Le costume-caméléon
Le petit magasin d’objets cinématographiques #1

Article écrit par Pia Pandelakis.

Inventaire cinétique, boutique d’objets dingues, foutoir à gadgets filmiques, le petit magasin d’objets cinématographiques rassemble les produits, choses et machins que le cinéma nous offre et projette. Pour une théorie de l’accessoire, mais aussi peut-être comme un anti-design, ce grenier foutraque questionne les objets par-delà les époques, par-delà les mediums pour faire émerger des tropes, des figures mais aussi, avec la délectation du chineur, des collections improbables.

Objet #1 : le costume-caméléon

Sur fond de papier peint bleuté, à pois, une mère et sa fille dansent de joie : grâce au service Hotels.com, elles ont trouvé l’hôtel qui leur ressemble. Pour matérialiser cette rencontre réussie entre l’usager et le lieu, les publicitaires ont trouvé un signe visuel efficace : les robes des deux personnages sont ornées d’un motif absolument identique - les pois bleus - à celui du papier peint. Dans ce court spot animé en 3D, la matière unique est celle du pixel ; mais le regardeur pourra cependant être interloqué par cette continuité visuelle qui fait fi de la matière, du papier (le mur) au textile (les robes), pour les réunir dans la même masse graphique.

Ces demoiselles actualisent sans le savoir un trope très fréquent au cinéma, qui voit un personnage affublé d’un costume dont le motif est identique à celui du mur qui se tient derrière lui. L’effet premier est plastique : le sujet et son décor se confondent, forme et fond se brouillent, et dans les cas les plus réussis, le corps du personnage subit une mutation curieuse, dès lors que sa tête semble flotter seule, privée de son tronc.


Le costume-caméléon (nous l’appellerons ainsi), possède par définition ses limitations : il ne fonctionne que dans le temps donné où le personnage ainsi affublé imite le décor. La forme la plus simple et sans doute la plus familière de ce dispositif, du moins pour le public français, apparaît dans la rencontre entre Pierre (Thierry Lhermitte), employé de SOS Amitié, et le canapé présent dans son bureau dans Le Père Noël est une ordure. Le dispositif surgit deux fois : la première, c’est pour opposer Pierre, en voie de fusion avec ledit sofa, avec la transsexuelle Katia.

Lorsque l’un est conformiste au risque de la disparition, l’autre jure et ne s’accorde avec rien - elle l’affirme d’ailleurs dans cette conversation où elle tente sans à-propos de faire de l’humour.

Plus tard Pierre, excédé, s’allonge sur le canapé dans un plan serré et achève ainsi de disparaître visuellement. Plus de vingt ans plus tard, Zach Braff propose une version du costume-caméléon empreinte de connotations similaires. Dans Garden State, il interprète le personnage d’Andrew Largeman, dont le nom n’a rien de programmatique. Ce jeune acteur (plus wannabe qu’acteur, d’ailleurs) retourne dans son New Jersey natal pour l’enterrement de sa mère. Un peu après la cérémonie, il reçoit en cadeau une chemise réalisée avec des chutes de tissu, celui là-même que la mère d’Andrew avait sélectionné pour retapisser la salle de bains. Dernière entreprise réalisée du vivant de Madame Largeman, la redécoration de cette pièce est d’autant plus significative qu’elle est le lieu de sa mort. Lorsque Andrew essaie la chemise, il se regarde longuement dans le miroir de la salle de bains : la continuité du motif est presque parfaite.

Contrairement au costume de Pierre, dont la sobriété confine déjà à l’insignifiance, le motif arboré par Andrew est flamboyant. Le plan épouse une symétrie troublante, à laquelle participent les deux appliques qui animent le mur derrière Zach Braff. Ces deux luminaires sont d’ailleurs les seuls objets identifiables dans ce plan, et empêchent celui-ci de basculer dans l’abstraction la plus totale. Andrew, qui tente d’échapper à son addiction aux anti-dépresseurs, vit mal son retour dans le New Jersey. Ce retour le place face à la réalité de ses ambitions d’acteur (modestement accomplies) et le confronte à ses démons familiaux. Le costume-caméléon fonctionne dans ce contexte comme un signe : l’inadéquation du personnage n’empêche pas ce dernier d’être “happé” par la pression familiale (paternelle surtout). En cela, le costume-caméléon rappelle la chambre immaculée dans laquelle Andrew se réveille au début du film. La monochromie de cette chambre est évocatrice du brouillard médicamenteux dans lequel le personnage a été plongé sur les prescriptions de son père psychiatre. Andrew, ainsi que Pierre, apparaissent donc comme deux hommes-décors dont les corps semblent prêts à disapraître, au bord de l’invisibilité.

C’est le paradoxe du costume-caméléon : il s’agit d’un objet dont l’efficacité suppose qu’il devienne invisible. Il faut dire efficacité plutôt que fonctionnalité, car ce costume-là n’a pas prétention à constituer un camouflage - sauf peut-être dans Toys, ou farce et attrapes et stratégie militaire se rencontrent à l’endroit de ce jeu visuel. Le cinéma est pourtant riche en situations où le personnage utilise une ruse pour se confondre avec le décor. Les récits martiaux des films d’Action des années 80 sont ainsi souvent l’occasion pour l’acteur d’effectuer une arrivée tonitruante dans le champ. L’exemple canonique de ce procédé reste l’arrivée impromptue de Sylvester Stallone derrière son ennemi dans Rambo II : La Mission. Parfaitement caché dans une colonne de boue, Rambo ouvre un oeil que le spectateur attentif peut déceler avant que très vite, un autre méchant sans nom soit occis. Le camouflage sous-entend souvent que le personnage effectue un retour à la nature : il s’affuble de feuilles, de boue, devient un bon sauvage pour affronter plus sauvage que lui (tel Arnold Schwarzenegger dans Predator, ou plus récemment Peeta dans Hunger Games).

Le costume-caméléon constitue l’opposé de ces défroques boueuses. Essentiellement urbain, il est avant tout un accessoire d’intérieur. Dans certaines configurations cependant, il peut concurrencer la colonne de boue dans le registre du camouflage. Dans Sherlock Holmes - Jeux d’ombres, Robert Downey Jr s’amuse à surprendre Jude Law (son cher Watson) en revêtant un costume peint pour correspondre en tous points au décor. Ce costume ne fait illusion que dans une situation précise et demande à celui qui le porte de se tenir en un point exact de l’espace - pour enfin le ridiculiser un peu lorsque la supercherie est levée. Contrairement au costume-caméléon qui nécessite un plan fixe, presque un plan-tableau, le costume de Holmes fonctionne dans une temporalité en trois temps : le spectateur voit le décor ; il perçoit la vibration d’un point du décor, et comprend avec délectation le dispositif ; enfin, il rit de voir l’acteur se dandiner dans un fuseau décoré d’éclats chromatiques dès lors sans à-propos.


Le costume camouflet de Holmes est différent de notre costume-caméléon car il est un trompe-l’oeil ; il construit une continuité du corps de l’acteur au décor en demandant à l’un d’imiter l’autre. Or, le costume-caméléon ne suppose pas de hiérarchie dans le mimétisme : corps et décor sont visuellement faits de la même matière. Le costume-camouflet (une autre possible catégorie) annonce cependant une potentialité du costume-caméléon au-delà du seul effet comique, dans le sens où ce mimétisme parfait revêt une qualité magique.

Capable d’une profonde distorsion visuelle (rompre la frontière forme-fond), le costume-caméléon peut tordre la logique attendue de la narration, servie habituellement par le montage.

Dans Zero Theorem, Matt Damon porte plusieurs costume-caméléons dans une même séquence, ce qui ne relève pas d’un impossible (on peut imaginer qu’il a utilisé le temps hors-champ pour se changer) mais crée néanmoins une forme de rupture. Il ne s’agit donc pas d’un faux-raccord, mais d’une interférence, d’une anomalie visuelle : la continuité visuelle forme-fond recouvre une discontinuité sur le plan narratif. On retrouve ce principe dans Toys, lorsque le Capitaine Zevo apparaît d’abord en costume rouge pour se fondre avec un mur rouge, puis revient quelque secondes plus tard en combinaison blanche - sur le plan du montage, une durée s’est écoulée, mais rien n’indique que le personnage ait utilisé ce temps pour se changer, et les autres personnages ne relèvent d’ailleurs pas cette transition. Dans ces deux cas, le costume-caméléon porte très bien son nom puisqu’il épouse l’apparence de la toile de fond.


Ce fantasme du camouflage parfait peut également être rencontré dans le champ du jeu vidéo, par exemple dans Metal Gear Solid 3 où la capacité, portée à son maximum, relève d’un “100% camo”.

Cependant, ce procédé n’est jamais justifié par un discours technologique (formulé ou sous-entendu) - comme cela est par exemple le cas dans Predator ou G. I Joe, deux films qui s’inscrivent dans le genre de la science-fiction et en empruntent les conventions, et qui permettent justement l’émergence d’objets aux capacités inédites, dont celle du camouflage total. La magie du costume-caméléon chez Gilliam n’est pas une magie de l’objet, c’est une magie de cinéma, qui opère sur un principe très fondamental depuis Méliès : le “cut”, manifeste ou non, permet de faire entrer dans le champ des objets qui ne s’y trouvaient pas jusqu’alors.

Il est également curieux qu’un film qui commence par présenter son acteur nu soit autant un film de costumes (et non film en). Si Matt Damon appartient avec ses complets criards à un régime de l’hyper-visibilité, le personnage de Christopher Waltz, qui a d’ailleurs du mal à s’affirmer comme un individu, est invisible quoi qu’il fasse. À la fête où il rencontre la jeune Bainsley (Mélanie Thierry), il est systématiquement bousculé par les invités, comme s’il était transparent. À l’opposé, Bainsley porte une robe au motif audacieux, dont la laideur est intentionnelle puisqu’elle doit repousser les hommes - un souhait de son père apparemment devenu une idiosyncrasie pour la jeune femme.

Mais revenons pour finir aux costumes de Matt Damon ; ceux-ci connectent le costume-caméléon à une autre typologie du vêtement, que l’on pourrait nommer le costume d’humeur. Là, le costume ne change pas en fonction du décor, mais en vertu de principes externes, souvent psychologiques ou émotionnels. Les costumes dans Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant changent de couleur selon les pièces qui accueillent les personnages ; mais ces variations chromatiques des lieux sont elles-mêmes soumises aux changements d’attitude et d’humeur des personnages (une pièce rouge pour la femme soumise à son mari violent ; une pièce blanche pour les amours illicites – bien que le partage soit très perméable, et c’est d’ailleurs un choix qui porte le film). Les robes “couleur de temps” revêtues par Catherine Deneuve dans Peau d’Âne imitent elles aussi davantage un état, une émotion, que la matérialité du décor. La robe devient alors changeante, mouvante, à l’opposé du tissu carcéral qui emprisonne Thierry Lhermitte et Zach Braff dans les exemples sus-cités.

Le travail photographique de Laurent LaGamba, artiste français, repose sur la peinture de corps en trompe-l’oeil afin qu’ils se confondent avec le décor ; l’artiste chinois Liu Bolin a été surnommé “l’homme invisible” pour son travail relevant d’un procédé similaire (séries Hiding...) ; enfin, l’artiste australienne Emma Hack propose des corps peints en correspondance avec le motif habillant le fond de ses photographies, dans une variation plus formelle (qu’elle propose d’ailleurs dans le cadre de campagnes publicitaires).

Le costume-caméléon n’est pas seulement un objet de cinéma. On le voit, ça et là, faire l’objet d’installations ou de projets de design textile. Certains goûteront la performance, d’autres grimaceront face à un art de procédé, cousin qui plus est du trompe-l’oeil. Pourtant, le costume-caméléon est un objet éminemment cinématographique.

Contrairement à d’autres objets que nous pourrons évoquer dans cette rubrique, ce costume ne possède pas en lui-même de qualités cinégéniques (à la manière d’une voiture, d’un vase, d’un sac à main…) Il existe au cœur d’un dispositif, pour et par un plan.

Il doit être compris comme un objet (un produit de design) mais aussi, plus précisément, comme costume (un produit de design textile). Mais ce qui frappe chez cet “objet” contradictoire, au-delà de sa seule capacité à disparaître, c’est ce qu’il advient du corps ainsi habillé dans le champ. Le costume-caméléon annonce, en quelque sorte, le devenir-objet du corps de l’acteur - destin que l’on devine en d’autres lieux, par exemple dans l’avatar numérique (des scènes-relais de Spider-man au motion capture d’un Tintin). Il est remarquable d’ailleurs que les plus réussis des costumes-caméléons laissent nos héros sans voix, dans l’incapacité de commenter cette curieuse rencontre. Devenir-objet reviendrait à se taire, et laisser la plasticité de l’habit prendre la parole.

FILM CITÉS

Les aventures de Tintin : le secret de la Licorne, Steven Spielberg, 2011.
Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, Peter Greenaway, 1989.
Garden State, Zach Braff, 2004.
G.I Joe - Le réveil du cobra, Stephen Sommers, 2009.
Hunger Games, Gary Ross, 2012.
Peau d’Âne, Jacques Demy, 1970.
Le père Noël est une ordure, Jean-Marie Poiré, 1982.
Predator, John McTiernan, 1987.
Rambo II : La Mission, Georges P. Cosmatos, 1985.
Spider-Man, Sam Raimi, 2002.
Sherlock Holmes - Jeux d’ombres, Guy Ritchie, 2011.
Toys, Barry Levinson, 1992.
Zero Theorem, Terry Gilliam, 2013.

ET POUR ALLER PLUS LOIN

Camopedia, un site bien curieux ayant l’ambition de rassembler les motifs “camouflage” des uniformes militaires rencontrés dans différents films.

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