Tentative d’épuisement du domaine Hellocourt
les 17 octobre et 11 novembre 2016

Veille réalisée par Mathieu Tremblin.

Mathieu Tremblin s’inspire des pratiques et expressions anonymes, autonomes et spontanées dans l’espace urbain et met en œuvre des processus ou des actions simples et ludiques pour questionner les systèmes de législation, de représentation et de symbolisation de la ville. Il privilégie l’intervention situationnelle dans l’espace urbain, la marche et la visite, la création d’outils, le détournement d’objets, et recourt à des récits, éditions, installations, photographies, et vidéos pour documenter ou réinvestir ses expérimentations. Aujourd’hui, c’est tentative d’épuisement d’un lieu mosellan. Suivez le guide.

À l’horizon, le site de Bataville ressemble à une forteresse au milieu de la fôret.

Sur la route, deux panneaux de signalisation routière indiquent Bataville malgré le fait que l’entreprise Bata soit fermée.

Le site industriel n’est pas reconnu administrativement comme ville mais le panneau signalétique associé a été néanmoins posé au-dessus de celui indiquant le village de Moussey, au lieu d’être installé sur les poteaux dédiés à côté.

Au détour de la route, alors que les bâtiments rouges et blancs du site industriel apparaissent entre les arbres, Bataville disparait des panneaux signalétiques routiers.

Le long de la route d’accès à l’usine, le panneau liste les entreprises qui ont réinvesti les locaux de Bataville après sa désaffection ; sur le panneau du centre restent deux lettres « AM » pour PAAM Industrie.

À l’entrée du site, sur le foyer social, un graffiti effacé et cryptique dont on ne perçoit que des bribes : « +++ O ≠ 3 + 3 MERCI ».

Passé le portail, la double pendule s’est arrêtée pendant la pause-déjeuner ; elle demeure bloquée sur 13 h 42 depuis la fermeture de l’usine.

À l’intérieur du bâtiment administratif de l’usine, une carte du monde stylisée en plexiglas fumé intitulée « BATA SHOE ORGANIZATION » recense la répartition sur la planète des sites de l’entreprise. Fixés sur la carte, les jetons circulaires avec une chaussure beige sur fond noir figurent les sites de production tandis que ceux avec un chausse-pied noir sur fond beige figurent les sites de distribution. Le jeton du Vénézuela a été volé.

Les employés de l’entreprise Naturaboots ont apposé un fragment d’une ancienne affiche rigide de Bataville de sorte à occulter le trou circulaire laissé dans la fenêtre par l’enlèvement d’un aérateur à volets.

Sur un pan de l’ancien hangar Bata de 12000 m2, reconverti en plateforme logistique de stockage, assemblage, préparation de commandes, emballage et expédition, Jean-Paul Leroy, PDG de LPDE (Logistique du Pays des Étangs), ancien employé de Bata a accroché en souvenir un panneau publicitaire de l’entreprise Bata qu’il a récupéré avec d’autres anciens employés à l’issue de la fermeture du site en 2000. Alors que son entreprise est en phase de dépôt de bilan, le panneau demeure là, au milieu d’un stock d’emballages, cartons et papier bulle. Les quatre personnages des affiches collées sur le panneau, reliquats de campagne publicitaire de la fin du XXe siècle (les prix sont encore en francs et la production Bata a cessé quelques mois avant le passage à l’Euro) regardent en direction de la plateforme désertée. Ils sont est comme les témoins de cette désaffection. Entre leurs corps, on peut lire ces mots : « Bata Bata Bata C’EST DÉSARMANT. C’EST DÉSARMANT. TOUCHE FINALE. »

Au fond de la cour de l’usine, trône une gigantesque structure en IPN qu’on aurait tort de confondre avec les infrastructures ferroviaires à proximité. Le motif abstrait des poutrelles métalliques en excroissance dessine une contre-forme : l’enseigne Bata a été vidée. Les lettres soustraites, seules demeurent les lattes qui venaient soutenir le corps typographique du logo.

En entrant par la fenêtre de la menuiserie, on aperçoit le toit qui s’est effondré malgré le soutien improvisé de plusieurs colonnes de palettes en spirale.

Quelques bidons éventrés ont servi pendant un temps à écoper les fuites...

...et la mousse des dalles du faux plafond qui jonche le sol inondé s’est transformée en écosystème miniature.

Au bord de l’étang de lagunage, dans le jardin de la gare ferroviaire et fluviale, un bivouac improvisé : un foyer pour le barbecue, des jardinières en béton transformées en poubelle, une caisse utilisée comme tabouret, une borne en béton sur laquelle est posée une pierre en granit, comme creusée à mesure de l’assise et des intempéries.

Sur les murs de l’ancienne gare ferroviaire et fluviale, on trouve trois registres de signe :
– Sur chacune des faces, une enseigne toponymique récemment disparue que l’on peut deviner grâce aux points de colle noire qui enserrent et révèlent des couches successives de lettrages : un MOUSSEY bâton bleu recouvert à la peinture blanche, sur lequel est apposé un MULSACH bleu décrépi d’inspiration gothique datant de l’annexion allemande.

– Sur le hangar en parpaings qui prolonge le corps de bâtiment principal, une série de trois cases de la bande dessinée Calvin and Hobbes et de trois graffs en wildstyle peints à l’aérosol par OREO du crew RCA, un graffeur de Touraine.

– Sur la façade, les empreintes de deux mains réalisées avec du plâtre.

L’écluse n°8 est le refuge délabré de fêtes clandestines passées : canettes en verre de bière sans étiquette au sol et des traces de doigts à la suie sur les parois.

À l’entrée du Haut des Vignes, un ancien modèle de panneau signalétique Cédez-le-passage a été rehaussé par une extension en métal bricolée de sorte à surplomber la haie à mesure de sa croissance.

Les logements du Haut des Vignes ont fait pour la plupart l’objet de réfections : suppression de la verrière à l’entrée, ravalement de façade aux couleurs pastels, aménagement d’un decorum de jardin ou ajout de gravillons ou de dalles dans l’allée.

Quand les clôtures ne sont pas remplacées par des haies ou des murets...

...l’évolution du Haut des Vignes est principalement lisible au niveau des espaces frontaliers entre les logement individuels et la rue : – Des clôtures en fer forgé aux formes géométriques variées dont la rouille laissent supposer qu’elles sont d’origine.

– Des excroissances de métal qui sortent des murets suite à la découpe des clôtures, bientôt recouvertes par des haies.

– Des murets en béton avec des pierres en inclusion, des murets en béton avec des fausses pierres en décoration, des bordures en pavés utilisés d’habitude comme revêtement de la chaussée, des parpaings transformés en jardinière.

– Des clôtures à croisillons en bois, des poteaux en plastique et du grillage simple torsion, des rondins fraisés et du grillage à maille carrée et du fil barbelé devant la haie.

Dans le fond du stade de football bien entretenu, la densité de la végétation cache le panneau VISITEURS du S.C.B. (pour Sporting Club Bataville ?), et laisse supposer qu’aucun match d’envergure ne s’est déroulé depuis longtemps.

Juste à côté, la rouille camoufle dans le décor un ancien poteau à la peinture écaillée bleu canard, vraisemblablement un ancien support pour un projecteur.

Sur la porte de l’embarcadère de l’étang de la Laixière, deux archétypes de graffiti vernaculaire : un « L’OM » (le « ALLEZ » est effacé) au blanc correcteur et une svastika ratée puis raturée au marqueur noir indélébile.

Derrière l’église, sous le préau, d’autres graffitis vernaculaires indiquent un lieu de rassemblement probable pour les enfants et les adolescents du village : un « NTM », une femme nue schématique, un cœur en cerne au centre duquel est inscrit « Camille on t’en merde sale bicth - Kiss » et trois lettrages en contours « VA », « VIELLARS » (peut-être une déformation argotique d’un village appelé Villars dans les environs), « OCÉANE ».

Mise à part la réfection grossière en parpaings d’un escalier originellement en béton avec une rampe en fer forgé et une signalétique à l’écriture maladroite « STOP AUX CROTTES DE CHIEN » réalisée avec deux couches successives de marqueur indélébile, vert puis noir, sur un couvercle de pot de peinture de 10 litres et clouté à un poteau électrique circulaire en bois, la Cité Bata est intacte, exempte de modifications visibles ou de traces d’usage des habitants.

Deux modèles de cabines téléphoniques en miroir sur les deux parties du site : l’une, hexagonale, devant le portail de l’usine, est hors service ; l’autre, parallélépipédique, au milieu de la Cité Bata, est toujours fonctionnelle.

Clairsemant la Cité Bata, des jardinières géométriques, hexagonales et parallélépipédiques.

Le site de Bataville s’étend sur deux communes mitoyennes ; en témoigne ces vitrines pour affichage administratif accolées, avec chacune leur taille, leur sens d’ouverture et leur chapeau indiquant les noms des communes : MOUSSEY écrit en typographie bâton grasse et bleue, et RECHICOURT LE CHATEAU écrit en typographie bâton condensée verte.

Sous le porche d’entrée de certains logements collectifs de la Vieille cité, la signalétique nominative est doublée : LES LILAS et LES GENETS gravés en capitales blanches sur des plaques rectangulaires en PVC noir deviennent Résidence les Lilas et Résidence Les Genêts sérigraphiés en camaïeu orange et gris sur plexiglas transparent et entouré de quelques bulles, déclinaisons du logo Moselis. Elle indique une prise de relai, de Bata à l’Office Public de l’Habitat Moselis, de la gestion et de la maintenance des immeubles d’une génération à l’autre.

Sur les flancs des logements collectifs LES GENETS et LES LILAS de la Vieille cité, les carreaux de mosaïque absents dessinent des motifs pareils à des glitchs numériques.

Discrètement apposée sur le flan de l’ancien foyer social, un plaque « Monument historique » vient attester de l’entrée du site industriel dans une phase de conservation et de valorisation.

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