Le numérique : quelles approches pédagogiques ? Quelles pratiques possibles du design ? François Brument nous livre ici quelques clefs pour aborder la question de l’enseignement des pratiques numériques au sein des écoles d’art et de design, ainsi que son expérience en tant qu’enseignant-designer. [1/2]
François Brument, tu es commissaire de l’exposition Nouveaux paramètres à la galerie Ars Longa dans le 11e arrondissement à Paris : peux-tu nous exposer l’enjeu de cette exposition ?
Le but de l’exposition est de montrer comment des étudiants ou de jeunes diplômés s’emparent presque quotidiennement et par eux-mêmes des outils numériques de programmation. L’exposition est le reflet de travaux d’étudiants réalisés dans une école de design. On peut identifier deux dynamiques et je dirais deux profils d’étudiants : il y a ceux qui s’intéressent presque naturellement aux nouvelles technologies et pour lesquels on peut identifier un fond de gamer, et il y a ceux qui, à l’inverse, ont tendance à déléguer le travail de programmation et de développement à quelqu’un d’autre. La pratique du projet qui s’est mise en place ne consistait pas à dissocier le moment de l’intention, du moment de la réalisation, mais plutôt à identifier assez rapidement ce qu’ils voulaient faire et les moyens de sa mise en œuvre. En manipulant les outils, le projet se transforme, à mon avis, dans le bon sens. Cette façon de procéder en favorisant un contact direct des étudiants avec les outils numériques de conception et de fabrication n’est malheureusement pas possible partout, certaines écoles étant moins bien loties en terme d’équipements et même d’enseignements numériques. Aujourd’hui, le numérique se retrouve dans beaucoup de projets et, s’il y a une dizaine d’années, on pouvait dire "ça, c’est un projet numérique", aujourd’hui, les champs sont beaucoup plus divers et étendus, voire intégrés dans des objets technologiques.
Au regard de ces outils qu’ils connaissent et en même temps qu’ils découvrent, les étudiants parviennent-ils à dépasser l’effet de séduction que peuvent susciter les commandes numériques avec leurs automatismes et les systèmes de programmation ? Comment passent-ils du caractère jubilatoire du numérique à son utilisation ?
En réalité, l’aspect de fascination est une excellente porte d’entrée pour attirer l’attention du public et des étudiants. Je crois que c’est justement à partir du moment où on leur donne les codes et la possibilité de manipuler l’outil, qu’ils peuvent s’en emparer et qu’ils imaginent des choses assez singulières. L’enjeu, en tout cas à l’ESAD de Saint-Étienne où j’enseigne, est vraiment d’encourager les étudiants à s’imprégner des outils numériques, et non de les mettre à distance des machines. La semaine dernière, nous avons accueilli des étudiants d’Annecy, qui sont également dans une école des beaux-arts et de design, et certains de leurs enseignants leur disent de ne pas utiliser les ordinateurs, qu’un assistant se chargera des aspects de programmation. Je pense donc que leurs attitudes dépendent dans une large mesure des dispositions dans lesquelles on met les étudiants face à ces outils.
Aussi, d’un point de vue pédagogique, développes-tu une approche de conception spécifique, que l’on pourrait différencier d’une "démarche de type classique" ?
Oui, en effet, l’approche est très différente et parfois un peu déstabilisante pour les étudiants. Pour eux, il s’agit d’arriver à formuler très tôt une hypothèse de projet et de la mettre en œuvre, pour voir à quel moment elle est pertinente, à quel moment ça bloque et à quel moment il faut réinvestir le projet. Dans un schéma classique, on a tendance à privilégier un séquençage méthodologique du projet. Les choses peuvent alors paraître évidentes et s’enchaîner logiquement d’un point de vue théorique alors que cela ne sera pas le cas au moment de sa réalisation. Je dirais que le passage à la réalisation simplifie le projet, permettant ainsi d’initier de "nouvelles gestuelles" à l’égard du numérique.
Et ces outils sont-ils en train d’amorcer un tournant dans l’enseignement du design ?
Pour ma part, dans ce que j’essaie de mettre en œuvre, complètement. Et c’est d’ailleurs toute la difficulté ! On le voit déjà dans l’industrie, les outils transforment les façons de travailler, les modes de production. Le numérique rend surtout l’industrie beaucoup plus performante, il raccourcit les cycles de production, conduisant à une forme d’optimisation du modèle industriel. Je suis persuadé que l’on peut définir un nouveau schéma de création industrielle, dès lors que les designers, les étudiants et futurs designers s’emparent de l’outil de conception voire de l’outil de production et de diffusion. Ce qui est complexe à l’ESAD de Saint-Étienne comme à l’ENSCI où j’enseigne par ailleurs, c’est que l’enseignement des pratiques numériques fait partie d’un panel d’enseignements. Ce qui n’est pas évident pour les étudiants, c’est à la fois d’investir un nouveau paradigme tout en apprenant d’autres méthodes plus classiques ou répandues. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de l’enseignement, d’apprendre au travers de différents acteurs, malgré la complexité que cela peut engendrer. Ce que je mesure, en tout cas, c’est que les projets menés au pôle numérique font appel à une méthodologie autre. Les étudiants ressentent l’envie de construire leur propre méthode de travail, d’autant plus qu’il devient possible avec le numérique de réinvestir complètement la façon dont on peut travailler.
On voit justement dans l’exposition que plusieurs projets conduisent les étudiants et designers à créer et à fabriquer leurs propres outils de production, comment expliques-tu ce phénomène ?
Cela vient du fait qu’en mettant en œuvre une chaîne numérique, les designers et les étudiants peuvent quasiment s’emparer de tous les instants du processus de création d’un objet : de sa conception à sa fabrication et sa diffusion. Je parlais précédemment d’une forme d’imprégnation des outils numériques, je pense que les étudiants comprennent qu’ils peuvent aujourd’hui avec le numérique mettre en place des choses que d’autres ne mettaient pas en œuvre jusque-là.
Qu’essayes-tu de transmettre aux étudiants ?
Une des complexités de l’enseignement des pratiques numériques repose sur l’évolution des outils. Aussi, ce que l’on doit leur apprendre c’est avant tout une méthode et des principes qu’ils pourront par la suite réinvestir au regard d’autres outils. Tout l’enjeu réside dans le fait d’arriver à leur faire passer l’essence de la pratique du projet numérique. Le design industriel, issu de processus mécaniques, avait induit une production d’objets standards qui étaient systématiquement les mêmes et, d’une certaine façon, une forme de méthodologie en entonnoir partant de l’évaluation d’un contexte multiple vers une réponse unique. Le numérique permet au contraire, dans un contexte multiple, d’apporter des solutions multiples. C’est surtout cela que l’on essaye de transmettre aux étudiants par une pratique concrète de l’outil, de sorte qu’ils considèrent le projet comme polymorphe.
Dans ton travail de conception mais également dans les ateliers que tu diriges à Saint-Étienne, on trouve souvent une certaine forme d’a-fonctionnalité, ou de gratuité dans les dispositifs mis en place, est-ce que tu es d’accord avec cette idée-là, et comment l’expliques-tu ?
Je l’explique par le fait que le travail de conception avec les outils numériques consiste surtout à aller investir des médiums et des entrées dans le projet qui ne sont pas classiques. La puissance du numérique réside justement dans la possibilité de tout réduire au même vecteur sous forme de zéro et de un et dans le fait d’hybrider des paramètres de nature très variables. À travers mon travail, je souhaite surtout montrer d’autres matérialités, d’autres façons d’appréhender la forme. Aujourd’hui, il y a un tel nouveau savoir à construire, de telles nouvelles méthodes à imaginer que l’on est tiraillé entre des modèles connus, extrêmement balisés et des modèles complexes. C’est la raison pour laquelle, j’essaie surtout d’amener les étudiants vers des voies qui impliquent de la surprise, et de les guider sur des terrains et des procédures qu’ils n’auraient jamais imaginés ni même envisagés sans qu’on leur dise.
Penses-tu que toutes les écoles d’art et de design devraient monter des ateliers numériques ?
C’est évidemment incontournable, même si on peut discuter des niveaux et de l’approche fondamentale que l’on peut avoir du numérique. Je ne conçois pas que la pratique du design industriel puisse s’envisager autrement que dans une interaction avec l’industrie. Je ne connais aucune industrie qui n’ait pas recours à des outils ou des processus numérisés, ne serait-ce qu’en termes de conception. Aussi, je ne vois pas comment on peut envisager de faire du design sans maîtriser les outils contemporains. Quand on m’a proposé, il y a trois ans, d’intervenir à Saint-Étienne pour donner des cours de 3D, je leur ai dit : "c’est très bien que vous vous intéressiez à faire de la 3D mais c’est presque il y a 10 ou 15 ans qu’il fallait d’emblée mettre en place ces outils-là". Aujourd’hui, la question de la 3D ne se pose plus uniquement en termes d’outils de représentation, il faut plutôt l’envisager à l’échelle d’une chaîne complète : de la conception à la fabrication. Et c’est un peu ça que j’ai essayé de mettre en place à Saint-Étienne. Le fait est qu’il y a une dizaine d’années, les champs étaient assez identifiés, le design numérique ou les pratiques numériques étaient complètement nouvelles. Aujourd’hui, les outils numériques se retrouvent dans tous les champs du design. Le problème est que plus ça va, plus ces derniers apparaissent comme des disciplines à part entière. Aussi, je comprends que les étudiants aient tendance à penser que le numérique soit le fait de développeurs, puisqu’à mesure qu’augmentent la puissance et les performances des machines, leur utilisation demande une forme de spécialisation. Il y a tellement de retard qui a été accumulé qu’on peut maintenant considérer que les outils numériques sont l’objet de spécialistes.
Penses-tu que le numérique mette fin à une certaine forme classique du dessin ?
Cela dépend. En tout cas, plusieurs démarches dont le Paperless Studio, interrogent la nature du dessin aujourd’hui. Plus les étudiants vont loin dans le dessin, plus l’ordinateur peut être perçu comme quelque chose de réducteur. Or, il s’agit plutôt de voir à quel point l’ordinateur peut ouvrir des champs qui ne seraient pas abordables par la main. Quelque chose de fondamentalement et de méthodologiquement différent se met en place avec le développement des outils numériques. Aujourd’hui, je constate une certaine forme de banalisation de l’outil numérique. Paradoxalement, je dirais que beaucoup d’étudiants sont équipés d’un ordinateur, et le voient comme un outil indispensable à la fois comme outil de travail mais aussi comme objet du quotidien en tant que moyen de communication. Pour autant, il semble y avoir moins de perspectives d’appropriation du fait que les outils et les programmes sont de plus en plus développés. À travers What’s wind drawing, je souhaitais montrer aux étudiants comment un paramètre d’entrée d’une forme pouvait être le vent, là où avant il était presque systématiquement le dessin du designer. Ce que je peux dire à propos du dessin, c’est qu’il est une forme figée d’écriture, alors que le numérique conduit à une forme de mutation et de transformation continue de l’écriture.
Une exposition : Nouveaux paramètres
Des dates : 11/2011 - 04/2012
Un lieu : Galerie ARS Longa, 11e arrondissement, Paris
Des commissaires : François Brument et Vincent Guimas
Des participants :
- ESAD de Saint-Etienne : étudiants du Pôle numérique, Random Lab, Le Garage (Damien Baïs, François Brument, David-Olivier Lartigaud et Gérard Vérot),
- École Boulle : département design de produit (Antoine Fermey et Vincent Rossin),
- ESA Valenciennes : Atelier de recherche et création (Patrick Beaucé et Stéphane Dwernicki)