La thématique mortuaire est extrêmement visible en Roumanie : si le célèbre cimetière joyeux de Săpânța, avec ses stèles en bois gravées évoquant de manière souvent humoristique la vie du défunt en est l’exemple le plus connu, quiconque se rend pour la première fois dans ce pays est frappé par l’omniprésence dans l’espace public – rural comme urbain – des références à la mort et aux pratiques funéraires.
En témoigne l’anthropologue français Jean Cuisenier, qui s’interroge à ce propos :
CUISENIER, Jean, 1994, Le feu vivant. La parenté et ses rituels dans les Carpates. Paris, PUF, p. 341.
« Comment un anthropologue étranger grandi dans une culture où l’on dissimule la mort plus qu’on ne l’expose ne serait-il pas confondu par la richesse et la densité des pratiques et des formules ritualisant le deuil ? »
C’est le constat que je pose également, au terme de quinze ans de recherches anthropologiques menées en Transylvanie (Nord-Ouest du pays) et auprès des migrants roumains en Italie et en Espagne, portant sur des sujets non directement reliés à la mort (la recomposition du paysage religieux, la fermeture des mines de charbon, les migrations au sein du pays et vers l’Europe occidentale) : je ne compte plus le nombre d’occasions où des personnes que je rencontrais en situation de terrain anthropologique m’ont montré des photos d’enterrements au sein de leur famille (y compris du défunt dans son cercueil, bien souvent ouvert), leur propre tenue funéraire, ou encore les repas funéraires (dans la maison du défunt ou au cimetière) auxquels j’ai été conviée par des personnes que je connaissais peu.
Pièce de monnaie, bassine d’eau et demi-courges
En Roumanie plus que dans aucun autre pays européen, y compris les pays limitrophes qui présentent de fortes similitudes socio-culturelles, la mort et les objets qui lui sont associés se donnent à voir de manière à la fois spectaculaire et placide. Cet article se propose de les présenter brièvement, d’en donner quelques grilles de lecture, avant d’esquisser les conséquences sur les pratiques funéraires de la récente émigration d’une partie très importante (et souvent jeune) de la population roumaine, et en particulier sur la pomană, offrande faite au nom du défunt lors de repas funéraires organisés à intervalles réguliers.
La pomană constitue l’axe central des pratiques funéraires roumaines. D’origine slave, le terme désigne principalement un don pour les morts, dont le bénéficiaire est l’âme du défunt, mais à condition que la transmission de cette offrande soit médiatisée par une personne vivante. Une telle offrande aux morts s’effectue généralement sous forme de pain, d’eau ou de vin, et de cierges, à l’occasion du grand repas funéraire, également désigné sous le terme générique de pomană. Elle peut aussi être faite sous forme d’aumône aux pauvres, en donnant par exemple les effets personnels du défunt. Elle a lieu le jour de l’enterrement, le samedi suivant, puis quarante jours après, six mois après et un an après ; ensuite à chaque date anniversaire de la mort pendant sept ans.
Les dons faits à l’occasion de la pomană font souvent (mais pas toujours) l’objet d’une explication, relative aux besoins du défunt dans son voyage vers l’au-delà, similaires aux nôtres ici-bas : la lumière pour éclairer son chemin (la bougie allumée lors du décès), l’argent pour payer les passeurs aux différentes douanes (dont le nombre peut aller jusqu’à 72) qui mènent à l’au-delà, un bâton pour marcher et se protéger, etc. L’un des aspects qui attire l’attention lors de rituels funéraires, en particulier en milieu rural, est la présence de très nombreux objets du quotidien auprès du défunt : pièce de monnaie déposée dans ses mains, cierge de la taille coulé sur une corde à la taille du mort, pains aux motifs élaborés, bouillie de blé, mais également tenue funéraire, bassine d’eau et savon, demi-courges faisant office de chandelier…
BRATU, Anca, 1989, Le voyage vers l’autre monde dans les croyances populaires roumaines, in LARES, LV, n°4, Florence, p. 451.
Au terme d’un voyage d’environ sept ans, on dit que les défunts se « sont complètement intégrés à la communauté des morts, dans la masse anonyme desquels ils se sont fondus ». Toutefois, les vivants doivent encore leur envoyer tout le nécessaire pour leurs besoins dans l’au-delà, à l’occasion de cérémonies collectives et non plus individuelles, comme par exemple la Pâques des Morts (Pastele Blajinilor) dans l’ouest du pays. Ces pratiques de repas sur les tombes et d’objets « migrateurs » vers l’autre monde sont surprenantes pour un spectateur occidental ; d’autres le sont encore plus, tels les rituels de réparation (mort-mariage pour les défunts célibataires), ou le double enterrement, qui consiste en une exhumation du cadavre au bout de sept ans, à un lavage rituel des os au vin, à une bénédiction du prêtre et à une nouvelle inhumation.
Vampires, prêtres et femmes âgées
Le devenir de l’âme du mort dans l’au-delà ne dépendra donc pas uniquement des bonnes ou des mauvaises actions que le défunt a effectuées de son vivant, mais également, et peut-être surtout, du respect scrupuleux, par la famille du défunt, du scénario funéraire. En cas de non-respect de ces prescriptions, l’âme du défunt peut revenir sous forme de vampire pour se plaindre.
ANDREESCO, Ioana, BACOU, Mihaela, 1986, Mourir à l’Ombre des Carpates, Paris, Payot, p. 34.
« Les rites de passage sont donc autant de rites de séparations successives qui ponctuent le départ et le voyage sans retour de l’âme vers l’au-delà, garantissant à la fois le désir de "mourir bien" pour que l’âme puisse accéder sans encombres à l’autre monde et la nécessité de "mourir à tout jamais" pour que l’ordre reprenne sa place dans ce monde et que le vampire, punition des vivants plus que punition du mort, n’ait pas à se manifester ».
Une telle conception du devenir de l’âme, qui repose plus sur l’observation des prescriptions funéraires par la famille du défunt que des actions posées par celui-ci de son vivant, s’éloigne largement de la conception chrétienne de l’au-delà. De telles pratiques, tolérées par l’Église orthodoxe, majoritaire en Roumanie, surprennent dans un pays européen. Les commémorations individuelles et collectives des défunts, ne réservent qu’une place marginale au prêtre et à l’institution ecclésiastique. Ce sont les fidèles, et parmi eux, quelques « experts » en questions funéraires (souvent des femmes âgées), qui déterminent la canonicité du rituel, et vont parfois jusqu’à imposer aux prêtres le respect de celui-ci.
Il ne faudrait pas pour autant en conclure à des survivances païennes, ni à une « croyance » stable et homogène en un au-delà distinct de la représentation chrétienne. L’historien Paul Veyne, auteur d’ouvrages majeurs sur la notion de croyance, citant une anecdote rapportée par l’anthropologue Radcliffe-Brown, souligne à propos des repas funéraires en Chine, qui présentent des similitudes avec le cas roumain :
VEYNE, 1988, « Conduites sans croyances et œuvres d’art sans spectateurs », Diogène, n° 143, p. 17.
« Un habitant du Queensland rencontra un Chinois qui portait un bol de riz cuit sur la tombe de son frère. L’Australien, en plaisantant, lui demanda s’il pensait que son frère viendrait le manger. Le Chinois répondit : "Non, nous offrons du riz aux morts pour exprimer notre amitié et notre affection. Mais, d’après votre question, je suppose que, en Australie, vous mettez des fleurs sur la tombe d’un mort parce que vous croyez qu’il aimera les regarder et sentir leur parfum" ».
Il convient de souligner que dans ce domaine particulier, les personnes pratiquant cet ensemble étonnant de rituels disposent à la fois de capacités de doute et de distance critique envers les récits visant à donner du sens aux pratiques funéraires. C’est là que réside tout l’enjeu de la description de ces objets étonnants et des récits non moins étonnants relatifs à l’au-delà : les prendre au sérieux sans les « exotiser », c’est-à-dire sans mettre en avant ce qui semble s’éloigner le plus de l’imaginaire chrétien de l’au-delà. Sur le terrain, bien souvent on assiste à un ensemble de pratiques dont la norme « idéale » est plus ou moins discutée, mais très rarement à un discours cohérent sur la fonction exacte des objets dans l’au-delà. Si le respect du scénario funéraire ne garantit pas que le défunt arrivera bien dans le monde des ancêtres, son non-respect implique en revanche le risque d’une « mauvaise mort », c’est souvent le seul élément explicite qui ressort de la bouche des personnes interrogées sur le sujet.
Madrid, Turin et Vienne
Étant donné la place particulière qu’occupe la mort et sa prise en charge, de très nombreuses recherches ethnographiques ont porté sur les rituels funéraires roumains. Parmi elles, un ouvrage remarquable, Mourir à l’ombre des Carpathes, écrit par deux anthropologues roumaines, Ioana Andreesco et Mihaela Bacou initialement paru en 1986 et réédité en France en 2011, constitue à ce jour l’étude la plus complète sur le sujet. Il porte sur une enquête au long cours en Olténie, région roumaine connue pour sa richesse en matière de pratiques funéraires. Même si elles soulignent la stabilité dans le temps que semble présenter cet ensemble de pratiques, les deux auteures, insistent cependant sur le fait que celles-ci ne doivent pas être traitées en termes de subsistances décontextualisées :
ANDREESCO, Ioana, BACOU, Mihaela, 1986, op. cit., p. 17.
« cette permanence n’est pas résiduelle, circonscrite à quelques vieillards oubliés par l’histoire et le temps qui passe, destinée à mourir avec eux et à être enterrée par l’évolution de nos cultures sous le poids de nos civilisations. (…) Non seulement "ça existe", mais de surcroît "ça marche", et même "ça crée" ! Cette culture populaire a retrouvé le seuil d’une dynamique ».
Leur enquête de terrain souligne l’importance de la créativité rituelle observée dans le domaine funéraire, notamment la pomană de son vivant ou auto-funérailles, célébrées du vivant de la personne, phénomène récent, apparu dans un contexte politique particulièrement difficile, celui de fin de la Roumanie de Ceausescu. Il s’agit d’effectuer soi-même, de son vivant, la pomană, en l’absence des descendants, partis travailler en ville, selon l’idée que mieux vaut organiser les choses soi-même, de manière préventive, sous forme de repas festifs et de dons organisés sur une base de solidarité de voisinage plus que familiale.
La situation d’incertitude et de changement social décrite en 1986 s’est spectaculairement accentuée depuis le début des années 2000, avec le départ estimé de cinq millions de personnes sur une population initiale de 22 millions d’habitants. Il s’agit d’une émigration économique de nature souvent circulaire, vers l’Europe occidentale et en particulier l’Italie et l’Espagne. Toutefois, même si les migrants reviennent à intervalles réguliers au pays, l’une des conséquences de cette émigration massive est le problème inédit qu’elle pose pour l’observation de toutes les prescriptions funéraires décrites plus haut. Comment faire, quand on sent la mort venir, pour se rassurer sur son sort dans l’Outre-Monde quand on sait que ses enfants vivent à Madrid, Turin ou Vienne ?
VoirMihaela Puscas, « Quand les parents ne sont pas là. Une innovation dans les pratiques funéraires en Roumanie », Annuaire de la Société Roumaine d’Anthropologie, Bucarest, 131-137 ainsi que celui de Cristina Palaga de 2014.
La question de l’adaptabilité du rituel funéraire se pose à un double niveau. En Roumanie, où, comme on vient de le voir, en l’absence des jeunes, les personnes âgées ont dû s’adapter, et où cette nouvelle pratique d’auto-funérailles, qui a fait l’objet des quelques études, apporte une réponse partielle à l’angoissante question du respect du rituel funéraire. La question se pose autrement dans les pays d’accueil des migrants roumains, l’Italie et l’Espagne dans leur écrasante majorité.
Tout d’abord, à la différence des diasporas plus anciennes (nord-africaine notamment) actuellement confrontées à la question de la prise en charge des décès des migrants âgés , la question du décès sur place (et du rapatriement du corps en Roumanie) n’y est encore que très marginale, en raison du jeune âge des migrants. Mais elle se pose aussi à propos des obligations filiales des migrants envers leurs aïeuls décédés. Et c’est probablement là que l’on est en train d’assister à une rupture dans la chaîne de transmission intergénérationnelle sur laquelle repose tout l’imaginaire funéraire. Alors qu’en Roumanie la norme du rituel funéraire, très largement définie localement, est bien souvent établie en dehors de l’autorité du prêtre, les relations sont bien différentes au sein des paroisses orthodoxes de la diaspora. Celles-ci sont constituées de fidèles venus de tout le pays, rendant plus difficile l’établissement d’une norme funéraire « unifiée », et mes enquêtes de terrain menées notamment dans la banlieue de Madrid dans plusieurs paroisses roumaines ont montré que les prêtres de la diaspora sont beaucoup moins enclins que leurs homologues restés au pays à tolérer cet ensemble de pratiques, jugées peu conformes aux préceptes chrétiens, dans un environnement par ailleurs majoritairement catholique où la mort se donne peu à voir.
Malgré l’exemple d’adaptation du rite que semble constituer la pomană de son vivant, c’est tout un modèle du mourir-ensemble d’une grande richesse qui semble aujourd’hui remis en question par la récente émigration d’une partie important de la population roumaine. Un tel modèle arrivera-t-il à rester créatif tant en Roumanie qu’au sein d’une diaspora toujours plus nombreuse ? C’est la question de la puissance des liens intergénérationnels de sociétés en profonde mutation qui déterminera sans doute la réponse à un tel défi.