Corp(us) transforme la lecture d’une œuvre théâtrale en levier multiforme et démultiplicateur. Ce laboratoire, suivi par des étudiants de cinq écoles différentes en résidence au Centquatre à Paris, mêlait disciplines et pratiques complémentaires. La restitution de ce travail collectif, présentée du 9 au 12 mai 2017, explorait le potentiel des technologies du cinéma dans le théâtre tout en mettant spectateurs et acteurs en abîme. Retours sur l’expérience.
Cet article appartient à la série : "Théâtre, quand le processus fait œuvre" [2/3].
Quinze élèves acteurs de l’ESAD de Paris, deux assistants à la mise en scène (ENS Lyon et Université Grenoble Alpes), deux élèves du master de Mise en scène et dramaturgie (Université Paris Ouest Nanterre), trois étudiants de l’EnsadLab (scénographie et lumière) et dix collégiens accompagnés de leur enseignante (collège Jules Verne, 12e, Paris) ont participé à l’aventure. D’abord encadrés par le collectif MxM et le metteur en scène Cyril Teste, ils ont été rapidement placés en situation d’autogestion, organisant l’ensemble des étapes de l’expérimentation, y compris sa communication. Équipés de caméras, micros portatifs ou smartphones, les étudiants ont constitué un corpus de travail commun, joué et mis en scène les fragments d’une œuvre.
Parue en 2007, publiée en français dans le recueil Love & Money / ADN, traduit de l’anglais par Philippe Le Moine avec la collaboration de Francis Aïqui, L’Arche éditeur, 2011.
La pièce ADN, écrite par le dramaturge, acteur et scénariste britannique Dennis Kelly, forme le point de départ de la création collaborative. Une « blague » tourne mal – un groupe d’adolescents partis en forêt torturent violemment un de leurs camarades, Adam, le laissant pour mort – et de multiples réflexions s’ouvrent sur le groupe, la jeunesse, la violence, le harcèlement.
Entre panique et rapports de force, volontés de cacher l’acte ou de l’avouer, nous assistons au doute, à la culpabilité. À la présentation de ce cadre littéraire en début d’année, chacun s’est immédiatement saisi de son téléphone, de sa tablette, de son ordinateur pour le découvrir. La médiation technologique entre texte et théâtre formera alors la base du travail des étudiants, selon les règles fixées par Cyril Teste :
Propos recueillis par l’auteur.
« Corp(us) est un projet de laboratoire qui interroge notre façon de construire un processus de création. Avant de vouloir produire quoi que ce soit, il faut se nourrir du bruit du monde à travers les journaux, films documentaires, textes poétiques, témoignages, autant de matériaux collectés qui nous font voyager dans le sujet. »
Dans un second temps, est venu l’espace : faire la part belle au lieu de résidence et de création qu’est le Centquatre. L’Atelier 16, boîte noire de 190 m2, un long couloir et les pièces qu’il dessert, les coulisses, la nef centrale et sa passerelle ou encore la librairie ont été investis pour la restitution présentée en mai 2017. Chaque lieu, occupé par des temporalités variées, a servi de cadre et de support aux quatre variations autour d’ADN.
Déambulation
La journée, équipés d’écouteurs, les spectateurs étaient invités à suivre l’un puis l’autre des protagonistes en déplacement dans le bâtiment. Libéré de la scène, ce procédé permettait d’approcher au plus près des acteurs, dans un rapport analogique à celui du gros plan du cinéma. Des toilettes aux bureaux, couloirs et espaces ouverts au public, l’architecture, écrin de la performance, s’offrait aux « déambuleurs ». En fond de scène, les habitudes du quotidien, intactes, suivaient leur cours : jonglage, réunions, hip hop, photocopies, même une esquisse de ballet avec un fauteuil roulant.
Deux points d’orgue à cette expérience sonore et théâtrale de deux fois quinze minutes conjuguaient l’œuvre et l’espace. Juchés sur la passerelle au-dessus de la grande halle, profitant du gigantisme de la structure architecturale, nous étions pourtant repliés autour d’un dialogue intime et tendu sur la culpabilité.
Plus tard, lors de la scène finale jouée dans la librairie, mis à distance par les vitrages, nous assistions à une rupture, impuissants, voyeurs et captivés, devant les feuilleteurs de livres du moment.
Performance
Quatre « travellings collectifs » ont été présentés chaque soir. Le public installé dans une scénographie bi-frontale, s’asseyait sur des gradins en vis-à-vis pour assister à des extraits de la pièce joués, filmés et projetés en live, suivant le principe de la performance filmique. Les scènes capturées par deux caméras placées dos à dos sur un mât central étaient projetées en temps réel sur les écrans disposés sur les murs de l’atelier. Ce dispositif de renversement avec caméras fixes et acteurs mobiles a obligé à trouver des mouvements crédibles pour le rendu filmique : marche sur place, courses immobiles, regroupements devant l’objectif, etc. Un temps dérouté par ces gesticulations étranges, ressentant ensuite les effets produits, le spectateur s’habitue à se plonger tour à tour au centre ou sur les faces de la pièce.
Et là, la puissance du texte, la force du groupe sur le solitaire nous embarquent. Les plans rapprochés effacent la scène dans des jeux de lumière subtils, la technique s’estompe pour sublimer les comédiens pris dans leur acte répréhensible. Jouissif.
Scène ouverte
L’atelier 16 pouvait aussi se visiter en dehors des heures de représentation. Les dispositifs techniques et lumineux mis en place étaient alors plus immédiatement compréhensibles. Présentée comme une installation, la scénographie conçue par les étudiants chercheurs du groupe Lumière Interactive-Reflective Interaction et Annie Leuridan de l’EnsadLab permettait d’observer et comprendre les dessous de la performance filmique, là où les coulisses du théâtre sont habituellement privées. Tourner autour des caméras et des tubes lumineux permettait d’ouvrir le champ de l’imaginaire au public.
Coulisses
Autre « dessous » dévoilé, celui du processus de travail. Invités par Cyril Teste à réaliser des projets autonomes, les élèves ont tourné des films à l’iPhone (vues plongeantes sur les répétitions, dialogues noirs et blancs autour de scènes clés, etc.), documentant par ces exercices audiovisuels l’œuvre en train de se faire. Projetés dans de petites salles à l’étage, ces fragments forment les archives de la création tout en constituant un corpus visuel.
« Les images, films, lectures de textes, extraits de scène, autant de matériaux agencés les uns à côté des autres permettent de faire partager au public la trame, l’arborescence qui nous mène aux portes de la production et de pouvoir traduire par là l’intérieur même de la création, le magma », explique le metteur en scène.
Un film réalisé hors les murs avec les élèves du collège Jules Verne et dirigé par les étudiants, dans lequel les adolescents s’appropriaient leur établissement scolaire autour de la question du harcèlement, était également présenté dans un renversement du statut entre élève acteur et acteur enseignant.
Renverser le théâtre
C’est en ayant assisté aux quatre variations que l’on comprend l’ensemble formé par l’œuvre restituée et le principe pédagogique déployé. Si chaque fragment se suffit à lui-même, c’est par sa mise en résonnance avec les autres qu’il prend tout son sens. Quatre renversements du théâtre traditionnel sont explorés :
libérer l’espace scénique au profit d’un lieu non spécifiquement dédié au théâtre, fixer la caméra plutôt que l’acteur, ouvrir la scène en dehors des temps de représentation, donner à lire le processus de création.
Ici, l’enseignement nourrit la conception et vice-versa. Les élèves expérimentent la performance filmique tout en prenant simultanément du recul sur leur production. L’histoire s’écrit avec les savoir-faire des uns et des autres pour rendre le travail pluriel. Le laboratoire, placé entre transmission, recherche et création, promeut la transversalité.
Reste à s’interroger sur ce qui se cache dans le titre choisi de Corp(us), multiforme et polysémique. Au sens littéral, un corpus est un ensemble de documents regroupés dans une optique précise, un répertoire par analogie. Ici, il ouvre un aller-retour incessant entre la constitution des conditions d’une création commune et l’œuvre même. « Collecter, observer, agencer ces matériaux les uns à côté des autres n’est-ce pas déjà ça, l’acte de création ? Du moins son ossature et peut-être les prémisses de son énergie ? » s’interroge Cyril Teste. Et notre imaginaire d’y lire à sa suite le corps d’Adam qui a disparu, pièce à conviction future, le us anglais du « nous » tantôt collaboratif tantôt dissensuel, voire le corpus presque mystique de l’Œuvre qui prend chair.
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Générique : Collectif MxM : direction artistique : Cyril Teste, son : Thibault Lamy, vidéos, lumières et accompagnement artistique : Patrick Laffont, régie générale : Guillaume Alory. Interprètes, promotion 2017 de l’ESAD : Maxime Atmani, Benjamin Becasse-Pannier, Mathias Bentahar, Eugénie Bernachon, Baudouin Cristoveanu, Lucas Dardaine, Marion Dejardin, Hugo Klein, Laurianne Loisel, Coralie Meride, Alex Mesnil, Julien Moreau, Pauline Murris, Morgane Vallée, Lymia Vitte. Installation lumière : EnsadLab, Charlotte Gautier, Marion Flament, supervision artistique : Annie Leuridan. Assistanat à la mise en scène : Agathe Peyrard (ENS de Lyon), John Minichino (Université Grenoble-Alpes). Dramaturgie : master Mise en scène et Dramaturgie (Université Paris X), Agathe Herry et Carolina Rebolledo.