Vingt-cinq ans après sa disparition, Bruno Munari (1907-1988) revient en force. Les écrits de ce célèbre créateur italien tout terrain – artiste, designer, illustrateur... – traversent enfin les frontières et les expositions honorant son travail se multiplient. Retour sur ce récent florilège.
Le Sentiment des choses, exposition organisée par le Plateau en février 2012 à Paris, rassemblait plusieurs plasticiens contemporains autour de l’œuvre de Bruno Munari et interrogeait ainsi la portée de son héritage, ses diverses ramifications.
Fin 2012, la posture des commissaires de l’Estorick londonien fut radicalement opposée. Avec Bruno Munari. My Futurist Past, ceux-ci cherchèrent plutôt à mettre au jour les racines du travail de l’artiste milanais, les prémices de sa carrière.
Ses premiers liens, complexes, puis clairement conflictuels avec le mouvement futuriste italien et sa progressive émancipation furent ainsi réévalués. C’est dans une perspective historique similaire qu’en cette même année 2012 fut publiée la première traduction française du fameux Arte come mestiere de 1966.
Je suis allé dans une usine de chaussettes pour voir s’ils pouvaient me faire une lampe.
Au sein de cette publication, Munari rassemblait, augmentait et illustrait les articles qu’il avait écrits au début des années 1960 pour le quotidien Il Giorno. Auprès de ce lectorat non spécialisé, le Milanais faisait un état de l’art contemporain (« L’artiste doit impérativement descendre de son piédestal et daigner concevoir l’enseigne du boucher »), il donnait sa vision du design d’objet (« Les industriels ont parfois des verrous »), il discutait typographie, poésie ou encore science des couleurs.
Souscrivant volontiers au principe selon lequel un dessin vaut mieux qu’un long discours, Munari n’hésita pas à élaborer au sein de cet ouvrage des démonstrations purement graphiques s’étendant sur de longues pages.
Traduite en anglais sous le titre Design as Art dès 1971 (Pelican Books), diffusée tous azimuts et rapidement épuisée, cette compilation avait été rééditée en Angleterre au cours de l’année 2008 (Penguin Modern Classics).
Profitant de ce regain d’intérêt, les éditions Pyramyd se sont donc emparées de cet opus incontournable, l’ont intégré au sein de leur collection « : T » et le diffusent aujourd’hui sous le titre : L’Art du design.
Ceci est une pipe-pipe
Avec ce livre, Munari annonce les récentes mutations de la pratique du designer. Mieux encore, avec l’humour qu’on lui connaît, il y dénonce l’émergence de travers qui s’imposent aujourd’hui comme de véritables fléaux pour la discipline : « Je ne sais plus si je dois mettre la cendre de mes cigarettes dans la main ou la lampe dans une soupière […]. Achetons une pipe qui soit une pipe, allumons-la avec un briquet qui soit un briquet, allumons un chandelier qui soit un chandelier, prenons du tabac qui soit du tabac, mettons-le dans la pipe-pipe. »
Riche de ses voyages au Japon, il s’insurge contre le formalisme gratuit de certains objets et les déviances immorales du monde occidental en général : « Nous, par comparaison, nous sommes plus chanceux, car nous pouvons jeter les mégots par terre puisque le marbre ne brûle pas, claquons les portes puisqu’elles ne se ferment pas autrement, mettons les mains partout et avec nos chaussures faisons de superbes décorations sur les plinthes. »
Toutefois, certains passages de l’ouvrage restent profondément ancrés et dans le milieu artistique italien et dans le climat culturel des années 1960. Mais ne l’en blâmons pas pour autant, bien au contraire. L’Art du design nous offre par exemple l’opportunité de replonger dans un contexte où les recherches de Jacques Viénot – dont nous sommes si fiers – étaient quelque peu raillées par nos amis frontaliers. « Le design industriel, que nous appelons en Italie "design", s’appelle à Paris "esthétique industrielle", expression qui désigne les applications industrielles de styles inventés dans le cadre des arts purs » affirme ainsi Munari tout en précisant que, de son temps déjà, cette façon de faire était « révolue ».
L’ouvrage est daté et son auteur, déjà assez âgé au moment de sa publication, semble rester fermé à certaines évolutions de la pratique artistique. On sait que Munari fut le pionnier de la mécanique irrationnelle, l’inventeur de tant de machines inutiles « dont la vocation était de remuer la queue des chiens paresseux, de prévoir l’aurore, de rendre musical le hoquet et autres boutades, inspirées du célèbre designer américain Rube Goldberg ». On sera ainsi étonné de voir celui qui fut également maître ès xérographie, serial photocopieur, si peu ouvert à l’émergence du Pop Art et du Nouveau Réalisme : « Comment se fait-il que notre époque génère des œuvres d’art de ce type ? Un tableau monochrome comme une porte. Une boîte en plastique transparent remplie de dentiers usagés. […] Un tube de dentifrice de douze mètres de haut. L’agrandissement d’une case de bande dessinée. »
Tactilothèques
Ces manifestations étaient peut-être trop cérébrales à son goût. Les intentions de ces artistes, sous couvert d’un certain fun, étaient peut-être trop sérieuses, trop adultes aux yeux d’un plasticien mettant chaque jour en avant la liberté créatrice de l’enfant et son imagination sans borne. « Ce qui nous freine est toujours le sérieux. N’est-il pas sérieux, par exemple, de considérer le côté thermique de la géométrie ? »
Qu’arrive-t-il à un cube à 20 °C ? À 50 °C ?
On ne peut justement conclure ce florilège sans mentionner le dernier Munari traduit fin 2011 par les Trois Ourses, ambassadrices du designer en France depuis des années. D’abord publié chez Corraini en 1986, l’ouvrage Les Ateliers tactiles vient compléter la collection « Workshop » que les éditrices françaises consacrent aux ateliers du Milanais et documente une partie peu commentée du travail de celui-ci.
Dès 1977, dans la logique de certains de ses Livres illisibles, le designer s’investit pleinement dans « l’éducation tactile ». Il met en place des « tactilothèques » dédiées aux enfants et imagine « des boîtes et des cuvettes pleines de matériaux différents dans lesquelles ils peuvent plonger les mains et expérimenter des sensations tactiles qui leur diraient plus de choses que beaucoup de mots ». Il les engage à comparer le moule et le moulé, le concave et le convexe, à fabriquer des « échelles de valeurs tactiles » quasi scientifiques ou encore des « compositions tactiles » d’ordre plus sculptural.
Ainsi, la boucle est bouclée : vers la fin de sa vie, Munari renoue de la sorte avec le Marinetti qu’il côtoyait adolescent, feu le chef de file du mouvement futuriste qui écrivait en 1921 un Manifeste du Tactilisme, donnait des conférences sur « l’art du toucher » et élaborait lui-même des Tables tactiles – œuvres s’offrant plus spécifiquement à la main qu’à l’œil.
En témoigne ce florilège, Bruno Munari maitrise bel et bien l’art de nous toucher, et cela sur la durée.
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● Miroslava Hájek, Luca Zaffarano, Bruno Munari. My Futurist Past, Silvana, 2012.
● Bruno Munari, L’Art du design, Pyramyd, 2012.
● Bruno Munari, Les Ateliers tactiles, Les Trois Ourses, 2011.
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