Vers un collège expérimental
Black Mountain, 1933-1957

Article écrit par Tony Côme

L’année 2014 a été marquée par la publication des deux premiers ouvrages en langue française dédiés à l’histoire du Black Mountain College : Le Black Mountain College, Enseignement artistique et avant-garde d’Alan Speller (Bruxelles, La Lettre Volée) et Black Mountain College, Art, Démocratie, Utopie (ouvrage collectif sous la direction de Jean-Pierre Cometti et Éric Giraud, Presses Universitaires de Rennes, Centre International de Poésie Marseille). La bien nommée revue Strabic a lu ces deux livres en parallèle : lectures croisées en guise de visite guidée.

Comment aborder cette expérience pédagogique historique ou, pour être exact, ce haut lieu de la pédagogie par l’expérience ? Black Mountain College, Art, Démocratie, Utopie propose une compilation d’articles scientifiques. À l’instar de toute publication collective, celle-ci fait preuve d’une grande hétérogénéité (approches, écritures, etc.). Les différentes recherches qui y sont réunies souvent se répètent mais heureusement se complètent. Avec Le Black Mountain College, Enseignement artistique et avant-garde], Alan Speller, diplômé en histoire de l’art de l’Université libre de Bruxelles, fait quant à lui le pari du récit. Truffé d’anecdotes, son ouvrage n’est ni exhaustif ni très analytique. Il a néanmoins le mérite de se lire d’une traite.

Contribuent ainsi au plaisir de la lecture un Fernand Léger cherchant l’inspiration dans les douches des filles ou encore un Josef Albers sortant de ses gonds :

« Gott in Himmel ! Don’t show me your intestines ! »

Cependant, face à tant de détails croustillants, on s’étonnera de voir Alan Speller oublier de mentionner John Dewey le pragmatiste américain qui inspira tant John A. Rice, professeur de lettres anticonformiste, fondateur du collège.

Aménagement de l’imprévisible

John A. Rice voyait en effet très d’un mauvais œil les méthodes et les finalités de la plupart des chefs d’établissements de son temps et, d’un pire œil encore, les comportements étudiants en résultant. Très critique vis-à-vis des fraternités et autres clubs universitaires américains qui limitaient selon lui « le développement d’amitiés plus larges et diversifiées », il considérait plus globalement tout règlement comme le « dernier refuge de la médiocrité ». En 1933, sans grande surprise, il est congédié de l’Université Rollins… L’homme étant extrêmement charismatique, huit collègues et une quinzaine étudiants quittent Rollins par solidarité. L’idée : fonder une école idéale et, plus précisément, un college (premier cycle universitaire aux États-Unis) autogéré par ses professeurs et étudiants.

Un essai de la philosophe Joëlle Zask rappelle en effet à quel point John Dewey, l’auteur de L’Art comme expérience (1934), a compté dans la création de cette anti-institution vouée à « l’aménagement de l’imprévisible ». À Black Mountain, il ne s’agissait pas de donner plus d’importance à l’enseignement artistique que dans tout autre cursus, mais bien d’enseigner toutes les matières comme on enseignait l’art :

Joëlle Zask, « Le courage de l’expérience », in Jean-Pierre Cometti, Éric Giraud (dir.), op. cit., p. 21.

« Pratiquer un art implique des allées et venues perpétuelles entre ce qui est entrepris, ce qui est éprouvé personnellement consécutivement à l’entreprise, et ce qui, dans les conséquences de l’action, est observé au titre d’une ressource d’un plan d’action ultérieur. »

Par conséquent, aucune note ne sera attribuée aux étudiants (beaucoup de ceux-ci seront d’ailleurs à peine plus jeunes que leurs professeurs), aucun diplôme ne leur sera délivré et d’importants moments seront consacrés aux activités communautaires. Plus qu’un inspirateur, Dewey fut invité d’honneur du collège et membre de son comité scientifique (au côté de d’Albert Einstein notamment). Cette vision de la pédagogie explique aussi l’invitation qui fut faite à l’un des maîtres du Bauhaus fuyant la barbarie nazie : Josef Albers.

L’ouvrage d‘Alan Speller revient en détails sur la construction des cours que celui-ci donnait à Black Mountain. S’il fallait résumer : un sévère « open your eyes » prononcé dans un mauvais anglais ; une reprise de son célèbre Werklehre de Dessau invitant à la coordination de l’œil et de la main, mais surtout de l’art et de la vie ; des recherches sur le motif donc, dans la forêt voisine, le potager ou la cuisine du collège.

Alan Speller, op. cit., p. 54.

« Trouver dans une boîte contenant des échantillons de papiers colorés celui correspondant au titre de couverture du magazine Life ou celui de Coca-Cola. »

Cours de couleurs, cours de basic design aussi. Sans autre outil que la main. Toujours la main. D’ailleurs lorsqu’en 1944 le sculpteur Jose de Creeft intervint à Black Mountain, il fut surpris de trouver le collège si peu équipé. Prenant un mal pour un bien, il fit construire une forge sur le site et initia les étudiants à élaborer leurs propres instruments de travail. Tel était l’esprit du lieu.

L’expérience de l’architecture

Ce lieu, il a bien fallu l’investir, architecturalement parlant. La communauté s’installe d’abord dans le Blue Ridge Assembly Building, une imposante bâtisse à colonnades qu’on lui prête mais qu’elle doit libérer chaque été. Pour pérenniser cette aventure pédagogique et pouvoir organiser de fameux Summer Institutes, le Black Mountain College doit s’inventer un toit. En 1937, dans un climat de crise financière assez prononcée, on réussit à rassembler suffisamment de fonds pour acheter un terrain et on passe commande à deux autres maîtres du Bauhaus fraîchement débarqués sur le sol américain : Walter Gropius et Marcel Breuer – themselves.

Leur projet sera présenté au MoMA mais, trop ambitieux, il ne sera jamais concrétisé. On profita de cette déconvenue pour faire venir à Black Mountain l’architecte Lawrence Kocher et on offrit aux étudiants l’opportunité de faire l’expérience de l’architecture à travers la construction de leur propre collège :

Alan Speller, op. cit., p. 77.

« Presque tout le monde participa à l’effort collectif. Pour des personnes plus enclines aux exercices intellectuels que physiques, c’était là une belle occasion de se confronter à quelque chose de nouveau – presque d’exotique pour certains. »

Alan Speller remarque que « la raison pour laquelle on ne demanda pas à Gropius et Breuer de revoir leurs plans n’est pas claire ». Sur ce point, l’ouvrage dirigé par Jean-Pierre Cometti et Éric Giraud n’est malheureusement pas d’un grand secours : « la période architecturale du BMC […] mériterait une étude à part ». Il est fort regrettable que celle-ci manque ici à l’appel… La compréhension de l’histoire de cette institution décloisonnée pâtirait-elle du cloisonnement de la plupart des centres de recherche actuels ? L’essai de Judith Delfiner nous laisse clairement entendre le contraire.

Fin de la choucroute

Publiée aux Presses du réel, Double-barrelled Gun, la thèse de l’historienne de l’art consacrait déjà – de manière inédite en France – un chapitre entier au BMC. Faisant référence à une expression d’Erik Satie qui visait l’esthétique wagnérienne et que John Cage reprit à son compte, l’essai que livre ici Judith Delfiner s’intitule non sans humour : « comment se débarrasser de la choucroute ».

Ce texte met en lumière les nombreux débats liés à la pratique et à l’histoire musicale ayant animé la vie du collège. Dès la fin des années 1930, John Cage cherche à intégrer la communauté de Black Mountain afin d’y présenter sa méthode pour piano préparé. Quel meilleur terrain, en effet, où implanter un laboratoire dédié à la musique expérimentale ? Ce n’est qu’en 1948, à l’occasion d’un exceptionnel Summer Institute réunissant entre autres le couple de Kooning et Buckminster Füller, qu’il fut pour la première fois officiellement invité.

Judith Delfiner revient en détail sur les deux grands succès de Cage au collège : la mise en scène transdisciplinaire du Piège de Méduse lors de cet été 1948 et Untitled Event amorçant, en 1952, l’histoire du happening. Mais l’intérêt de sa recherche réside plus précisément dans les liens qu’elle tisse, autour de la figure de Cage, entre art moderne, musique expérimentale, architecture de style international et design industriel.

« On peut "entendre à travers" la musique, de même qu’on peut voir à travers certains immeubles modernes. » John Cage

Au-delà du goût particulier qu’avait développé Cage pour l’architecture de Mies van der Rohe et les théories de Moholy-Nagy, c’est plus globalement l’héritage américain du Bauhaus que questionne avec brio l’historienne de l’art dans cet essai.

Nouveaux Bauhaus

Les échanges avec le New Bauhaus de Chicago fondé justement par Moholy-Nagy en 1937 et rebaptisé Institute of Design (ID) en 1944 restent néanmoins dans l’ombre. On sait pourtant que la musique y tenait également une bonne place puisque le musicien David Dushkin y animait un « atelier d’appréciation musicale » basé sur des exercices d’initiation à la lutherie (comme à Black Mountain, l’apprentissage de la pratique commençait souvent par la fabrique de l’instrument). L’ouvrage d’Alan Speller est à ce sujet plus généreux. Il nous rappelle en effet qu’en 1949, lors de sa seconde intervention au collège, Buckminster Fuller s’entoura d’étudiants de l’ID :

Alan Speller, op. cit., p. 121.

« Cela provoqua un petit choc des cultures entre étudiants locaux et invités. Les étudiants de Black Mountain trouvaient ceux de Chicago trop ambitieux et agressifs tandis que ces derniers se sentaient malvenus parce qu’ils interféraient avec l’atmosphère méditative du collège. »

Là encore, les liens de familiarité entre ces deux institutions mériteraient une étude plus approfondie. De même, dans la lignée d’Un Camouflage New Bauhaus, György Kepes et la militarisation de l’image (éditions B2, 2014), il serait intéressant de mettre en lumière l’impact de la Seconde Guerre mondiale sur la pédagogie du Black Mountain College. En d’autres termes, voilà l’indéniable qualité de ces deux ouvrages : une propension à susciter d’autres publications (dont des traductions).

Learning from Black Mountain

En 1953, affaibli, déserté, le Black Mountain College accueille un nouveau directeur : le poète Charles Olson. Celui-ci s’investira dans la création de la Black Mountain Review en lien avec un certain nombre d’auteurs de la Beat Generation et tentera, en vain, de sauver la communauté en péril. « La revue devenait le lieu plus que le campus » note Rachel Stella dans l’ouvrage paru aux PUR. Alors que d’importantes dettes l’asphyxient, on cherche à réinventer le collège par tous les moyens :

Rachel Stella, « Black Mountain Review : un non lieu mythique », in Jean-Pierre Cometti, Éric Giraud (dir.), op. cit., p. 118.

« L’un d’eux consistait à dématérialiser l’institution en en faisant une sorte d’université volante, avec un noyau restant en Caroline du Nord, mais dont l’essentiel des activités aurait lieu ailleurs. »

Comment ne pas songer à de récents projets menés par l’architecte Patrick Bouchain (Université Foraine, école du Domaine du possible à Arles) ? La contemporanéité du Black Mountain College est justement mise en avant dans un essai d’Arnaud Labelle-Rojoux, artiste enseignant à la Villa Arson :

Arnaud Labelle-Rojoux, « Black Moutain, un mythe à facettes », in Jean-Pierre Cometti, Éric Giraud (dir.), op. cit., p. 161.

« Nous ne sommes plus […] dans les années 1930, mais l’idée de repenser aujourd’hui le fonctionnement des écoles d’art et l’enjeu de leur existence dans le contexte normatif du moment n’a jamais été aussi impétueux. »

À l’heure où l’une des priorités des écoles d’art françaises est de faire évaluer leurs enseignements par leurs étudiants afin d’être elles-mêmes bien notées et mises en avant par l’AERES, il semble effectivement urgent d’aller se ressourcer dans l’histoire de ces pédagogies radicales.

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Jean-Pierre Cometti, Éric Giraud (dir.), Black Mountain College, Art, Démocratie, Utopie, Presses Universitaires de Rennes, Centre International de Poésie Marseille, 2014.

Alan Speller, Le Black Mountain College, Enseignement artistique et avant-garde, Bruxelles, La Lettre Volée, 2014.

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POUR ALLER PLUS LOIN :

Black Mountain College Project
Martin Duberman, Black Mountain : An Exploration in Community, Dutton, 1972.
Mary Emma Harris, The Arts at Black Mountain College, MIT Press, 1987.
Black Mountain College. Experiment in Art, MIT Press, 2002.

Texte : creative commons

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