California Design
Modernité décomplexée

Écrit par Tony Côme.

Catalogue d’une exposition organisée par le LACMA au début de l’année 2012, California Design 1930-1965 : “Living in a Modern Way” est une somme encyclopédique, une mine d’informations. Une mine ?! Non, c’est un véritable trésor, une épopée !

Exhaustif, extrêmement bien documenté et illustré par une iconographie de grande qualité, California Design propose un autre point de vue sur la modernité. Une modernité coupée de ses sources européennes ou plus exactement déracinée, dépaysée. Une modernité qui résiste à l’internationalisation de son style pour revendiquer une identité ancrée dans un lieu et un climat particuliers : en un mot, la modernité à la sauce californienne ou, tel que le baptisa un journaliste du Los Angeles Times en 1951, « the California look ».

Is California, where youthful thinking and new ideals are encouraged and fostered, destined to become the world’s new design center

Comme le pressent ici le célèbre designer Henry Dreyfuss, le « Golden State » va très vite s’affirmer comme une exception américaine en matière de créativité, une terre d’accueil inespérée pour un certain nombre de concepteurs, un terreau fertile bien arrosé, loin de tout et en particulier de New York et de Chicago. Paradisiaques, les conditions météorologiques de la Californie joueront en effet un grand rôle dans la germination de ces projets qui s’imposent aujourd’hui comme d’incontournables icônes de l’histoire du design moderne.

California design

Pool party chez Raymond Loewy

Dès les premières pages du catalogue, vous transpirez à grosses gouttes, vous tombez votre épais costume du Vieux Continent et cherchez vite à enfiler une tenue plus légère. Une chemise rayée de la Levi Strauss & Co installée à San Francisco ? Un maillot de bain à fleurs dessiné par Margit Fellegi pour Cole of California ? Une robe DeDe Johnson ? Vous n’avez que l’embarras du choix. Bien que de très bon conseil, Melissa Leventon et son essai « Distinctly Californian : Modernism in Textiles and Fashion » ne parviennent pas à vous décider. Vous feuilletez alors le California (Men’s) Stylist mais rien n’y fait. Sur le point d’étouffer, vous décidez de sauter dans la première piscine qui se présente à vous.

Enfin rafraîchi(e) par ce bain improvisé, vous prenez le temps d’analyser la propriété dans laquelle vous venez de pénétrer, assisté(e) par Nicholas Olsberg qui signe l’essai « Open World : California Architects and the Modern Home ». La piscine dans laquelle vous vous trouvez présente une forme ovoïdale, une « forme libre » qui n’est pas sans vous rappeler les Reliefs de Jean Arp. Mais, dans ce bassin, quelque chose d’autre vous intrigue. Vous effectuez quelques brasses et, oui, cela se confirme : la piscine déborde effectivement le simple cadre du jardin – luxuriant soit dit au passage – et s’installe à l’intérieur de la maison ! Impossible de dire précisément où s’arrête l’extérieur et où commence l’intérieur.

Loewy California

Ici en Californie, vous le constaterez plus d’une fois en tournant les pages de ce catalogue, maison et espace vert sont deux œuvres ouvertes, au moins tournées l’une vers l’autre, au mieux profondément intriquées. Les idéaux des modernistes européens prennent ici tout leur sens. Température ambiante aidant, ils peuvent enfin se concrétiser. Stimulés par leurs voisins les cinéastes hollywoodiens, par la VistaVision, le Cinemascope et autres expériences de Cinerama, les architectes californiens « rejettent "l’image-fenêtre" ou la vue encadrée au profit d’une perspective diffuse ou transcendantale ». Et le paysage de s’inviter à votre table et de jouer des coudes dans toutes les maisons modernes que le photographe Julius Shulman vous fera visiter. Car, oui, en Californie, la modernité comporte un aspect domestique bien plus prononcé qu’ailleurs.

Toutefois, vous saisissez rapidement que vous n’êtes pas tombé(e) chez n’importe qui. Signée Albert Frey, architecte inspiré par l’industrie astronautique naissante, cette maison a été dessinée avec et pour Raymond Loewy en personne !

Vous êtes ni plus ni moins en train de nager dans le salon du designer qui fit la une du TIME Magazine en 1949 !

Paniqué(e), vous fuyez aussitôt et courez à toutes jambes jusqu’à la plage.

Ken, Barbie, Charlie Chaplin et Isamu Noguchi

Firme fondée dans la région en 1945 et sponsor de l’exposition California Design, Mattel distribue aux enfants installés sur le sable chaud sa dernière invention : Ken, homme de plastique créé à partir d’une côte de Barbie en 1961 ou plus exactement suite à de nombreux courriers de gamines indignées par la solitude de leur pin-up californienne préférée.

Non loin de là, Ken d’un autre genre – en chair, en os et en mèches blondes –, les premiers surfeurs de l’histoire de la glisse vous offrent un spectacle totalement inédit. Vous restez bouche bée. À la lecture de « War and Peace : Unexpected Dividends » de Bill Stern, vous comprenez que les premières planches de bois venues d’Hawaï, lourdes et peu maniables, ont depuis été radicalement optimisées par les recherches entreprises lors de la Seconde Guerre mondiale.

surfing USA

Des bricoleurs répondant aux noms de Preston « Pete » Peterson et d’Hobart « Hobie » Alter ont su mettre les dernières techniques de façonnage de la fibre de verre au service de leur hobby favori. Dans « The Rise of California Modern Design, 1930-41 », Christopher Long vous montre que les transferts de ce genre, du monde militaire vers le monde domestique, ont été très nombreux en Californie.

Pour vous en convaincre, vous décidez de vous rendre dans le magasin de meubles de Paul T. Frankl, dont tout le monde ne cesse de vous parler. Il y a foule. Vous admirez ses imposantes assises en osier. Là encore, difficile de dire s’il s’agit de pièces destinées à l’intérieur ou à l’extérieur.

On vous rappelle à ce propos que le fameux Aluminium Group des Eames – autres célébrités de la région – avait initialement été conçu pour l’extérieur mais que, trop coûteux et trop précieux, personne n’avait jamais osé l’installer dans son jardin. Excité(e) par la découverte de ce mobilier, vous courez frénétiquement à travers tout le magasin et faites soudain une rencontre qui vous subjugue : Charlie Chaplin ! Charlie Chaplin ferait ses emplettes aux Frankl Galleries ! Vous croyant victime d’une hallucination, vous vous renseignez auprès d’un vendeur totalement stoïque.

C’est donc vrai, Charlot, mais pas seulement, Ronald Colman, Charles Laughton ou encore Charles Boyer sont des habitués du magasin…

Vous croyant tout de même sur la piste d’un scoop, vous ne pouvez pas vous empêcher de suivre à pas feutrés cette star du muet. Seconde hallucination, la filature vous mène directement à Pacific Palisades, devant la maison des Eames ! Caché(e) dans un taillis avec Pat Kirkham, auteur de l’essai « At Home with California Modern, 1945-65 », vous analysez cette autre demeure emblématique de la Californie et assistez à une étrange scène… Le rêve éveillé continue : à la suite de Charlie Chaplin, l’actrice japonaise Yoshiko Yamaguchi, l’acteur américain Ford Rainey, l’artiste Isamu Noguchi et la poète anglaise Iris Tree entrent chez le célèbre couple de designers et participent à la plus mondaine des cérémonies du thé.

Eames tea

Modernité décloisonnée

À l’instar de l’espace de vie des Eames, truffé d’objets folkloriques d’Asie ou d’Amérique centrale, la modernité californienne est le fruit d’un mélange multiculturel et pluri-disciplinaire. Ses plus grands architectes, tels Neutra ou Schindler, sont des immigrés qui parlent l’américain avec un accent européen.

C’est précisément leurs différents « modes d’assimilation » que Bobbye Tigerman tente d’expliciter dans l’essai « Fusing Old and New : Émigré Designers in California ». Schindler y confie par exemple :

Devenu rapidement conscient que la maison n’était pas un produit international mais un produit local destiné à un usage local, je me suis tourné vers l’exploration du caractère de la Californie. J’ai donc abandonné le "moderne" importé d’Europe… et essayé de développer une expression contemporaine de la Californie.

Si en Californie les cultures se mêlent ainsi, les frontières entre les disciplines créatives s’estompent également. Vous le savez, les Eames se sont penchés tant sur des objets domestiques que sur des architectures, tant sur des scénographies d’expositions que sur des projets de films. Mieux encore, plus décloisonné encore, un générique de film signé par Saul Bass, graphiste installé à Los Angeles depuis 1946, présente, comme le souligne Jeremy Aynsley dans « Developing a Language of Vision : Graphic Design in Caliornia », une parfaite synergie entre harmonie visuelle et harmonie musicale.

Fatigué(e) par cette folle épopée californienne, vous finissez justement par vous affaler dans un cinéma dont les sofas sont d’A. Quincy Jones, vous décapsulez une bouteille d’Arrowhead Spring Water dessinée par Walter Landor et, alors que les premières images de The Man with the Golden Arm s’affichent à l’écran, vous levez votre verre aux designers from the Golden State.

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California Design 1930-1965 : “Living in a Modern Way”, The MIT Press, 2012.

texte : creative commons

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