En 70 ans de conquête spatiale, nous avons réussi à installer en orbite des laboratoires de recherche, marcher sur la Lune et presque banaliser le voyage stellaire. Aujourd’hui, alors que s’annoncent les premiers vols touristiques, une expédition vers Mars ou encore l’installation de stations privées en orbite, le projet Distiller du designer Octave de Gaulle se penche sur les formes et objets qui accompagneront la civilisation de l’Espace.
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Depuis notre rencontre en juillet 2014, le projet d’Octave de Gaulle a connu d’importants développements. Le jeune designer présente ceux-ci dans Civiliser l’Espace, une exposition organisée au Musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux (MADD), du 11 décembre 2015 au10 avril 2016. Foncez-y.
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Strabic : Dans quel contexte s’inscrit ce projet ? Pourquoi un jeune designer décide-t-il, aujourd’hui, de se tourner vers le spatial ?
Octave de Gaulle : Le programme Distiller est né à l’occasion de mon projet de fin d’études à l’ENSCI - Les Ateliers. En ce moment, le spatial me fascine parce qu’il est un champ de la création industrielle très particulier : il y a d’un côté les objets que nous produisons pour véritablement aller dans l’Espace et y vivre quelques temps, et de l’autre tout ce que le spatial inspire sur Terre dans le design, la mode ou encore le cinema depuis les années 70. Le contraste entre ces deux mondes est saisissant !
La réalité du voyage spatial, ce sont des formes très brutales, conçues bien souvent par des ingénieurs militaires. On est à mille lieues des formes glamour du Space Age, des robes d’André Courrèges ou des fauteuils d’Eero Aarnio.
L’objectif du programme Distiller n’était pas de réunir ces deux mondes, mais simplement d’imaginer pour l’Espace des environnements moins austères, des formes plus ergonomiques, adaptées au contexte particulier de la vie en apesanteur. Aussi, les projets que nous avons développés avec Distiller se situent quelque part entre les solutions parfois très spartiates qui existent déjà et les fantasmes formels qui peuplent notre imaginaire collectif. Ils n’appartiennent à aucune de ces deux familles : ils se veulent avant tout fonctionnels, pratiques et réalistes.
Présentation du projet Distiller lors des portes ouvertes de l’ENSCI, en 2014. Crédits photo : Matthieu Barani
Un designer qui décide de s’adresser aux spationautes, c’est peu courant, c’est assez ambitieux et ce d’autant plus dans le cadre d’un projet de diplôme. Comment tes recherches ont-elles été accueillies ?
Au début, j’admets que les gens autour de moi trouvaient l’idée un peu farfelue. Aujourd’hui encore d’ailleurs… Mais l’ENSCI est un endroit assez formidable pour ça, très ouvert et stimulant. À terme, le projet n’est d’ailleurs pas si fantaisiste qu’il n’y paraît et il a été très bien reçu. D’autre part, c’est vrai qu’on n’a pas l’habitude de voir des designers plancher sur les problématiques extraterrestres, et d’ailleurs – si l’on excepte la participation de Loewy au Skylab de la NASA – ils y sont rarement invités. Pourtant, il est évident que les designers occuperont au côté des ingénieurs, une place importante dans le dessin des futurs environnements spatiaux. Car ceux-ci n’auront, je pense, rien à voir avec ceux que l’on connaît aujourd’hui.
D’abord parce que le contexte est en pleine mutation : nous vivons une révolution dans le domaine du voyage spatial et celle-ci implique des changements radicaux.
La conquête de l’Espace que mes grands-parents ou même mes parents ont connu n’a rien à voir avec celle qui s’annonce pour les décennies à venir.
Ceux-ci ont vu s’envoler des militaires, puis des scientifiques. Ils ont vu l’installation de bases stratégiques, de laboratoires, ils ont connu les grands exploits, ils ont vu s’envoler les pionniers et naître les héros. Notre génération, en revanche, verra se démocratiser considérablement l’accès à l’Espace. Il suffit de regarder le nombre grandissant d’entreprises spatiales privées ou le développement fulgurant de l’aviation spatiale civile pour se convaincre de la réalité du tourisme spatial. D’ici peu, les civils franchiront aisément et régulièrement les quelques 150 km qui nous séparent des orbites terrestres.
Or, ces nouveaux voyageurs auront d’autres besoins et d’autres désirs que les professionnels, qui aujourd’hui occupent le plus clair de leur séjour à travailler. Ils auront aussi d’autre réflexes et d’autres modes de vie. Dans ce contexte, les environnements spatiaux hérités d’un âge où la survie était le maître-mot sont lentement amenés à disparaître. Les industries navales, automobiles ou aéronautiques ont d’ailleurs connu de semblables mutations. Aussi, civiliser l’Espace implique de réfléchir à de nouvelles solutions formelles qui permettront d’emmener non seulement du confort mais aussi des rituels et des habitudes terrestres. Dessiner ces expériences, imaginer une ergonomie de l’Espace ou définir le confort, l’épanouissement des voyageurs et la convivialité à bord sont donc autant de défis que le designer peut et devra relever.
Repas dans le module Unity de l’ISS. Image : Wikipedia.
À ce titre, le programme Distiller est une sorte de recherche à long terme. Avec méthode et loin des clichés formels de la science-fiction, nous cherchons ces nouveaux critères d’ergonomie, d’usage et d’intuitivité qui soutiendront les expériences à venir de la vie dans l’Espace. Les projets se nourrissent à la fois d’une large documentation spatiale, mais aussi de principes scientifiques, d’expériences physiques, d’aller-retours entre dessins, tests et protoypages à l’échelle.
Tu évoques un véritable “programme de recherche à long terme”. Es-tu seul pour mener à bien celui-ci ?
Là-haut, l’absence de gravité installe une lutte constante entre l’homme et son environnement. La plupart des objets – conçus sur Terre – deviennent gauches et malhabiles lorsque le sens, le poids, l’équilibre et les plus élémentaires lois de l’ergonomie disparaissent.
La vie dans une station spatiale peut donc s’avérer infernale : on ne peut rien poser, les objets flottent, les formes n’ont ni haut ni bas.
Distiller est un programme à long terme en ce sens qu’il est avant tout une recherche fondamentale sur l’apesanteur : nous cherchons et cataloguons ce qui fonctionne lorsque la gravité est absente de l’équation, et comment concevoir des formes alors que les principes fondamentaux du design sont à remettre en question. Et il ne s’agit pas seulement de s’accommoder de l’apesanteur, mais aussi et surtout de tirer profit d’autres forces physiques qui deviennent gouvernantes. Je pense notamment à la capillarité, qui est largement inhibée par la gravité sur Terre mais qui devient dominante en apesanteur. Ces phénomènes sont autant d’opportunités nouvelles qu’il faut embrasser, qui dictent de nouveaux principes de conception et offrent des solutions intéressantes vis-à-vis de nombreux produits.
Trouver de telles solutions implique une vaste documentation bien sûr, mais aussi des expertises particulières et la réalisation de nombreux tests de fonctionnement. Hormis le concours ponctuel de spécialistes, trois autres designers ont ainsi participé au programme Distiller : Matt Sindall qui fut le directeur du projet à l’ENSCI, mon frère Basile de Gaulle et son associé Romée de la Bigne.
Pourquoi s’être d’abord concentré sur un service à vin ?
L’alcool est présent dans les stations spatiales depuis toujours, et de nombreux documents d’archive en témoignent. Mais s’il existe des dispositifs pour le transporter ou l’ingérer en apesanteur, rien ne permet vraiment de “boire un verre” comme sur Terre. Or, c’est précisément cette expérience éminemment culturelle, centrée autour de la conversation et du partage, qu’il faut emmener là-haut.
Les astronautes de la mission MIR EO 23 partageant une bouteille de Cognac après avoir maîtrisé un incendie, à bord de la station Mir (1997).
Le problème posé par l’alcool en situation de confinement se révèle assez comparable à celui rencontré dans les sous-marins. S’il est interdit à bord, comme c’est officiellement le cas dans les sous-marins ou la station spatiale internationale, le personnel naviguant en consomme en cachette, souvent seul. Les conséquences sur le moral peuvent alors être désastreuses et la convivialité à bord inexistante.
Un officier sous-marinier français nous a ainsi expliqué qu’à bord, au lieu de balayer sous le tapis le problème de l’alcool ou de l’interdire, il encadre la consommation afin qu’elle reste sociale et raisonnable.
Dans l’Espace, aucun dispositif ne permet réellement le partage convivial d’un verre, pourtant bienvenu lorsque se croisent parfois une dizaine d’astronautes venant de pays différents. À bord des stations spatiales actuelles, ce sont une bouteille en plastique et une paille qui permettent aux spationautes de “boire un verre”. Or, si la forme de la bouteille est inadaptée lorsqu’il s’agit de la vider, la paille ne laisse pas l’arôme se dégager jusqu’au nez. D’autre part, ce dispositif de fortune n’autorise en aucun cas de servir la boisson, de la partager ou de trinquer. Tour à tour, les convives se passent donc un “calumet de plastique”.
Le premier projet est donc un service à vin, qui permet de retrouver pleinement l’arôme et le plaisir d’une expérience conviviale.
Ceci étant établi, comment tes premiers objets ont-ils pris forme ?
Le défi formel dans ce projet était d’arriver à servir le vin, à le partager. En effet, on ne peut pas verser en apesanteur et il était exclu de proposer des dosettes, qui auraient donné le sentiment d’être rationné – ou pire médicamenté. Dès lors, nous avons imaginé une bouteille et des verres autour de ce geste du service.
La bouteille est inspirée des réservoirs d’appoint de carburant pour satellites. En effet, avec la gravité disparue, c’est la capillarité qui devient la force en puissance dans la gestion des liquides : certaines formes ou surfaces comme les arêtes ou plis vont attirer le liquide, d’autres le repousser. Ici, un pincement progressif de la paroi de la bouteille permet au liquide d’être constamment disponible au niveau du goulot, et ainsi de ne jamais flotter librement dans la forme.
Extrait du brevet EP0434554 B1 de Denis Louis Baralle : réservoir à effet capillaire de coque.
On appelle ce phénomène capillaire “l’effet de coin”. Pour ne présenter que cette seule arrête, la bouteille devait être de forme sphérique ou torique (en forme d’anneau). Pour des raisons ergonomiques, c’est cette dernière que nous choisissons. Rempli sur Terre et stocké à plat, le tore a l’avantage d’être facilement préhensile ou accroché en apesanteur.
L’objet est réalisé en polycarbonate et silicone (notamment utilisés pour les biberons) – le verre étant interdit et inapproprié du fait de sa tension superficielle.
Cela a dû t’obliger à repenser également le bouchon…
Effectivement, car il est déterminant dans le service. Que le vin aille jusqu’au goulot, ce n’est pas tout, il faut encore qu’il puisse sortir et que l’on maîtrise le débit. Le bouchon est constitué d’une lèvre en silicone qui s’ouvre sous la pression des doigts, libérant ainsi le liquide. Alors qu’un bouchon rapporté pourrait dériver et se perdre, ce système reste systématiquement fermé lorsqu’on ne le sollicite pas et s’ouvre plus ou moins selon la pression. On retrouve ainsi une modularité dans le débit semblable à celle que l’on éprouve en inclinant plus ou moins une bouteille sur Terre.
Lorsqu’on ouvre le bouchon, une bulle de vin se forme au niveau du goulot. Elle s’échappe et flotte lorsqu’on cesse d’exercer une pression. On se retrouve alors avec une bulle de vin semblable à celle du capitaine Haddock lors de son célèbre voyage vers la Lune.
Pourquoi ne pas rompre totalement avec les codes de la bouteille “terrestre” ? Pourquoi avoir gardé la couleur verte ou encore les codes classiques de l’étiquette ?
Ces codes sont très importants, puisqu’ils sont les derniers éléments qui rappellent que cet objet est une bouteille. Ils sont en quelque sorte les vestiges de la bouteille terrestre et permettent intuitivement de comprendre cette forme – relativement étrange pour un Terrien – et surtout son utilité. C’est là tout l’enjeu du programme Distiller en vérité : qu’est-ce que l’on emporte des formes terrestres ? Que doit-on au contraire laisser sur Terre ? Ici, ces signes permettent de conserver un rapport familier à l’objet et n’entravent pas son fonctionnement. Leur présence est donc importante.
Qu’en est-il du verre ?
Le verre devait donc permettre d’attraper la bulle produite par la bouteille et de la porter à ses lèvres sans qu’il s’agisse d’une acrobatie périlleuse. Cette fois la forme est inspirée d’un protocole expérimental réalisé sur l’ISS où, pour contrôler et immobiliser des sphères d’eau, l’astronaute Don Pettit utilise des boucles de fil d’acier. À la suite de cette observation, nous dessinons, prototypons et testons de nombreuses variantes.
Le verre se compose d’une tige surmontée d’une forme circulaire en acier émaillé. À l’extrémité de celui-ci, deux lames fines d’acier se superposent, formant une anche propice à accueillir la bouche. Ici, un jeu de différents matériaux empêche le vin d’aller le long du manche recouvert d’un revêtement hydrophobe et l’oblige à occuper tout l’anneau. En effet, l’émail recouvrant ce dernier lui confère une tension superficielle particulièrement hydrophile. D’autre part, l’émail étant une fine pellicule de verre, il offre à la bouche un contact et un goût neutres et bien connus de tous.
À l’inverse des outres utilisées aujourd’hui pour boire en apesanteur, cet objet est une sorte de squelette pour la bulle de vin. Contrairement aux poches fermées, ce verre permet aux arômes de s’échapper librement. Par son dessin, le nez est placé comme sur Terre, au-dessus du liquide.
Comment, avec tes moyens et ici-bas, sur Terre, as-tu pu faire des tests fiables ?
Tout au long de ce projet, de nombreux protocoles de test sont élaborés. Ils permettent tantôt de trouver des solutions, tantôt de valider des hypothèses, des dessins ou des principes physiques. Ainsi, les prototypes que nous produisons sont sans cesse soumis à vérification. Provoquer l’apesanteur en chute libre, ou encore simuler le comportement d’un liquide manipulé dans l’espace sont des étapes essentielles pour une conception sur Terre. Elles guident le projet par la confrontation, loin des stéréotypes formels qui s’en tiennent à l’évocation et au fantasme.
Inspiré des tests Aurora réalisés en 1960 par la NASA, le dispositif de test Reichelt, par exemple, nous permet notamment de valider l’hypothèse de l’effet de coin. Sorte d’obus destiné à la chute libre, il contient une caméra et un système d’éclairage permettant de filmer les prototypes de bouteilles durant la chute. Lorsqu’il atteint une certaine vitesse, les objets placés à l’intérieur se trouvent en état de micropesanteur pendant quelques secondes. Nous avons lancé plusieurs fois l’obus Reichelt : des falaises d’Étretat d’abord, puis depuis le toit de mon immeuble ou encore celui de l’école… Bien sûr, il a fini par s’écraser ! Mais nous en avons construit un autre, et à la fin, les preuves du fonctionnement de la bouteille étaient là !
Si l’on suit ta logique, c’est toute la station spatiale qu’il faudrait repenser.
Effectivement, le programme Distiller a vocation à repenser plus que de simples objets. Et le second projet en cours est donc un système d’aménagement intérieur visant à faciliter la mobilité, le stockage de petits objets et, surtout, mettant fin à la dérive des corps dans l’habitacle.
Au sein de la station spatiale internationale, seuls deux modules sont plus ou moins dédiés à la vie de l’équipage, au repas et autres activités communes. À les observer, on s’aperçoit vite que la vie à bord est loin d’être aussi confortable qu’on l’imaginerait. Le moindre petit objet nécessite une sangle, un velcro ou un morceau de ruban adhésif. Les déplacements de l’équipage sont tributaires de poignées disséminées partout dans l’habitacle, et il faut même s’encorder – ou se ceinturer – pour rester assis à une table. Là où sur Terre nous pouvons poser un objet, ici nous ne pouvons plus rien confier à la gravité.
Ce second projet est une déclinaison de l’effet de coin – précieux dans la gestion des liquides – à l’échelle des corps et des objets. Il s’agit d’un aménagement inspiré des habitacles de voitures, où tissus techniques et mousses polyuréthanes permettent de créer des volumes souples entre lesquels il devient possible de coincer quelque chose.
Coincer sa jambe pour rester en place, ses genoux sous une table mais aussi ses coudes, sa main ou n’importe quel objet. Ce système permet de ne plus s’embarrasser de sangles dans l’habitacle en installant de l’intuitivité dans la gestion de son propre corps comme des objets. Il est, en quelque sorte, un premier pas vers le confort en apesanteur.