En avril 1963, paraissait un numéro spécial de l’Esthétique Industrielle intitulé La création architecturale et son orientation. Un questionnaire en trois points avait été envoyé par la rédaction –Claude Parent en tête - à plusieurs architectes, portant sur : « l’évolution et le devenir de la cellule d’habitation », « l’inter-réaction plan-façade », et enfin « la vitalité et l’influence de l’architecture de recherche ».
Parmi la série de réponses publiées, nous retranscrivons ici la prose d’André Bruyère, qui disait ailleurs : « L’architecture est pour moi la façon de mouler une tendresse sur une contrainte. »
« C’est avec curiosité que je vais, pour ma part, répondre à l’enquête de cette revue :
LA CRÉATION ARCHITECTURALE ET SON ORIENTATION.
Curiosité, parce que cette vaticination à laquelle je cède va être un jeu, le jeu par excellence, étant bien entendu que, pour s’acquitter, dès l’entrée, de la conclusion, je déclare pour inéluctable qu’on a ce qu’on mérite. Comme création (ou inertie), comme architecture (ou son ombre), comme orientation (ou égarement). Ni la morale chrétienne, ni la méchanceté ne me rendent si formel, mais tout comme à partir de la maturité, il faut admettre qu’on a le visage qu’on mérite, il en va de même pour l’architecture qui est une réaction assez élémentaire, mesurable, prévisible, comptable, déterminée, conditionnée, prédéterminée, et précontrainte, relative, constante, des circonstances de son avènement – et tout compte fait, l’expression d’un stade de régression, de stagnation ou de progrès – d’évolution, ou de non évolution.
FORT EN THÈME ?
Le thème proposé mériterait 5 volumes, un bulldozer, de la pertinence et au moins le C.N.R.S., mais ne disposant d’aucun de ces articles, je vais avoir le comportement d’un plongeur sous-marin nu, mais armé, et le hasard me fera, dans le bleu, piquer le mérou ou la langouste de la création architecturale.
Je me sens d’autant plus enclin à piquer que cinq mille confrères, dites-vous, seraient susceptibles de lire cet article et que parler de corde au pendu, c’est très instructif.
Autrefois, on a pu entendre bêtement que le pays était en retard d’une guerre dans sa pensée logistique. En matière d’architecture, on peut prétendre, partiellement à tort seulement, que la plupart des réalisations peuvent être tenues comme en retard d’une époque de Le Corbusier. Victor Hugo a déclaré n’avoir pu dépasser la quatrième page de Stendhal en raison de l’ennui que cette lecture lui apportait, et nous voudrions que les cinq mille architectes, dont pas un ne se prétend Victor Hugo, soient cependant à même de déchiffrer les possibilités d’une époque ?
US ET COUTUMES
Il est bien évident que le code de la culture et de la civilisation primaire nous est traduit sous la forme d’un vrac de règlements, peut-être quelquefois judicieux, mais qui, en protégeant la Société d’un inconvénient, provoquent le mal, en cela qu’ils généralisent de bonnes intentions qui, comme chacun sait, agrémentent et pavent l’Enfer.
MODES
Il y a des modes dans les salons des architectes comme dans les agences des coiffeurs : polychromie, rideaux-murs, trames, super-trames, recettes.
RÉGIMES POLITIQUES
Pas d’influence majeure sur l’architecture ; il n’est que de regarder pour s’en assurer. Les régimes ne modifient guère que le mode d’emploi ou de distribution, la Création.
ÉCONOMICO-POLITIQUE
Même plus souverain.
CLIMATIQUE
Folklore révolu.
ALORS QUOI ?
Mais que l’architecte s’épouvante de sa situation où il est plus libre qu’il ne l’admet, qu’il cesse d’invoquer sa servitude. Pour aller au vent de la création, il lui faudrait encourir l’espace de beaucoup de hasards, enfin choisir, le dos au mur et arbitrairement, ne pas se « faire une raison » de l’obstacle.
CE QUI EST IMPORTANT
Rien, bien sûr, si ce n’est quelque plaisir à créer, et non pas à diriger. Ce plaisir ne se pénètre que sur la trace de l’imagination, qui est un hasard assumé par le courage et la rigueur ; toute la plongée sous-marine est là.
MA RÉPONSE
Pas d’école, pas de maître : il n’y a pas d’école du rêve, il n’y a que la solitude.
L’unité commerciale du rêve est première, et si la technique se ramasse, le rêve s’offre. Il est parfum de la matière, il est l’essence volatile et fugace d’un avenir possible, tandis que le projet n’est que l’essence de la construction.
LITTÉRATURE
Comment se fait-il que le tricot ou la peinture soient assidument suivis par un cortège de critiques, en rang serré, tandis que l’architecture est dans le désert de la lettre, mais c’est bien fait pour elle.
VOUS DEMANDEZ : EXISTE-T-IL UNE ARCHITECTURE DE RECHERCHE ?
Il semble plus urgent de savoir s’il existe une architecture capable de se dispenser de la recherche ? Encore que recherche soit là un terme bien officiel et lourd, emphatique. Qu’est-ce que la « recherche » si ce n’est encore la démarche de l’homme ? Alors quel est l’homme qui recherche ? la voilà, la question.
L’ARBITRAIRE DIRECTION
La recherche, c’est l’arbitraire, sans quoi elle ne serait pas parée de tant de séductions et l’artiste tellement haï et envié de ceux qui ne mettent pas en œuvre l’arbitraire.
MONUMENT HISTORIQUE
Regardez les édifices classiques et combien ils auraient pu être différents de ce qu’ils sont ; on connaît les hasards de leur histoire, c’est là qu’est un certain trouble inhérent à leur création et de cette rigoureuse condition de leur venue, je veux dire ces hasards dont j’ai entendu dire qu’ils étaient même à l’abri d’un coup de dés : « jamais un coup de dés n’abolira le hasard ». Voilà la situation actuelle de la création architecturale et de son orientation. »
André Bruyère, architecte.