire de la thèse pour partager réflexions et interrogations sur leurs sujets de recherche et animer des débats sur des problématiques urbaines. Un site Internet, qui ne verra pas le jour, est alors envisagé pour rassembler cette matière hétéroclite ; il devait s’appeler la « brocante urbaine » ou le « bazar urbain »…
Ce petit groupe de doctorants sort ensuite de son cadre universitaire en 2001, pour participer, dans un quartier populaire de Saint-Étienne, à une journée de rencontres entre élus, associations et habitants, sur le potentiel d’aménagement d’un chemin autour d’un cimetière. Invité d’abord seulement comme « tiers au débat », le groupe se voit ensuite proposer par la ville de Saint-Étienne une étude sur ce projet.
Sans réelle expérience de travail en agence, mais avec une certaine appétence pour le projet, se met alors en place, sans que personne ne l’ait prémédité, un collectif prêt à s’impliquer au titre des compétences de chacun.
Cette première mission est fondatrice de BazarUrbain, tant dans son fonctionnement, son organisation, que dans ses postures et ses méthodes, en travaillant au maximum in situ, en interaction avec les habitants et les acteurs locaux et en opérant le passage au projet.
Vous définissez-vous comme un collectif ?
C’est le qualificatif qui s’approche le plus de ce que nous sommes. Notre groupe s’appuie sur la diversité des personnes et utilise des méthodes qui fondent un projet collectif.
C’est ce jeu incessant entre singulier et collectif que nous interrogeons selon deux registres : d’une part nos postures et méthodes de projet (comment chaque parole d’habitant, d’usager, d’expert ou de décideur est singulière, mais prend sens dans un régime d’énonciation collective, fondatrice de l’action) ; d’autre part notre fonctionnement interne : comment s’est formé et s’organise, depuis plus d’une douzaine d’années, un groupe qui, projet après projet, invente sa forme professionnelle.
Comment travaillez-vous cette tension entre singulier et collectif ?
Notre éthique commune se traduit directement dans notre façon d’envisager le projet, mais aussi de se mettre « en projet » : porter une grande attention au singulier et au collectif au sein des situations d’étude, de projet ou d’action. Nous nous appuyons sur des principes méthodologiques qui permettent l’établissement des récits d’un lieu et d’un partage des représentations visant la mise en place et en débat d’éléments de projet. Chaque situation présentant un contexte singulier, cela nécessite des adaptations et des hybridations méthodologiques. D’une action à l’autre il est presque impossible de reproduire une méthode à l’identique :
En quelque sorte, le contexte fait loi.
Comment cela prend-il forme au sein des projets ?
La fabrique de la ville se fait tout autant par l’action des habitants sur leur cadre de vie que par la conduite de projets urbains. L’image d’une ville n’émane pas exclusivement d’« éléments singuliers » comme les bâtiments iconiques ou les grandes opérations urbaines emblématiques, elle est également portée par la structure et les tissus urbains dans lesquels ceux-là s’insèrent. Ce substrat, même quand il a été planifié en amont, est une matière qui est rendue vivante par l’action des habitants qui complètent, modifient, altèrent ou régénèrent leur environnement.
Nous pensons donc nécessaire, pour tout projet, de faire attention à cette fabrique ordinaire de la ville, également porteuse de qualités usagères et ambiantales qu’un projet, aussi intéressant soit-il, peut rapidement malmener.
Cela nécessite bien souvent de recueillir ce que l’on peut appeler le récit du lieu. Ce récit, tout en étant à chaque fois singulier, n’est jamais un : par nature il est pluriel et polyglotte. Il s’intéresse aux pratiques et aux ambiances, il mélange passé, présent et futur et nous renseigne, habitants, décideurs comme concepteurs, sur ce qui fait le quotidien urbain, pour soi autant que pour les autres. Un récit peut passer par la parole, la photo, le dessin, la vidéo ou même l’expression du corps. Cette parole tout à la fois ordinaire et experte nous est donnée le plus souvent sur site ; le lieu intervient alors comme un tiers entre le récitant et l’enquêteur.
À cette fin, nous déployons de nombreuses méthodes, issues le plus souvent de la recherche urbaine (Cresson et autres), mais nécessitant des adaptations pour chaque contexte :
marches commentées, livrets, traversées, plates-formes publiques, coupes XXL, plateaux radio, captations et cartes vidéographiques, entretiens collectifs, observations récurrentes…
La parole ainsi donnée individuellement, puis échangée avec les autres personnes du groupe, est une parole rendue, enrichie par d’autres paroles, d’autres regards et expériences du lieu, et partagée. Ces méthodes permettent la construction d’une connaissance commune entre les divers acteurs. Là encore, il est important de rappeler que le déploiement de ces méthodes se fait souvent en collaboration avec d’autres structures (Zoom, Contrepoint – Pascal Amphoux –, Chronos sont parmi nos complices réguliers), mais aussi en connivence avec la maîtrise d’ouvrage
Que devient cette matière ?
Afin de rendre publics et de mettre en débat lectures du site, paroles habitantes, paroles d’experts, enjeux de projets, etc., nous mettons en place tout un ensemble de dispositifs utilisant des media variés qui permettent de sortir des logiques frontales entre acteurs comme il s’en produit souvent à l’occasion de réunions publiques. Plutôt que de réagir à un projet, ces temps visent plutôt l’émergence de mille et un projets d’importance, de nature et de temporalités différentes. Ce jeu entre la singularité de chaque parole donnée et le récit du lieu qui se dégage de leur addition est une façon publique de mettre en partage et en débat collectif le devenir d’un territoire.
Comment fonctionnez-vous en équipe ?
Choisir d’être et de travailler ensemble uniquement sur le registre du projet, de la recherche et de la réflexion, tout en poursuivant nos propres trajectoires individuelles, a fortement induit deux de nos positionnements.
D’une part, le non-regroupement physique des personnes (pas de bureau commun, pas de gestionnaire, pas de matériel en commun), et d’autre part l’absence de hiérarchie entre nous. C’est pour cela que nous avons opté pour des espaces médiatiques : dès 2003 un site Internet, puis un document commun et évolutif présentant postures et projets. Initialement produit pour la candidature au Palmarès des jeunes urbanistes en 2007, il tient lieu, depuis, de book à l’équipe.
Ni association, ni agence, ni coopérative, BazarUrbain est un collectif de fait, sans toit ni loi.
Un rassemblement de personnes où chacun possède son propre statut lui permettant de travailler en tant que professionnel indépendant (en profession libérale, comme auto-entrepreneur ou en portage salarial). Il n’y a aucun texte qui fonde ou régisse notre fonctionnement. Les différentes tentatives essayant de formaliser quelques règles communes n’ont rien donné de pérenne. Ce sont plutôt de façon tacite des postures de travail, tant en situation de projet et de terrain qu’en fonctionnement entre nous, qui se mettent en place et évoluent rétrospectivement avec souplesse.
Il n’y a donc pas de gestion globale de notre collectif, aucun budget n’est élaboré ou bilan quantitatif réalisé en fin d’année. Par contre chaque projet a bien sa propre gestion et son budget géré par le ou les porteur(s) de l’action qui ont élaboré la réponse. La plupart de nos actions répondent à des appels d’offres publics et selon les cas nous sommes mandataires ou cotraitants avec d’autres structures. Le portage administratif se fait au nom de la structure de celui qui dirige l’action. On procède entre nous par rétrocession d’honoraires. Certains projets permettent de dégager des bénéfices, d’autres relèvent plutôt de la recherche-action.
Comment dialoguent les différents rôles et disciplines mis en jeu dans le groupe ?
Aucune hiérarchie ni spécialisation ne s’est jamais dégagée entre nous. Nous sommes tour à tour porteurs sur un projet ou collaborateurs pour un autre. Les implications dans le collectif varient selon les évolutions et les choix de vie de chacun et les contraintes parallèles de nos autres activités. Plus de 12 ans après ses débuts, quelques membres sont partis, d’autres sont arrivés, mais la taille – 9 personnes actuellement – et le fonctionnement de notre groupe restent à peu près identiques.
Rejoindre le collectif se fait par cooptation implicite autour de quelques partis pris, et la plupart du temps, après l’expérience d’une collaboration sur un projet.
Lors de nos actions, nous veillons à ne pas attribuer de rôle spécifique à l’architecte, à l’urbaniste ou au sociologue. Plus que pluridisciplinaires, nous nous réclamons d’une culture interdisciplinaire. Et cette transversalité s’est construite, non sans heurts, au gré des projets et des nombreuses discussions collectives qui, chemin faisant, nous ont fait (et font encore) évoluer individuellement. Pour autant, chacun des membres de BazarUrbain conserve sa singularité, ses propres compétences et appétences.
Reste que le dénominateur commun demeure l’importance accordée au terrain, à la mise en place et l’énonciation de méthodes, à la nécessité des rencontres avec les habitants et les usagers et la mise en débat public de ce que l’on peut produire, soit pour du projet, soit pour de la recherche.
La plupart des membres de BazarUrbain exercent cet intérêt pour l’urbain selon trois registres : la pratique du projet, l’enseignement et la recherche. Si ces trois formes d’activités étaient maintenues relativement étanches au début, aujourd’hui les frontières entre elles sont plus poreuses. Ces activités s’alimentent réciproquement, tant dans les contenus que dans les formes mêmes. Ces porosités, aussi riches soient-elles, nécessitent d’être attentif au cadre de production et de réception spécifique de chaque pratique, afin de ne pas faire passer l’activité de l’une comme résultat pour l’autre et inversement.
Si le collectif n’a pas de règles, il a quelques rituels. Celui par exemple, d’organiser entre nous un à deux temps par an d’échanges et de bilan/prospective lors desquels nous débattons des évolutions du collectif et de ses projets. C’est aussi des temps où nous mettons au travail, en dehors de toute commande, des écrits collectifs (article, livre, etc.).
La seule « maison » commune du collectif est en fait son site Internet et ses textes.