Construire ensemble le Grand Ensemble
habiter autrement

Écrit par Édith Hallauer.

Construire ensemble le Grand Ensemble, Habiter autrement. Ce hors-série de la Collection l’Impensé dirigée par Patrick Bouchain et Claire David, chez Actes-Sud, sorti en avril 2010, propose une déclinaison de la démarche du Construire Autrement sur un sujet délicat : le logement social.


Pourquoi le logement social n’est pas hospitalier ? Parce que c’est le seul bâtiment dans l’histoire de l’architecture qui interdit à l’usager de le transformer, puisqu’il doit être rendu dans l’état d’origine. C’est un négationnisme en architecture. Tout ce qui est la vie, l’apport des cultures à la vie courante, n’est pas pris en compte. [1]

Construire autrement, ensemble

"Je travaille à créer, en architecture, une situation dans laquelle la construction pourra se réaliser d’une autre façon et produire de l’inattendu, donc de l’enchantement [2]." On connait la démarche alternative de Patrick Bouchain grâce au premier ouvrage de la Collection l’Impensé, chez Actes Sud, intitulé Construire Autrement, comment faire ? Loin d’être un manuel d’éco-conception ou un catalogue d’avatars du "construire écologique", cet ouvrage explicitait grâce à un faisceau de textes (Michel Onfray, Lucien Kroll, Gilles Clément, Otar Iosseliani entre autres) l’esprit de la démarche de Patrick Bouchain. Cet ouvrage "manifeste" avait été publié lors de la Biennale d’architecture de Venise en 2006, manifestation dans laquelle Patrick Bouchain avait mis en œuvre sa pratique, à ciel ouvert… Architecte invité pour représenter la France, il avait, en lieu et place d’une exposition classique d’architecture, véritablement occupé le Pavillon français, suscitant rencontres, débats, moments de vie partagés [3].

L’architecture ne se montre pas, elle se vit.

Voilà l’idée, expérimentée jusqu’ici pour des réhabilitations de friches industrielles en lieux culturels, mais qu’on retrouve dans ce nouvel ouvrage appliquée à un autre cas.
Comme à son habitude, Patrick Bouchain n’écrit et ne travaille pas seul : dans cet ouvrage encore, il fait place à ses invités. On comprend que le vaste projet de s’attaquer au logement social par une démarche alternative, ne se mène pas en solitaire. "L’ensemble", c’est d’abord les membres de l’agence Construire impliqués dans le projet (Loïc Julienne, Nicole Concordet, Sébastien Eymard, Chloé Bodart, Denis Favret), mais c’est aussi tous ceux qui contribuent à élaborer cette pensée : les auteurs très différents de ce hors-série, Christophe Catsaros, Laurence Castany, Valérie de Saint Do, Anne Debarre, Anne-Marie Fèvre, Félix Guattari, Christian Julienne, etc, sont journalistes, architectes, philosophes, psychanalystes, économistes. Une pluridisciplinarité nécessaire au sujet abordé, le logement social, qui ne peut se réduire à une pensée strictement architecturale.


Logement social : le grand ensemble ?

C’est tout simplement la vie qu’il faut réintroduire dans le logement social.

L’idée de Patrick Bouchain part de ce très simple constat. Le système de construction et d’attribution du logement social tel qu’il est encore pratiqué aujourd’hui provoque une déshumanisation destructive, observation qui n’est d’ailleurs pas nouvelle. Le projet Construire Ensemble le Grand Ensemble propose une pensée du logement social alternative, qui peut faire penser au mouvement Castor d’après-guerre. Mais l’idée d’auto-construction qui caractérisait ce mouvement est réactualisée à l’épreuve du XXIe siècle naissant, dans un tout autre contexte économique et social :

Aujourd’hui, chômeurs, travailleurs précaires ou en insertion, tous ont du temps et pourraient l’utiliser à la réalisation d’une partie de leur ville qui pourrait inclure leur habitation. […] Ainsi l’exclu du système de consommation généralisée devient le coproducteur de l’objet principal de sa vie quotidienne.

L’idée directrice du Grand Ensemble, qui emporte avec elle cette participation active du futur usager dans la création de son logement, est celle du vivant : détourner les normes pour réintroduire la vie.
C’est pourquoi l’ensemble de l’ouvrage résonne comme un manifeste global antimoderne, autrement dit anti-standardisation de l’habitat, antiréglementaire à outrance : "Comment concilier l’individu dans son unicité et le logement social dans son universalité normalisatrice ?", demande Patrick Bouchain. Le jeu de mot entre le "Grand Ensemble" (l’infrastructure globale incluant toutes les fonctions soi-disant nécessaires à la vie, qu’on voit apparaître à partir des années 1950), et le "Construire Ensemble", qui tente de regrouper pour sa conception tous les acteurs du logement social, sans instituer de distance entre le groupe concepteur-promoteur-attribueur et l’usager, prend alors tout son sens.

Ceux à qui l’habitat est destiné sont exclus du processus qui le génère. Passifs, ils subissent leur logement comme une fatalité. Le désenchantement qui qualifie le parc locatif en est une conséquence. [4]

Construire Ensemble à Tourcoing.

Le manifeste plaide donc pour une prise en compte plus active de l’humain dans l’habiter. En somme, il s’agit selon Christophe Catsaros, de "réactualiser la norme et les méthodes pour les rendre compatibles à la société d’aujourd’hui", ou selon Patrick Bouchain lui-même, de "prendre en compte la flexibilité qui caractérise la vie actuelle. […] La famille nucléaire, qui a servi de modèle au logement social, n’existe plus. Si tous ces changements ne sont pas pris en compte, c’est encore une fois une ville contraire à la réalité qui va se construire."

Habitat non-fini

"Aujourd’hui, on a l’exemple de composants industrialisés du bâtiment qui sont mobiles et consommables, tout au moins achetés sur catalogue par les usagers eux-mêmes. L’architecte pourrait en tenir compte dans son projet et même dans la rédaction de son descriptif, de son cahier des clauses techniques particulières (CCTP). Au lieu de l’organiser par corps d’état, il pourrait le redistribuer selon le critère mobile/immobile : la tuyauterie d’un côté, la vasque de l’autre ; certaines cloisons, comme un paravent subdivisant une chambre d’enfant, pourraient ne pas se retrouver dans le lot "mur" mais dans le lot "mobilier". Par conséquent, un architecte qui explorerait cette question pourrait livrer un logement non fini, non pas au sens où il serait "mal fini" mais plutôt "ouvert pour être terminé".


Ce "non fini" permettrait de faire entrer la vie dans le logement. " [5]. L’introduction du non-fini en architecture par une actualisation de la norme est le moyen que trouve Patrick Bouchain pour réintroduire de l’imprévu, et par là-même de la liberté dans l’habiter. Au-delà du métrage, de la rentabilité au mètre carré et de l’occupation des sols, ce dessin pense à l’avant- et l’après-appartement, aux droits et à l’estime de “l’usager” pour l’habitat qui sera le sien.

La volonté de mettre à l’épreuve la norme naît d’un constat réaliste : celui d’une incapacité de la norme à tenir compte de la vie, plurielle et complexe. L’échec des grands ensembles est dû en partie à cette surcharge normative.

Dénormer pour mieux inventer

"Aujourd’hui, l’architecture est tellement normée que toute expérimentation lui est interdite. C’est pour restaurer cette dimension expérimentale du construire que je m’intéresse au droit.". Dans la démarche du Construire Ensemble, une large part du travail est en effet liée à la recherche des "marges de manœuvre" que peuvent laisser poindre les normes. L’expérience du Grand Ensemble tente de "mener des actions démontrant l’erreur des institutions en réalisant de petites subversions exemplaires afin de réveiller tous ceux qui sont aliénés par les habitudes." D’ailleurs l’ouvrage lui-même tente de subvertir les règles éditoriales habituelles.


Son statut particulier, un hors-série de collection, ce livre-revue, affirmé comme tel, paraît déjà comme une expérience dé-normative, qui pousse d’ailleurs le lecteur à se poser la question : qu’est-ce qu’un livre, qu’est-ce qu’une revue ? Il semblerait que cet objet garde de la revue une richesse incroyable dans les différents registres de textes. Une thématique globale est abordée par différents angles de vue, qui incitent à la réflexion plus qu’ils ne l’approfondissent. Pour ce qui est du caractère "livresque" de la chose, on note la présence de textes fondateurs (textes déjà parus de Félix Guattari ou de Lucien Kroll par exemple, qui font ici l’objet d’une relecture orientée), donc sans rapport direct avec une actualité, mais qui ont vraiment leur place ici. Plus une revue qu’un livre quand même, bien qu’on ait envie de l’avoir en place sûre dans sa bibliothèque. Un objet hybride, qui explicite le propos dans sa forme. La pluridisciplinarité, autre pratique dé-normative, est très importante dans cet ouvrage, construit d’une succession d’articles plus ou moins longs (d’une à quatre pages) dont il serait fastidieux de dresser la liste complète ici. Notons plutôt l’étonnant dialogue entre ces interventions, qui densifient le sujet sans pour autant sortir du cadre. Le texte d’Anne-Marie Fèvre par exemple, sur la pratique du squat et ses enjeux ("Squatter pour habiter") aborde le mécanisme d’appropriation qui définit l’habiter contemporain. L’article de Loïc Julienne, sur le mode d’emploi du chantier comme acte culturel ("Le chantier, acte culturel") rend très concret, donc plus riche, une des idées-phare de ces pratiques. Les textes de Patrick Bouchain et de Lucien Kroll ont davantage un ton manifeste (narratif, vécu pour Kroll, revendicatif et prospectif pour Bouchain), et tracent les lignes directrices autour desquelles se greffent les autres contributions. Un texte historique et théorique sur l’autogestion (par Thomas Barreto, chercheur en économie), ou encore sur l’éducation populaire (par Valérie de Saint Do, journaliste, qui raconte l’émergence et la validité de l’idée de culture comme outil d’émancipation) sont autant de fils à tirer de cette pelote problématique du logement social, que tentent de tricoter autrement Bouchain et son équipe.

Un vivier d’idées

L’habitant a enfin droit à l’image.

En définitive, un très bel objet qui s’apparente davantage à une revue de bonne facture qu’à un "livre-revue", et illustré de photographies originales explicitant le propos. Centrées non pas sur des architectures, des schémas directeurs, ou des plans d’ensemble, auxquels on pourrait s’attendre pour un ouvrage dédié au logement, mais simplement sur l’humain. En train de construire, de jardiner, de manger, ou de discuter autour de maquettes, l’habitant a enfin droit à l’image. Le plaisir de l’acte de construire ensemble, dans ce sens, se ressent à chaque page.

Construire Ensemble à Beaumont, en Ardèche.

Cependant, une ambiguïté subsiste : si le propos sur l’architecture vise à dénormer le projet tel qu’il est conçu habituellement, pourquoi avoir séquencé les articles en suivant scrupuleusement les étapes du projet moderne ? La demande, la commande, la conception, la construction, et l’usage (à la fin ?!) sont les chapitres de cette revue, ce qui semble contredire fortement le propos général, de la réintroduction de l’usage dans la construction et de la flexibilité de la création architecturale. On aurait préféré un vrai mélange des genres, qui aurait permis au lecteur de tracer lui-même des ponts entre les contributions.
Mais cette revue-manifeste est vraiment captivante, en ce qu’elle forme une sorte de réservoir d’idées à développer. Cette manière de donner corps au sujet en montrant sa complexité là où certains se borneraient à présenter des productions est très rafraichissante.

Il faut expérimenter l’architecture, le projet n’est qu’une hypothèse

nous dit l’architecte-constructeur dans la préface. La visite du blog qui suit les expériences du projet Grand Ensemble étape après étape, rend très concrète cette hypothèse. Allez-y faire un tour !


pour aller plus loin :
> Site Construire Ensemble le Grand Ensemble
> sur le Grand Ensemble de Patrick Bouchain et son agence : revue "TRACES, Bulletin technique de la Suisse romande", numéros 07 (2010) "Logement collectif", et 13/14 (2009) "Sur le métier".
> Interview avec Patrick Bouchain sur un projet Construire Ensemble le Grand Ensemble, à Boulogne-sur-Mer.


[2Patrick Bouchain, Construire autrement, comment faire ?, Actes Sud, 2006.

[3Un livre sur la « Métavilla », créée pour cette Biennale avec le Collectif Exyzt, va d’ailleurs paraître prochainement dans la même collection.

[4Christophe Catsaros, article "Vivre ensemble", in Construire Ensemble le Grand Ensemble

[5Patrick Bouchain, article “Jouir d’habiter, pour une propriété sociale du logement”, in Construire Ensemble le Grand Ensemble.

Texte : creative commons - Crédits photo : © Sébastien Jarry.

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