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Memorias consilium in memoria.
Tout a brûlé.
Il ne reste rien de la maison.
Sauf moi,
mon pyjama,
et mon ordinateur portable (s’il a survécu au choc quand je l’ai entraîné dans ma fuite en sautant par la fenêtre...)
Dans mon malheur, j’avais oublié de déprogrammer le réveil. Quand il m’a extirpé de ma léthargie, les flammes léchaient déjà la porte de la chambre et la fumée s’infiltrait de toutes parts. Je n’ai pas demandé mon reste : sans prendre le temps de la réflexion, j’ai saisi l’ordinateur qui traînait au pied de mon lit et me suis faufilé par la fenêtre pour me réfugier sur le toit du magasin voisin. Quand les pompiers sont arrivés, je n’espérais plus rien. Le feu gagnait le toit tandis que les poutres embrasées s’effondraient sur ce qui appartenait déjà à mon passé. Au petit matin, il ne restait de la maison qu’un squelette carbonisé encore fumant, au milieu duquel se dressait avec ironie la cloison de la salle de bains, tout auréolée du carrelage que je venais de poser la veille.
Je ne crois pas au destin.
J’ai pourtant considéré l’incident comme un signe et l’intervention salvatrice de ce réveil comme un symbole. J’ai saisi l’occasion pour quitter la région et aller m’installer ailleurs, sans cartons à emballer ni camion à louer. Juste mon ordinateur, quelques effets personnels achetés à la va-vite et un gros chèque de l’assurance à titre de dédommagement. Je croyais m’en tirer à bon compte : qui n’a pas rêvé de tout plaquer pour aller refaire sa vie ailleurs ? Débarrassé des contingences matérielles, je pouvais envisager sereinement de remettre les compteurs à zéro et de réinventer ma vie. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu. Quand mon train est arrivé dans ma nouvelle ville d’adoption, un vieux refrain tournait en boucle dans ma tête, une chanson de Philippe Chatel qui passait sur les ondes quand j’étais petit :
« J’voudrais partir avec mon adresse
J’voudrais m’enfuir sans rien laisser
Tout quitter mais tout emporter
Tout quitter mais tout emporter
Avec ma maison sur le dos
Comme un escargot »
Bizarrement aujourd’hui, les paroles prenaient un nouveau sens. De maison il n’y en avait plus, et c’était une coquille vide que je me trimballais sur le dos. Je croyais avoir tourné une page et m’apprêter à en écrire une nouvelle : en réalité, j’avais perdu le fil de ma propre histoire et j’étais incapable d’en retrouver l’amorce.
Je ne suis pas plus sentimentaliste que fataliste. Je n’étais certainement pas disposé à croire que mon histoire avait disparu en même temps que mes albums photos, ma bibliothèque et mes bibelots. Pourtant, le confort très relatif de mes fauteuils usés, l’odeur des placards brinquebalant de ma cuisine ou même la simple vue des livres que j’avais collectionnés toutes ces années, eh bien tout cela me manquait cruellement.
J’ai bien essayé de meubler ma nouvelle maison en essayant de retrouver l’âme de l’ancienne, mais en vain. L’assise des fauteuils ne portait l’empreinte d’aucune forme, les placards sentaient la cellophane du magasin et les livres ne racontaient rien d’autre que ce que les contenus imprimés voulaient bien en dévoiler. J’avais beau tenter de reconstruire mon univers dans ma nouvelle maison, celle-ci restait aussi étrangère...
J’avais perdu le fil mais j’étais toujours là, sonné mais entier. De mon ancienne vie, il ne restait que des souvenirs, des émotions et des sensations que plus rien ne pouvait éveiller puisque tout avait brûlé. À défaut de pouvoir me consoler sur du tangible, mon ordinateur conservait des traces de mon ancienne vie : un amas de dossiers, qui ouvraient sur d’autres dossiers, qui eux-mêmes renfermaient des dossiers et des fichiers au gré des arborescences. Je ne sais pas quel mot employer pour décrire cet amoncellement de textes, de photos, de mp3 et de vidéos qui peuplaient mon ordinateur : j’ai pensé à « fatras », « capharnaüm », « spirale », « puzzle » mais je crois que le terme le plus approprié reste sans doute « labyrinthe ». Le disque dur contenait çà et là des logins et des mots de passe sauvegardés qui ouvraient sur des boîtes mails et des pages perso, constellées de contenus et de liens vers de nouvelles pages. De fractal, mon problème était devenu exponentiel. La somme de mes octets n’avait pas de limite et il m’apparut bientôt que mon travail de collection s’apparentait à une tâche aussi vaine que celle de ranger Internet ▼.
Provisoirement sans emploi, passablement désœuvré et manifestement déboussolé, j’entrepris de retrouver le fil de mon histoire en m’appuyant sur la seule matière qui résiste à l’épreuve de l’usure et du feu (comme je l’appris à mon corps défendant) : le numérique. Si ma nouvelle maison devait brûler, eh bien elle n’emporterait pas avec elle la somme de mes souvenirs. Ceux-ci seraient bien gardés dans des fichiers de plusieurs giga-octets stockés en plusieurs exemplaires dans des entrepôts de données situées aux quatre coins de la planète.
Restait à savoir comment organiser ce matériau...
Ma nouvelle histoire commence donc ici.
Voilà plusieurs jours que je suis entré dans un
L -------- A
---il------B
-suffisait-Y
----de-----R -------- I
-----ne---------------N
---pas-y--------------T
—entrer---E -------- H
dont j’ignore s’il possède une ISSUE,
plusieurs jours que j’essaie d’attraper ce fil, d’apprivoiser cette mémoire, de formaliser cette trace et de l’emprisonner dans mon ordinateur. Je sais ce que vous pensez : je suis devenu fou. Quelle prétention que de vouloir formater la mémoire – cet objet plastique, mouvant et imprévisible – dans une architecture aussi froide et rigide que celle d’un ordinateur ! À vrai dire, je ne prétends rien. L’entreprise est truffée de jeux de mots, de doubles sens et de chausse-trappe... et j’aime le défi.
Puisqu’il s’agit de formater une mémoire, de sauvegarder des traces et d’organiser des contenus, eh bien allons-y à pieds-joints. Après tout, il ne me reste que ma tête et mon ordinateur, alors autant m’en servir.
La tâche paraît impossible à entreprendre tant elle est colossale, informe et, disons-le, vaine. Pourtant, quand j’ai ouvert mon ordinateur pour m’y atteler, une image est tout de suite venue frapper mon esprit. L’image de Jeanne, cette héroïne d’Une vie de Maupassant qui, à la fin de sa vie, essaie de retrouver la trace de chaque jour qu’elle a vécu en questionnant les calendriers qu’elle a rangés dans son grenier.
Dissoudre la mémoire dans une timeline. Le raccourci est tentant. J’ai commencé à jeter quelques mots sur mon traitement de texte (vous l’aurez sans doute remarqué, je raisonne beaucoup par les mots) :
- mémoire
- raconter son histoire
- archiver
- matérialiser le fil
- comment se raconte-t-on ?
- des textes, des photos, des vidéos, des fichiers
- que devient le diary à l’ère du numérique ?
Me voilà bien avancé, je viens de réinventer le blog...
Bon, il va peut-être falloir faire des concessions. J’ai repensé à feu mes carnets et j’ai convenu qu’il était difficile d’envisager un journal sans une feuille de papier et un crayon.
On m’avait souvent rebattu les oreilles avec cette idée selon laquelle « la main [était] le prolongement naturel de l’esprit, [que] le clavier [était] une entrave à l’expression et [que] rien n’[égalait], finalement, la spontanéité du geste ».
...
bla bla bla
bla bla bla
bla bla bla
...
Emporté par mon élan nostalgique (mais quand même un peu freiné par mes digressions googueulesques), j’ai fouillé le web et j’ai fini par retrouver - non sans mal - la seule photo qu’il reste de mes carnets, le vestige d’un workshop culturel au Musée des Arts Décoratifs.
-> j’ai dû faire une fausse manipulation en retaillant l’image, mais en gros, l’idée est là
Bref, l’exemple tombe un peu à plat, mais le principe est limpide : combiner les avantages du numérique (le caractère intangible, les capacités de stockage, l’animation, l’interactivité) et du papier (la spontanéité, la sensualité, le toucher).
J’ai imaginé une sorte de livre ouvert, dont la moitié gauche serait un bloc papier et la moitié droite un écran tactile à encre électronique. En somme, les avantages de l’un sans les inconvénients de l’autre (et réciproquement). Avec un crayon de graphite, je peux
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avec un stylet, je peux
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Bref, tout devient possible :
Pas de doute, les possibilités combinées du papier et du numérique sont infinies.
À partir de là, je dois avouer que je me suis tordu la tête dans tous les sens. Comment fait-on pour feuilleter le papier tout en utilisant l’écran ? À quoi pourraient ressembler le crayon et le stylet ? Ne peut-on pas eux aussi les hybrider en un seul objet ? Si le numérique a une vocation d’archivage, comment transfère-t-on les pages du carnet papier vers l’écran ?
Ça commençait à chauffer : je commençais à perdre le fil de ce qui devait m’aider à le retrouver... J’ai commencé à envisager d’intégrer le réseau dans mon écran : ne pouvait-on pas synchroniser la partie numérique de l’agenda avec les réseaux sociaux ?
En 2012, l’individu n’est-il pas la somme des réseaux auxquels il appartient ? (ce n’est pas moi qui le dis)(mais perdez cette fâcheuse habitude de croire tout ce qu’on vous dit)
L’individu n’est-il pas une formidable machine à
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?
Allez, tant qu’on y est, ajoutons la géolocalisation, et tout est en place.
Plantons le décor.
Imaginons.
Brainstormons !
Je me balade dans la montagne, l’instant est magique.
J’utilise la feuille numérique pour prendre une photo du paysage.
J’utilise le carnet papier pour noter mes impressions.
Le dispositif commence sa lourde tâche de
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ce magma d’informations...
Le résultat est... un peu confus.
Je ne suis pas certain que cet assemblage d’informations soit le reflet de mes souvenirs. Quand je repense à cette balade, je ne vois pas forcément le paysage, mais simplement la maison en bas de la vallée où j’ai mangé
sur le chemin du retour.
Il faut être réaliste, mon projet numérique n’avance pas beaucoup. Plus je tente d’imbriquer ma mémoire dans un support numérique, plus celle-ci m’échappe par le jeu de ses associations ▼.
Implacable, le numérique convertit sans relâche la moindre de mes sensations en une procession de 0 et de 1.
À peine apparaît-il à l’écran que le souvenir ne m’appartient plus : déjà il est digitalisé, converti, formaté, downloadé, uploadé, dupliqué, copié, collé, échangé, mailé, sauvegardé, twitté, retouché, photoshopé, blogué, exporté, vectorisé, filtré, répliqué à l’infini. La persistance du numérique sur ma rétine ne parvient pas à rivaliser avec la saveur de mes approximations analogiques.
La tarte à la myrtilles se transforme en JPG, et avec elle le portrait de ma grand-mère se brouille dans une danse d’octets.
La perfection de la capture numérique d’un son ou d’une image n’a rien à voir avec le souvenir. Je me rappelle avoir lu un petit livre, qui commençait ainsi :
J’ai écrit cette phrase, je l’ai lue, relue, puis encore relue, et les associations sont venues d’elles-mêmes. Un mot en entraînant un autre, les phrases se démantelaient, se reconstruisaient et me livraient l’accès aux tréfonds de ma mémoire.
?????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????
Je pense avoir eu une idée assez parfaite pour ranger Internet. Tout le monde se plaint de perdre du temps avec les moteurs de recherche, alors qu’il est si facile de trouver ce que l’on cherche dans un dictionnaire. Comme j’avais quelques heures à tuer hier soir, j’ai commencé à écrire le dictionnaire d’Internet. J’ai tapé une à une les vingt-six lettres de l’alphabet et ai noté les suggestions de Google. Je pense tenir là une bonne base pour échafauder le livre.
-> est-ce qu’il faudra l’imprimer ?
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Bien sûr, ça reste un premier jet. Il y a bien la quiche lorraine dans le dictionnaire, mais rien sur la pizza ni sur Didier Barbelivien. Je pense qu’il faudrait rédiger un deuxième niveau de dictionnaire en tapant des couples de lettres : AA, AB, AC, AD... comme sur les plaques d’immatriculation.
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Ça marche assez bien pour la pizza, mais pas pour Didier Barbelivien. Il va peut-être falloir taper plusieurs lettres, ça risque d’être un peu fastidieux.
EDIT N°1 : j’ai pas encore eu le temps de creuser le dictionnaire ce week-end... je me suis rendu compte que je ne connaissais rien ni à cgos, ni à wawamania, ni à jmm, alors je me suis accordé un peu de temps pour voir de quoi il retournait.
-> penser à noter l’intérêt des mots pour ne pas noyer le lecteur
EDIT N°2 : pour que Google suggère Didier Barbelivien, il faut taper "didier b". Ça risque d’être compliqué pour faire un dictionnaire exhaustif avec le requin blanc et la synthèse de l’ammoniac. À voir...
EDIT N°3 : Catastrophe ! Avant de me coucher hier soir, j’ai vu que Yahoo et Bing ne proposaient pas le même dictionnaire !
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-> penser à aller voir les dictionnaires de YouTube et de DailyMotion... :(
Il y a peut-être une approche thématique à creuser (?)
-> en plus de noter l’intérêt des mots, ajouter des tags ?
-> qui est alassane ouattara ? ▲
Mais comment n’ai-je pas pensé plus tôt à cette histoire d’associations ?
La mémoire humaine, c’est une affaire de madeleines. On va chez sa grand-mère, on trempe une madeleine dans le thé, on mord dedans... et hop, on se retrouve dix ans en arrière.
Toujours cette histoire de raccourcis...
Nul doute que ce fatras de 0 et de 1 qu’on trouve sur Internet est fait du même bois. Je ne parle pas des hyperliens, non... Les hyperliens, ce sont les internautes qui les ont ajoutés, ce sont des associations purement subjectives qui n’engagent que ceux qui les créent. Moi, je vois tout autre chose : des associations que la machine fait toute seule, le produit de sa digestion, sa vision du monde, sa vie autonome, les parcours qu’elle trace sur Internet sans que personne ne l’aide...
J’ai essayé de tracer ces chemins.
Comme un dictionnaire, mais itinérant.
Ou plutôt erratique, en fait.
J’ai commencé par taper "mémoire", dans Google, pour voir les associations que faisait la machine :
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L’amorce est intéressante. J’ai poussé plus loin. J’ai ouvert une nouvelle fenêtre, et j’ai commencé à suivre les sillons de la machine.
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Quand je suis arrivé à "nuls bouteille de lait", j’ai eu un doute. Je ne voyais pas bien le lien entre le fait d’être nul et une banale bouteille de lait.
J’ai interrogé la machine, et elle m’a renvoyé vers ça.
OK, ça y est, je me souvenais. Je n’avais pas fait le lien immédiatement, mais l’association me semblait pertinente.
Bon, je sais ce que vous allez me dire : les associations ne sont pas des abstractions informatiques, ce sont des agrégations de recherche faites par tout le monde. Et après ? Il n’y a rien de plus impersonnel que ce tout le monde. Tout le monde, c’est personne. Tout le monde condense l’essence de l’internaute, qu’il soit un retraité de la Côte d’Azur ou un geek de Montréal.
-> pour le moment, je me limite au web francophone
Sûr de mon fait, j’ai rehaussé mes ambitions. J’ai effacé mes recherches, et j’ai repris ma cartographie sur un format animé dans l’idée de voir les chemins se dessiner entre les mots au fur et à mesure des associations.
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-> il émane de cette animation un effet guirlande de Noël que je n’avais pas prévu
-> je n’avais pas non plus prévu qu’il y ait autant de croisement entre les informations... je suis un peu inquiet à l’idée que le cerveau humain puisse être aussi complexe
EDIT N°1 : Le chat du voisin pousse des miaulement rauques depuis le coucher du soleil. À deux heures du matin, je tournais toujours dans mon lit en repensant à cette histoire d’associations d’informations. En fait, je tournais en boucle sur la même question...
J’ai trouvé la réponse un peu succincte (il ne parle que des informations visuelles), mais bon, ça donne un ordre de grandeur.
EDIT N°2 : "L’hyperlien dans le web comme miroir des associations mentales"... : j’étais parti pour débrouiller un fil, je viens de fabriquer une pelote de déjection.
EDIT N°3 : Je n’ai pas abandonné l’idée de tirer quelque chose de ces graphes. En cherchant des outils d’analyse, je suis tombé sur des travaux de lexicographie. Apparemment, les chercheurs comparent les champs lexicaux de différents auteurs classiques afin d’évaluer leurs différences ou, inversement, de voir si l’œuvre de l’un ne pourrait pas avoir été écrite par l’autre (le débat porte sur Corneille et Molière). Je n’ai pas tout saisi, mais je trouve leurs représentations intéressantes :
On dirait un mélange des Cent mille milliards de poèmes de Queneau et des Calligrammes d’Apollinaire.
-> à creuser▲
bla bla bla
bla bla bla