Concevoir une carte de l’inconnu

Écrit par Marine Agogué, illustré par Jérémy Joncheray.

La cartographie a toujours eu un enjeu double : guider d’un point A à un point B et donner une vision large d’un périmètre. La carte routière permet de se rendre de Paris à Saint-Malo par les petites routes, la carte du guide Michelin indique les possibilités de se restaurer une fois arrivés à destination.
Mais les cartographes d’aujourd’hui ne se trouvent pas là où l’on pourrait le croire. Ne les cherchons pas seulement dans les couloirs de l’IGN...

Du fait de la vision planificatrice des entreprises contemporaines, de nouvelles fonctions fleurissent dans les fiches de poste : veille technologique, planification, roadmapping [1], etc. Il importe ainsi aux entreprises de savoir où les mènent leurs choix technologiques. Intervient alors la feuille de route qui dessine la voie du futur et permet de répondre à des questions très ouvertes. Quel chemin emprunter ? Pour aller où ? Avec qui ? Contre qui ? Ainsi, la feuille de route appelle à la création d’une carte complète du paysage, une représentation du panorama de la concurrence, des stratégies d’alliance, des expertises présentes au-delà de son champ d’action.

Aujourd’hui, tracer sa route est un défi très complexe pour une entreprise. La partie se joue en effet dans des contextes de forte incertitude et de renouvellement rapide des produits. Il convient donc d’avoir les bonnes cartes en main. La place de l’innovation est prépondérante dans le paysage industriel. L’innovation de demain doit nécessairement apparaître sur le GPS de l’entreprise pour lui permettre de piloter sa trajectoire, de développer les compétences et les partenariats nécessaires à l’atteinte de ses objectifs.

cartographie inconnu strabic jérémy Joncheray

Carte de l’inconnu

Innover implique aujourd’hui construire de la nouveauté, rediscuter les objets que nous connaissons aujourd’hui et qui nous paraissent acquis pour proposer de la surprise, un renouvellement, et finalement les objets de demain. Concevoir un système énergétique s’appuyant sur des ressources de biomasse, par exemple, nécessite d’explorer les technologies de conversion de substance végétale en énergie, mais conduit également à rediscuter la logistique associée à une matière première agricole et les valeurs accordées aujourd’hui à l’énergie « verte », mal définies et à construire. Il y a fort à parier que les valorisations énergétiques de la biomasse conduiront à des propositions qui seront loin de ressembler aux modèles contemporains liés à l’énergie fossile.

En outre, ce sont les envies de nouvelles mobilités qui poussent les constructeurs automobiles à électrifier nos voitures. L’innovation n’est-elle pas par essence une réponse à un inconnu désirable, un futur souhaitable qui n’existe pas encore ? Pour autant, que veut dire travailler les « nouvelles mobilités » ? Le « mieux-vivre » ? L’« autonomie des personnes âgées » ? L’« énergie durable » ? Comment cartographier ce qui n’existe pas mais que l’on ne désire pas moins pour autant ?

Soyons lucide et jouons donc carte sur table. Une cartographie intéressante devrait pointer sur ce qui n’existe pas encore, sur ce qui est en devenir, sur ce qui est atteignable et sur ce qui paraît rediscuter en profondeur les connaissances et modèles actuels. Cartographier ce qui existe déjà est une première étape pour construire les objets et les services de demain, mais ce n’est pas suffisant : il faut alors explorer les voies inexistantes.

La feuille de route innovante est alors une carte de l’inconnu.

Une carte de l’inconnu ? Mais c’est un oxymore, me direz-vous. La carte donne à voir ce qui existe, ce que le cartographe voit, ce qu’il a vu, ce qu’il connaît. Comment cartographier alors ce qui n’existe pas encore ? La carte de l’inconnu, c’est donc la carte du morceau de gruyère, qui repère les trous, qui pointe du doigt les potentiels, les concepts à explorer.

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Un cas pratique : l’industrie des semi-conducteurs

Construire une stratégie concurrentielle sur un ensemble de cartographies, c’est une préoccupation que l’on trouve par exemple dans le domaine des semi-conducteurs, où le processus a été poussé à son extrême. Depuis de nombreuses années, l’industrie des semi-conducteurs améliore régulièrement ses performances, selon la fameuse loi de Moore : le nombre de transistors des microprocesseurs sur une puce de silicium double tous les deux ans. De manière prospective, chaque nouvelle génération nécessite des ruptures technologiques et ne peut pas être simplement extrapolée à partir des précédentes. Pour faire face à ce problème dans la gestion collective de la technologie, l’industrie tout entière a organisé depuis le milieu des années 1980 un effort commun de construction de perspectives partagées, au sein de l’association l’International Technology Roadmap for Semiconductors (ITRS). Cette industrie a ainsi inventé, malgré la féroce concurrence qui s’y joue, un dispositif collectif et collaboratif, centré sur des mécanismes de cartographie. L’ITRS produit ainsi chaque année un ensemble de documents destinés à la prospective et à l’évaluation de technologies de rupture, et ce sans considérations commerciales, grâce au travail coordonné d’un groupe d’experts provenant de l’ensemble des entreprises du secteur aux États-Unis, en Europe, au Japon, en Corée du Sud et à Taiwan.

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Le concepteur, un nouveau maître cartographe

Il faut alors qu’un cartographe astucieux conçoive ce document hors norme. Pour qu’une telle action ne soit pas qu’un château de cartes qui s’effondre au premier courant d’air, le cartographe se dote de méthodologies diverses : diagrammes de planification permettant de modéliser le déroulement des tâches nécessaires à la réalisation d’un projet, agenda d’innovations rendant compte de l’ensemble des projets en cours, recensement des expertises existantes en interne et en externe.

Mais ce cartographe conçoit l’ensemble des innovations possibles selon ses connaissances et ses visions du futur. Un raisonnement de conception innovante peut le pousser alors à proposer un changement de représentation de très haut niveau des concepts existants au sein du secteur, mettant en lumière de possibles voies d’innovation originales et les compétences clés à acquérir pour s’en saisir. La carte de l’inconnu qu’il construit éclaire les inconnus désirables, les possibilités à travailler, ainsi que le plan à 5 ans si précieux à tout top management [2].

Mais la place du cartographe-concepteur dans l’organisation peut s’avérer un problème épineux : ce n’est pas le banquier qui s’inscrit dans une logique de décision parmi un panel d’options bien construites ; ce n’est pas non plus le savant fou coupé des préoccupations contemporaines et des dernières percées technologiques en interne et en externe ; ni l’artiste qui reprendra tout depuis le début à chaque nouveau projet.

Ces cartographes-concepteurs se trouvent souvent dans des divisions « innovation », parfois seuls, parfois inscrits dans des dispositifs créatifs plus sophistiqués. Ils y délimitent des territoires vierges à explorer, où la valeur de l’or qui s’y trouve est indécidable mais vraisemblable, où la future concurrence se déroulera, où les ressources déployées aujourd’hui seront les meilleures mains à jouer demain. Ces activités sont menées au sein des équipes qui construisent les briques technologiques du futur. Elles conduisent à une coévolution dynamique d’une feuille de route parfois très conceptuelle et d’un programme d’innovations ancré dans une démarche quotidienne.

La carte de l’inconnu prend alors tout son sens : ce qui est capital est le processus de conception de la carte. Car au final, peu importe ce à quoi ressemblera la carte de l’inconnu, l’essentiel est le voyage et non la destination.

[1Le roadmapping est une technique de cartographie utilisée pour gérer la planification stratégique à long terme en lien avec le développement de produits existants et de technologies pertinentes. Cette technique a pour enjeu de développer, représenter et communiquer les plans stratégiques sur le long terme d’une entreprise, en termes de coévolution des technologies, des produits et des marchés. Pour aller plus loin sur le sujet : Phaal, R., Farrukh, C. J. P., & Probert, D. R., Technology Roadmapping — A Planning Framework for Evolution and Revolution, Technological Forecasting & Social Change 71, 2004, 5-26.

[2Le top management est en général constitué de l’ensemble des décideurs, en haut de l’organigramme d’une entreprise : président, directeur général, directeurs exécutifs, vice-présidents exécutifs, etc.

Texte : creative commons - Illustrations : © Jérémy Joncheray

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