Collectif ETC
au collège solidaire

Écrit et illustré par le Collectif Etc.

Né à Strasbourg en septembre 2009, le Collectif Etc questionne l’espace urbain, en groupe et en acte. Après un Détour de France d’une année à vélo autour de la « fabrique citoyenne de la ville », c’est au gré des projets qu’il se déplace de lieu en lieu, vivant et travaillant en commun. Questionnés sur l’organisation et la gouvernance d’un tel groupe, ses membres ont proposé à Strabic d’assister à l’une de leurs réunions.

Il est 19 heures passées. Le camion Mercedes 508D, plus vieux que le plus vieux d’entre nous, a craché toute son huile pour arriver jusqu’ici. Les dix amis discutent là, devant la double porte arrière grande ouverte, vingt-et-une caisses en bois consciencieusement empilées affichent une fausse sérénité dans la pénombre des entrailles de l’engin.
La mécanique est huilée, en moins d’une heure, tout est installé, monté, déballé, déplié, soufflé… L’appartement inhabité s’anime et devient pour le temps d’un projet notre lieu de vie et de travail. Chacun prend ses marques, recrée son petit chez soi, un coussin et ses affaires dans un cabas de supermarché aux côtés de son matelas de sol surgonflé.

Ça parle de la dernière œuvre construite par d’autres architectes, de la semaine effrénée qui s’annonce, des chantiers aux mille réunions, du mystère du vin naturel qui sent la saucisse, de la fuite d’eau dans la salle de bain, des tensions avec untel, des femmes, de la fatigue, du bonheur, de partage du pouvoir, de tout de rien, surtout de tout, et puis ça blague fort.

Manue passe la tête dans l’encadrure, prend les ciseaux, elle est en train de couper les cheveux de Benjamin sur la terrasse. Pierre installe le vidéoprojecteur à grands coups de cigarette vaporeuse, c’est le film du soir. Julien explique à Michaël comment rentrer les factures sur le Cloud et à Victor comment les agrafer dans l’ordre dans le classeur. Ça sent bon l’oignon frit, Cédric chante, Florent tweete.

L’ORDRE COMPLIQUÉ

Le grand panneau bakélisé posé sur ses tréteaux de pin articulés est le seul mobilier qui trône au milieu de la pièce. Il nous suit depuis le début de nos aventures et porte nos marques gravées.

Tout s’organise autour, on y mange, on y discute, on y rigole, on s’y écoute, on s’y engueule, on y travaille, on y vit. Tous, face-à-face et côte-à-côte.

9 heures du matin. Une cruche de café noir fume ses volutes d’Arabica, des câbles entremêlés traversent de part en part la table pleine. Une demi-tartine de terrine dans la bouche, on finit à peine de s’asseoir que les ordinateurs se déplient machinalement pour faire scintiller nos yeux brillants. La boîte mail collective surgit en plein écran, elle centralise tous nos échanges extérieurs et nos communications internes. On la rafraîchit frénétiquement, au cas où quelque nouvelle inespérée serait arrivée dans la nuit… Non, juste deux-trois pensées des couche-tard ou des lève-tôt inspirés.

Réunion !
Le cri retentit comme une sonnerie de réveil qu’on aurait trop entendu, il rappelle tout le monde à l’ordre : les MacBook claquent, et déjà les stylos bic grattent en rond sur les brouillons parsemés.
— Alors c’est quoi l’ordre du jour ?
Le meneur des débats se désigne et lit les tirets inscrits à l’agenda, c’est chargé. Un responsable chrono prend son rôle et la cloche, un autre tapote un compte-rendu pour les absents et la postérité. Et c’est parti pour la grande réunion.

Le vidéoprojecteur est allumé, Maxence se lève et décortique à haute voix l’appel d’offre d’un 1% artistique dans un lycée en construction. Une possible collaboration européenne et un budget mirobolant font chevroter sa voix. On y répond ?
Le téléphone de Florent sonne. Antony part recharger la cafetière.
— Pas encore d’usagers, pas vraiment un espace public… qu’est-ce qu’on ferait là ?
— Le budget est énorme, il ne tient qu’à nous de trouver un angle d’attaque intéressant, on peut proposer ce qu’on veut.
— Pas sans une bonne maîtrise d’ouvrage. On a une drôle de position dans le projet, quelle influence on pourra avoir pour aller au bout de nos ambitions ? On risque de se retrouver à faire une œuvre tous seuls dans notre coin… Les autres ?
— Bof...
On vote : 4 pour, 6 contre. Aucun regret ?
Sujet suivant.

DING !
Il faut caler les dates du chantier à Nantes… Du 15 au 22 ?
— Non on est déjà tous à Reims. Mais la semaine du 10 on est trois à Monaco, les autres peuvent y aller. Qui veut ?
— Il faut combien de personnes minimum ?
— On est payés pour deux, on verra sur le moment si on a la possibilité de venir à plus ?
Dans un brouhaha codé, on note tout sur l’agenda commun en ligne. Le calendrier des présences de chacun est précis au jour près, s’étale sur l’année et se métamorphose au fur et à mesure.

DING !
Pierre sert le café chaud.
— Florent ?
— C’était Basurama, ils ont besoin d’aide sur un projet à Madrid, j’ai dit de tout nous envoyer par mail mais qu’a priori on était partants ?

Tout le monde acquiesce silencieusement et la réunion continue.

DING !
Il faut qu’on choisisse un stagiaire. Benoît était chargé de trier et de répondre aux différentes demandes, il a fait une présélection de profils, architectes, urbanistes, designers, paysagistes… Le reflet de ce que les gens perçoivent de notre travail.
Alors qu’on entame à peine chacun la lecture des portfolios, une voix s’élève : la question du statut ressurgit.
— On est dix salariés, dix membres du collège solidaire [1], à vivre et travailler ensemble. Dans la mesure où il va rester six mois avec nous, je ne vois pas pourquoi il n’aurait pas le même statut que nous ?
— C’est juste une question économique, si on veut le payer à égalité on sera obligés de refuser sa venue, c’est dommage. On le nourrit, on le loge et on le forme, c’est déjà une forme de rétribution...

— On parle d’un individu qui intègre le groupe et non d’un stagiaire. Qu’il ait la même rémunération que nous permettrait qu’il n’y ait pas d’effet de subordination mais un partage des responsabilités.

Pierre, qui gère toutes les fiches de paie et la question du salariat, ressort un tableau Excel. Codé à la main, il calcule le coût total exact - cotisations sociales incluses - de la rémunération mensuelle d’un stagiaire au taux légal de 436,05 €, ou selon le même salaire que nous : 682,47 €. Sur six mois, la différence est de 2006,40 €.

— Il faut juste qu’on lui propose une vraie formation et pas un travail déguisé. Les gens paient pour se former, on pourrait le faire payer, ça nous permettrait de prendre un autre stagiaire ! Qui lui-même nous permettrait de prendre un autre stagiaire, qui lui-même… et on ouvrirait une école.
— On peut aussi tous baisser nos salaires ?
— Quitte à payer quelqu’un comme nous, autant embaucher quelqu’un qu’on ait choisi ?

— J’en ai marre de cette discussion de patrons, on le prend et on trouvera l’argent pour le payer comme nous !

— Non.
— Et ceux qui nous rejoignent pour quelques temps mais qui ne sont pas stagiaires, quel statut ont-ils ?
— Les « hybrides » ? Eux sont autonomes financièrement et restent extérieurs. Ils n’ont aucune demande en échange et surtout ils ne restent pas six mois avec nous.
— ...

Le débat s’enlise dans les questions de fond, on ne pourra pas statuer en moins d’une matinée. On repousse la prise de décision. Certains envoient des réflexions par mail pour alimenter les points de vue. Les discussions continueront de manière informelle, et on en reparlera à la prochaine réunion.

DING !

Point suivant : le projet à Paris a besoin d’une avancée collective. Chacun des membres de la tablée se penche sur sa feuille et entre dans une méditation introspective mais créative, à la recherche d’une histoire juste, d’une idée qui bousculera la discussion, d’un parti-pris pour le projet…
15 minutes se sont écoulées. Les idées fusent à tour de rôle : quatre modules implantés en bandes horizontales, une attaque de la lune par des danseurs de funk, l’association de pêcheurs du coin qui devient le centre du projet… La discussion est engagée, on arrive à recentrer les idées autour de six positions franches.
— On vote ?

Le vote n’est pas décisif, c’est juste une manière de faire avancer les débats.

Les règles du jour : seulement des votes positifs, et autant de fois que l’on veut. Aux résultats, deux postures se détachent. Re-belote, mais cette fois un seul vote par tête. Il faut qu’on choisisse. Les deux responsables du projet avanceront les réflexions dans ce sens jusqu’à la prochaine réunion collective.

Des rôles se détachent dans l’assemblée. Certains parlent plus que d’autres, synthétisent les arguments, relancent les sujets épineux. Quand ils se taisent, d’autres mécanismes se mettent en place, s’appuient sur des personnes différentes pour arriver au même résultat. Depuis que le groupe est constitué, plusieurs dispositifs de débat et de prises de décisions ont été testés, éprouvés.

Tout s’est construit intuitivement sur de longues discussions, rien n’est figé, les règles s’écrivent et se défont au fur et à mesure, comme une espèce de matière molle en mouvement.

DING !

Dernier sujet, tour de table : et pour toi le collectif c’est quoi ? Quelle est ta place dans le groupe ? Comment te vois-tu dans un an ? Dans dix ans ?
Ces temps où l’individu prend le pas sur le collectif sont rares. Sous des faux airs de thérapie de groupe, les points de vue de chacun sont sincères et participent aux directions de travail et de vie. Ils rassurent : on croit encore tous aux mêmes valeurs. Ils questionnent : est-ce que le collectif doit être malléable pour faire face aux envies de chacun ? Ils renforcent la cohésion du groupe :

si tout fonctionne c’est que la confiance règne.

Fin de la réunion, les cerveaux sont épuisés. On envoie le compte-rendu et les derniers acharnés font des dessins aussi drôles qu’inextricables pour essayer de capturer les conclusions des discussions. Schémas-araignées des projets, diagrammes des types de profils de chacun, schémas patates instantanés du fonctionnement du collectif… Pendant que les autres profitent des derniers rayons de soleil.

01 schéma d'organisation
02 Évaluation de projet
03 Évaluation de projet
04 Évaluation de projet
05 Comparatif des projets
06 Activité et métier

[1Disposition statutaire permettant qu’un groupe de personnes solidaires remplace le traditionnel bureau de gestion d’une association (président, secrétaire, trésorier).

Texte : Creative Commons, images © Collectif Etc.

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