Il paraîtrait que nous sommes entrés dans une nouvelle ère : celle de l’usager concepteur. Que l’on entreprenne de réaliser un nouveau musée, une place publique, un site internet ou un téléphone portable, il semblerait qu’on ne puisse plus parler de conception sans s’assurer de la participation active de l’usager à son processus. Architecture participative, urbanisme démocratique, « Je check le usability de mon website avec de l’eye-tracking », « Est-ce que t’as co-designé ton projet avec des users ? »
Partout les mêmes recommandations : il faut trouver ou retrouver une place pour l’usager dans le processus de conception. Ces recommandations, reprises en cœur, ont au moins le mérite de nous faire réfléchir aux notions qu’elles viennent articuler, et nous permettent de questionner les termes usage, concepteur, utilisateur que nous manipulons peut-être trop par habitude. Car finalement qui est-il, cet usager ?
L’usager consommateur, prescripteur, bidouilleur… concepteur ?
Tout d’abord il me semble que deux idées bien différentes se cachent derrière ce terme d’usager concepteur. Une première chercherait à défendre l’idée que pour obtenir de meilleurs produits, un usager (ou plus souvent un ensemble d’usagers) doit retrouver une place dans le processus de conception. L’objectif avoué est de concevoir un produit adapté à un futur usager consommateur, celui-ci est donc pris pour sa capacité à prescrire. La question qui en découle est celle de la place de cet usager prescripteur dans le collectif qui participe à la genèse de l’objet. Tour à tour le marketing, les designers, les sociologues de l’usage, ou dans certains cas les ingénieurs revendiquent une expertise propre sur les usages. Ainsi les uns et les autres débattent de la place et des activités à donner à ces usagers que l’on mobilise, de l’organisation de « tests de concept » en amont du développement, à la validation des prototypes par des « panels test » d’utilisateurs.
Mais alors qu’apparaîssent une nouvelle génération d’usagers bidouilleurs qui modifient, réparent et recombinent les produits qu’ils achètent, certaines entreprises vont plus loin et proposent une autre voie en développant des outils de personnalisation toujours plus sophistiqués (par exemple NikeID qui permet de personnaliser chaque détail d’une paire de chaussures, mais aussi Shapeways qui propose des objets numériques reconfigurables à modifier soi-même avant de lancer une impression 3D à la commande). Il semblerait que l’ère de la conception des biens par des entreprises soit révolue, et que l’usager aujourd’hui devient le principal, voire l’unique concepteur des objets qu’il désire.
Une nouvelle génération d’usagers bidouilleurs.
Ces deux voies reposent pourtant sur une proposition quelque peu problématique. Elles supposent que l’on puisse tenir une séparation fondamentale entre le processus de conception d’un objet et une certaine activité subséquente que l’on nommerait usage ou "utilisation" par un usager utilisateur. Ici, la séparation concepteur/usager parait être avant tout un modèle trop simpliste de séparation de leurs activités : le concepteur conçoit puis livre le produit à un utilisateur qui utilise. Or il nous semble qu’on ne puisse pas assumer une telle position, mais qu’au contraire, l’usager est toujours, et a toujours été, l’un des concepteurs de l’objet.
L’usager, le dernier des concepteurs
Prenons un exemple contemporain d’un produit complexe : le Vélib’. Objet hybride, ni vélo, ni transport en commun, le Vélib’ prend quelques attributs des deux pour en faire un produit nouveau et inattendu. De plus, son intégration dans l’espace public génère des contraintes fortes à prendre en compte, et multiplie de fait le nombre et la diversité des acteurs qui composent l’équipe conceptrice. Ainsi le Vélib’ est issu d’un processus de conception qui a intégré tous les grands experts de la conception : non seulement les ingénieurs de chez JC Decaux et le designer Patrick Jouin, mais aussi des juristes, des informaticiens, des experts d’autres entreprises (Orange, Bouygues Telecom), et organisations (urbanistes de la Ville de Paris, conseillers politiques).
Et vélo devint banc public !
Et pourtant, bien qu’il en résulte un objet que l’on pourrait qualifier d’ultra-conçu, sa mise à disposition à un ensemble d’utilisateurs a généré une multiplicité de surprises : la selle, seul élément "personnalisable" du vélo, devient vecteur de communication communautaire sur l’état du vélo (selle retournée = vélo en mauvais état). Les vélos stationnés, devant les laveries de quartier par exemple, deviennent "banc" public individuel pour lire au soleil. Usages détournés ? Pas seulement : même dans l’usage le plus attendu, le produit prend des dimensions surprenantes. Le passage d’un modèle simple de citadin qui s’empare d’un vélo public pour se déplacer (scénario prédéfini à la conception) à la « mise en usage » dans les mains des premiers utilisateurs développe des usages bien plus complexes que l’on ne pouvait imaginer. Il ne s’agit pas seulement de se déplacer : prendre un Vélib’ c’est se montrer, c’est appartenir à une communauté, c’est afficher des valeurs, un statut. Les exemples ne manquent pas pour montrer le décalage, l’inventivité, la créativité, ou nous dirons plus formellement, la capacité à concevoir des usagers, de façon entièrement indépendante de la firme et de ses processus.
Un second exemple peut éclairer cette thèse de l’usage concepteur : en Afrique, c’est un collectif d’usagers à l’échelle d’un pays qui va transformer le téléphone portable et son système de cartes prépayées en une forme nouvelle de transactions financières. Les minutes de communication sont utilisées comme substitut à l’argent liquide, car elles peuvent être envoyés par de longues distances (il suffit d’envoyer un numéro par SMS) et peuvent être conservées de manière plus sécurisée (les « minutes » ne se voient pas, à la différence d’une liasse de billets). Ici les utilisateurs ne conçoivent pas seulement un détournement profond de l’usage préconçu, mais conçoivent en plus un collectif et une organisation, avec les règles nécessaires au développement de cette activité nouvelle.
L’usage, poursuite de la conception.
De ces deux modèles, s’illustre bien l’impossibilité de séparer formellement une activité d’usage et une activité de conception d’un objet. L’usage est une poursuite de la conception. Certes les exemples montrent des extrêmes, mais il nous semble qu’au-delà de l’usage détourné singulier, tout usage peut être lu comme une activité de conception à part entière. On pourrait aller plus loin et défendre l’idée qu’un usager conçoit non seulement son propre usage, mais aussi sa propre interprétation, ainsi que le projet d’utilisation de tout objet qu’il utilise. Ainsi le marteau du menuisier n’est pas le même que le marteau équivalent mis dans les mains du bricoleur du dimanche, et qui est lui-même différent du marteau, pourtant objectivement identique que l’on pourrait exposer dans un musée.
Ainsi l’objet décontextualisé n’est rien. C’est l’usager, seul ou en collectif, qui le concrétise au moment de son utilisation. Pour ainsi dire, l’usager conçoit a minima le tout de l’objet, c’est-à-dire son projet, son interprétation et son usage propre. L’activité d’utilisation, ou l’usage, est une activité conceptrice, au même titre que celle effectuée par les autres acteurs intervenant dans la genèse de l’objet. L’usager, c’est l’ultime concepteur sans qui l’objet n’aurait pas d’existence propre.
Les nouveaux emblèmes de la modernité : des objets à potentiel d’usages
Le couteau suisse est l’archétype du produit multi-fonction, celui qui s’adapte à des besoins divers. A l’origine de sa conception, un certain nombre de scénarios d’usages prédéfinis servent de guide pour le choix des différents modules : lames, loupes, scies, ciseaux, auquel on ajoutera par la suite des fonctionnalités nouvelles. Ainsi l’évolution des usages va faire apparaître tour à tour un briquet, pointeur laser, ou une clé USB. Mais on perçoit rapidement la limite de ce raisonnement : faut-il intégrer un téléphone portable ? Un GPS ? Une carte de paiement ? Un appareil photo ? Quels sont les nouveaux usages auxquels il faut s’adapter ? On peut même se demander si paradoxalement le nouveau couteau suisse ne doit pas aussi intégrer un module « pansement » pour venir en aide à celui qui s’en sert mal !
“Un iPad ? Mais… ça sert à quoi ? Tu l’as acheté pour quoi faire ?”
“Ecoute je ne sais pas trop, on verra, mais ça avait l’air intéressant”
Couteau suisse ou iPad ?
A l’opposé du couteau suisse multi-fonctionnel, on retrouve aujourd’hui des objets tels que l’iPad, produit sans fonction prédéfinie ou prédominante. En revanche l’usager vient le « configurer » en le transformant pour l’adapter à des usages qu’il conçoit. De la même sorte, Twitter a pris son envol dès lors que des usagers ont commencé à expérimenter avec le nouveau service de « micro-blog » ou « maxi-sms ». Les inclassables deviennent intrigants et séduisent par le potentiel de nouveaux usages qu’ils permettent aux utilisateurs.
Ainsi apparaît une classe nouvelle d’objets qui séduisent sans usages préconçus, qui mettent en avant non pas leur « adaptabilité », au sens du couteau suisse, mais plutôt leur potentiel d’usage. Ils offrent de nouvelles capacités de conception aux usagers et en ce sens, on peut les qualifier d’outils. On peut donc se poser la question de cette « nouvelle ère de l’usager concepteur » : en effet, ce qui fait la nouveauté n’est pas tant que l’usager devient un concepteur, nous avons montré en quoi il l’a toujours été, en revanche il semble qu’aujourd’hui cet usager souhaite aller plus loin dans sa capacité à imaginer de nouveaux usages. Ce ne sont plus des objets multifonctions qui inévitablement vont figer un certain nombre d’usages prescrits à partir de scénarios prédéfinis, mais de véritables plateformes de conception, des produits qui permettent à tous d’imaginer et concevoir des usages inédits. Quant aux tentatives, aujourd’hui, d’implication des usagers dans les organisations conceptrices, il nous semble qu’il faut maintenant penser ces médiations en levant l’hypothèse des usages donnés et prescripteurs et en considérant plutôt celle que nous avons présenté ici d’usages conçus. Au-delà d’une interaction concepteur/usager, c’est à présent des objets qui font de l’usager un meilleur concepteur qu’il faut développer ; car comme l’a évoqué Bernard Stiegler :
Le destinataire de l’objet industriel de demain est un praticien, et non un usager.
POUR ALLER PLUS LOIN :
> Stiegler Bernard, « Du Design comme sculpture sociale – Nouvelle association dans les desseins du design » in Brigitte Flamand (collectif), Le Design : Essai sur des théories et des pratiques
, Éditions du Regard, 2006.
> Les travaux de recherche de Kin Wai Michael Siu à la Hong Kong Polytechnic University School of Design sur le parallèle entre l’interprétation des objets et les théories du « reader-response ».