La Pelouse américaine en guerre
Lawn sweet lawn

Écrit par Tony Côme, en partenariat avec Nonfiction.fr

Le premier « petit livre vert » des Éditions B2.

Intitulé La pelouse américaine en guerre, de Pearl Harbor à la crise des missiles, 1941-1961, cet étonnant essai de Beatriz Colomina a d’abord été écrit pour The American Lawn, un ouvrage collectif publié par le CCA en 1999. Privacy and Publicity : Modern Architecture as Mass Media, Sexuality and Space, Cold War Hot Houses : Inventing Postwar Culture from Cockpit to Playboy, etc. Ce n’est pas la première étude de ce type – incongru – que l’historienne signe.

Étudiant en détail d’innombrables revues et publicités diffusées aux États-Unis pendant ou juste après les derniers grands conflits internationaux – seconde guerre mondiale et guerre froide –, elle questionne ici le statut de la pelouse américaine et les imaginaires qui y sont alors associés. Devenant dans un tel climat à la fois lieu de détente, espace thérapeutique et véritable étendard patriotique, le « lawn » des banlieues pavillonnaires parvient progressivement à détrôner le fameux « home sweet home » de la mythologie étatsunienne.

Stoppez la guerre à la porte de votre jardin !

« Pendant la Seconde Guerre mondiale, la pelouse américaine devint un champ de bataille. Entretenir son gazon relevait d’un processus guerrier, du devoir national accompli pour le moral des civils comme celui des forces armées. » Alors que les hommes sont au combat, le jardin s’affirme en effet comme un « front domestique » où ceux qui n’ont pas pu partir, femmes, enfants et vieillards, peuvent se battre à cœur joie. Comme à l’armée, on y apprend la rigueur. Une pelouse, c’est comme le corps d’un guerrier, ça se discipline. Ça se tond, ça se rase de près, ça ne déborde pas. Ainsi, une maison américaine bien ordonnée, c’est d’abord une maison au jardin bien entretenu.

Dès lors, de nombreuses photos du gazon jouxtant leur foyer personnel sont régulièrement envoyées aux soldats en mission. Manière de rassurer, manière de dire qu’à l’arrière au moins ça ne se dégrade pas. Et les publicitaires d’entretenir le caractère guerrier du jardinage en inventant des métaphores patriotes :

On représente les insectes rampants comme des soldats ennemis et les insectes volants comme des pilotes de chasse japonais.

La pelouse, c’est aussi le divertissement, le passe-temps. En l’entretenant, on y oublie la rudesse des combats qui retentissent de l’autre côté des océans, on oublie le mari qui ne revient pas. Et puis, riche de la leçon de Voltaire, on y cultive son jardin, un Victory Garden comme on l’appelle alors puisque celui-ci contribue, à sa manière, à l’effort de guerre : « Faire pousser ses propres légumes soulageait non seulement les fermiers mais aussi les transporteurs et emballeurs dans leurs charges militaires croissantes. »

La bombe atomique du monde des insectes

Après guerre, le côté palliatif de la pelouse est plus que jamais exploité : « Quand vous êtes un cas psychiatrique la terre vous donne bien plus qu’une récolte. » Le gazon s’affirme alors comme une véritable thérapie pour ces soldats victorieux mais gravement traumatisés par l’horreur des conflits. De la même manière, Beatriz Colomina montre comment, pour toucher ces « revenants », les publicitaires continuent de filer leurs métaphores belliqueuses, ravivant des souvenirs de guerre encore frais :

Les arroseurs B-W (Borg-Warner) qui “disparaissent quand on ne s’en sert pas” étaient comparés à la technologie permettant à un pilote d’avion à réaction “de mitrailler des avions qui ne sont jamais là où il les voit”.

La confusion nuisibles/ennemis est largement et durablement exploitée. Et le jardin de s’affirmer comme un espace de virilité où poursuivre les luttes acharnées, une zone de conflits avec ses défis, ses risques et ses rites de passage : bienheureux l’enfant qui aura enfin le droit de manier la toute nouvelle tondeuse à gazon munie d’un moteur thermique.

Sur ce point, l’analyse de l’historienne américaine est à nouveau particulièrement intéressante. Elle fait le point sur les technologies de guerre qui sont « tombées » dans le monde civil, une fois les tensions internationales essoufflées :

Tout ce qui fit l’Amérique dans les années cinquante, même le fast food était le fruit de l’effort de guerre.

La tondeuse précédemment citée aura sans aucun doute été fabriquée par une firme qui produisait auparavant des chars de guerre. Et l’industrie insecticide a clairement été boostée par la recherche militaire, notamment en matière de guerre chimique : « Certains des produits élaborés s’avérèrent mortels pour les insectes, ce qui n’est pas surprenant puisqu’on utilisait déjà ces derniers comme substituts aux humains durant les tests », remarque Colomina.

En ce sens, quand les insectes incarnaient des soldats dans les publicités pour insecticides, ce n’était pas une métaphore.

Ainsi le fameux DDT est littéralement présenté comme « la bombe atomique du monde des insectes » ! Arme biologique idéale qui, on le croit pendant longtemps, ne nuit qu’aux nuisibles invertébrés. En témoigne cet édifiant reportage réalisé par le magasine Life en 1948 où l’on peut voir un hélicoptère déverser en masse le dangereux insecticide sur le jardin d’une riche villa où évolue une pin-up en bikini, hot-dog et soda à la main (couverture de cet opus B2). « Contrairement à la poussière ou à la bruine, le nuage ne contaminera pas la nourriture » précise l’article...



La pelouse américaine sort donc grandie des conflits. Elle est présentée, avec l’industrie civile, comme la grande gagnante. En quelques courtes pages, une soixantaine à peine, Beatriz Colomina s’empare d’un objet inclassable, la pelouse, et montre comment celle-ci devient aux Etats-Unis plus qu’ailleurs le support de causes diverses. Soutien patriotique lors des combats, étendard démocratique en temps de paix et même, dans la grande tradition nord-américaine, devanture rentable, toile de fond pour le commerce de toute chose, du papier toilette aux dernières ampoules de la General Electric. Ainsi ce texte remplit clairement le rôle de « curiosité architecturale » qui lui a été donné par les jeunes Éditions B2 et ne cache pas non plus le goût de son premier commanditaire, le CCA, pour les « phénomènes » théoriques de ce genre.

Beatriz Colomina, La Pelouse américaine en guerre, de Pearl Harbor à la crise des missiles, 1941-1961, éditions B2, 2011.

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POUR ALLER PLUS LOIN :

Un débat organisé par France Culture autour de ce livre.

texte : creative commons

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